Monsieur le président, mes chers collègues, je vais pour ma part vous présenter les perspectives des nouvelles routes de la soie. Ce projet est particulièrement changeant, et dans ses dénominations, et dans ses contours. Les traductions de l'intitulé de cette politique chinoise « Yi dai yi lu » varient au fil du temps. C'est ainsi devenu « one Belt, one Road » -OBOR- « une ceinture, une route » où la ceinture est terrestre et la route maritime- puis, en 2017 « Belt and Road initiative » - BRI- traduite par l'Initiative des Nouvelles Routes de la Soie. Enfin, la logique d'installation de comptoirs commerciaux et de rachats ou de constructions de ports tout au long de ces nouvelles routes conduit également à les appeler le « collier de perles ». Ces changements de noms sont-ils la preuve que cette politique évolue pour prendre en compte les aspirations des pays qui la rejoignent ou pour coller à l'expansion des intérêts chinois ?
Loin de la route de la soie historique, les nouvelles routes de la soie déploient leurs itinéraires. Nous avons déjà parlé de l'Afrique dont Djibouti constitue l'une des portes d'entrée de l'Afrique de l'Est, avec deux chemins de fer vers l'Éthiopie. Nous avons également eu connaissance de nombreux projets de développement des nouvelles routes de la soie en Afrique de l'Ouest et du Nord, avec des infrastructures au Maroc et en Algérie (zones économiques et ports).
L'Amérique latine est également l'objet d'un nouveau développement de l'initiative chinoise. En janvier 2018 s'est tenue, à Santiago du Chili, la deuxième édition du forum Chine-CELAC (Communauté des États Latino-Américains et de la Caraïbe). Le ministre chinois des affaires étrangères est venu encourager la participation aux nouvelles routes de la soie. Plusieurs États, dont le Chili et la Bolivie, auraient annoncé leur intention d'adhérer à l'initiative des nouvelles routes de la soie. En 2017, les banques et institutions chinoises ont injecté 23 milliards de dollars en Amérique latine. Le Brésil, sur les 10 dernières années, aurait bénéficié de 46,1 milliards de dollars d'investissements chinois et 10 milliards supplémentaires d'acquisitions.
L'Arctique, si riche de ressources énergétiques, intéresse également la Chine, qui a obtenu en 2013, sans être un État du cercle polaire, le statut d'État observateur au Conseil de l'Arctique. Le 26 janvier 2018, la Chine a présenté son document de politique étrangère sur l'Arctique. Fidèle à sa stratégie d'influence douce ou soft power, la Chine est devenue pourvoyeur de capitaux dans la mise en valeur des ressources de la région ainsi que pour l'exploitation, très coûteuse pour les riverains, des futures routes maritimes. Le gouvernement pousse ainsi ses entreprises nationales à établir des consortiums avec les entreprises des États circumpolaires, en particulier dans le secteur minier au Canada et au Groenland. L'intensification de la présence militaire chinoise en Arctique accompagne également sa stratégie d'intégration. Dans ce domaine, notre rapport prévoit une recommandation : la France doit veiller à maintenir une présence de haut niveau dans les différents forums Arctiques multinationaux pour porter sa position. Elle doit également favoriser les coopérations avec le Danemark, seul pays de l'Union européenne qui soit État riverain de la méditerranée Arctique (que vous voyez sur les cartes projetées) et membre du Conseil de l'Arctique.
L'extension des nouvelles routes de la soie concerne également directement nos territoires outre-mer, dans l'océan Pacifique. L'influence économique chinoise y est importante, comme l'avait déjà noté le rapport de notre commission sur la place de la France dans le Nouveau Monde en 2016. C'est un sujet qui doit faire l'objet d'un suivi attentif.
Ces nouvelles routes de la soie qui s'étendent à travers tout le globe diversifient également leurs thèmes d'investissement. Au-delà de la construction de routes, il est question de développer les voies aériennes de la soie mais aussi les voies spatiales. L'extension de l'initiative chinoise au domaine spatial est justifiée par les pouvoirs chinois par la nécessité d'apporter un appui spatial au développement économique réalisé dans le cadre des nouvelles routes de la soie : le déploiement accéléré d'une couverture satellitaire globale chinoise, semblable au GPS américain, à l'horizon 2020, étendrait les services, chinois, de navigation, de communication et d'e-commerce le long des nouvelles routes de la soie. La Chine incite ainsi les pays adhérant aux nouvelles routes de la soie à recourir à ses services pour lancer leurs satellites, soutenant financièrement ces projets et proposant des services « tout-en-un » comprenant la fourniture du satellite et le lancement par la fusée chinoise Longue Marche-5. En 2017, un satellite algérien a été mis en orbite par une fusée chinoise. De nouveaux contrats ont été récemment conclus avec le Cambodge et l'Indonésie. Un satellite commun serait en cours d'élaboration avec le Brésil : son lancement, prévu pour 2019, serait également effectué par une fusée chinoise. Dans ce domaine notre rapport comprend une recommandation : sur le rôle moteur que la France, leader de l'industrie aéronautique, doit jouer dans la définition d'une politique nationale et d'une politique communautaire spatiale ambitieuse.
Enfin, les perspectives des nouvelles routes de la soie doivent faire face à deux défis : les fragilités intrinsèques et les réactions qu'elles peuvent susciter.
Les nouvelles routes de la soie se heurteront à des obstacles géographiques, économiques, et géopolitiques, qu'il serait vain d'ignorer. Je ne m'attarde pas sur les reliefs et les déserts que les nouvelles routes de la soie doivent traverser, sur la difficulté de diversifier des économies basées sur la rente d'exploitation d'une ressource naturelle ou encore sur les enjeux géopolitiques que vous connaissez bien, qu'il s'agisse pour le CEPEC de sa partie située sur le territoire du Cachemire revendiqué par l'Inde, et pour la liaison Eurasie du positionnement central de l'Iran et de la Turquie, ou encore, plus globalement, du rôle de la Russie dans cet édifice régional.
Quant aux difficultés intrinsèques au système chinois, elles méritent d'être brièvement énumérées, le sigle OBOR aurait donné lieu au sarcasme, se voyant affublé de la peu flatteuse association « Our Bulldozers-Our Rules », soit « nos bulldozers, nos règles » au lieu de « One Belt-One Road ». Il a notamment été fait reproche aux entreprises chinoises d'importer dans les pays des nouvelles routes de la soie :
- leurs employés, au détriment des salariés locaux, leur management, leurs entreprises, notamment dans les fameuses zones économiques spéciales qui sont construites le long des routes de la soie. Les sociétés chinoises gagneraient près de 89 % des contrats liés aux nouvelles routes de la soie,
- un ordre juridique, aux caractéristiques chinoises, avec des marchés opaques, des changements de règles inattendus, des contrats peu respectés (les engagements pris sont considérés comme peu contraignants). À titre d'exemple, l'aéroport de Vatry, situé au coeur de la Champagne, devait assurer des liaisons régulières de fret aérien de marchandises avec Chengdu, dans la province du Sichuan. Après trois mois, l'exploitation de la ligne s'est interrompue faute de rentabilité selon le partenaire chinois. La région, elle, avait réalisé des investissements qui n'ont pu être récupérés.
- et enfin, la pollution chinoise est aussi exportée hors du territoire, avec la construction de centrales à charbon par exemple, ce qui est un comble pour le leader du photovoltaïque.
Ceci se traduit par une recommandation dans notre rapport afin, par le travail mené en coopération avec la France, en particulier dans les pays tiers, d'inciter la Chine à mieux prendre en compte les demandes des populations locales, à s'insérer dans l'ordre juridique local et à prendre en compte l'impact environnemental des nouvelles routes de la soie.
Elles suscitent de nombreuses interrogations dans l'environnement régional dans lequel elles se déploient. La question centrale est bien celle de la position des États-Unis. Il est vrai que les positions américaines adoptées depuis l'élection du président Trump, telles que l'annulation du partenariat transpacifique et les tentations isolationnistes et protectionnistes, laissent le champ libre à l'influence chinoise. On entend que les États-Unis construisent un mur pendant que la Chine bâtit des routes.
Les autorités indiennes quant à elles voient dans l'initiative chinoise une limite de la capacité indienne à bénéficier du commerce international et une contestation de leur souveraineté. Le Japon semble percevoir la volonté d'expansion chinoise comme une concurrence forte. Il s'est allié à l'Inde pour proposer le corridor de la croissance Asie Afrique visant à relier le Japon, l'Océanie, l'Asie du Sud-Est, l'Inde et l'Afrique. Surnommé la « route de la liberté », ce corridor, doté de 200 milliards de dollars, propose de créer une région indopacifique libre et ouverte en redynamisant l'ancienne route maritime, à faible empreinte carbone.
Enfin, dans le Pacifique, l'Australie, dont la Chine est le premier partenaire économique, a plusieurs fois interdit au nom de l'intérêt national ou de la sécurité du pays, l'achat de terres arables et de compagnies de distribution d'électricité par des consortiums chinois.
L'expansion chinoise interroge ces pays. En marge du sommet de l'Asean en novembre 2017 à Manille, le Japon, l'Inde, l'Australie et les États-Unis se sont rassemblés pour rechercher des alternatives au financement chinois d'infrastructures panasiatiques. Dans ce format, dit Quad, ces pays cherchent à développer des alternatives éventuellement complémentaires au projet chinois.
La France, puissance riveraine de la zone indopacifique, a dans le cadre de sa politique étrangère d'initiative et d'équilibre, des relations étroites avec chacun des membres du groupe Quad. Elle a noué une relation stratégique avec l'Inde dès 1998, avec l'Australie en 2017. Elle mène un dialogue stratégique de haut niveau avec le Japon. La France qui participe largement aux instances de coopération indopacifiques, tels le dialogue Shangri-La, les sommets de l'Asean, etc., pourrait également s'associer aux discussions du groupe Quad.