Les nouvelles routes de la soie sont-elles la proposition d'un nouvel ordre mondial alternatif ?
La Chine s'implique fortement dans les organisations internationales telles que l'ONU ou encore le Forum économique de Davos, où elle s'était faite le champion du libre-échange et de la mondialisation. Elle accroît son implication dans différentes structures de coopération internationale ou régionale telles que l'Organisation de coopération de Shanghai, ou le partenariat économique régional global (Regional Comprehensive Economic Partnership-RCEP) qui devrait être bientôt l'un des plus grands accords commerciaux de libre-échange au monde, concernant 45 % de la population mondiale. Il formalisera le premier accord de libre-échange entre la Chine et l'Inde. De même, la Chine favorise la mise en relation des nouvelles routes de la soie et des organisations régionales qu'elle rencontre sur son chemin, telles que l'Union économique eurasiatique-UEE.
Dans le même temps, elle développe ses propres organisations et forums internationaux, tels que le premier forum international des nouvelles routes de la soie dont elle maîtrisa les invitations, l'ordre des intervenants, le moment qu'elle avait choisi pour que la proposition de déclaration commune fut remise aux participants, etc. Selon les observateurs, ce sommet, rassemblant autour de Xi Jinping Vladimir Poutine, Recep Erdogan, Alexis Tsipras ou encore la présidente du FMI et le secrétaire général de l'ONU, avait des allures de « G20 réapproprié ».
Enfin, l'Expo Internationale d'Import de Chine réunira à Shanghai du 5 au 10 novembre 2018 des entreprises chinoises et de très nombreuses entreprises étrangères, mais aussi des États et des collectivités territoriales. Au-delà d'un événement purement économique, cette foire prend l'allure d'un Davos aux caractéristiques chinoises, la participation du Président chinois étant annoncée comme un point d'orgue de ce que la Chine considère comme un grand rendez-vous.
La perspective de voir émerger une proposition chinoise d'un nouvel ordre mondial, remettant en cause les organisations internationales dans lesquelles elle ne trouve pas sa place, semble plausible. Si tel devait être le cas toutefois, il n'est pas certain qu'il s'agirait d'un nouveau multilatéralisme.
En effet, la Chine semble privilégier les relations bilatérales, qui l'avantagent, par rapport aux relations multilatérales qui nécessitent des procédures permettant d'aboutir à un consensus pour lequel la plupart des parties doivent consentir certains sacrifices au regard de leurs intérêts propres. La Chine est ainsi souvent vue comme cherchant à diviser les organisations de coopération régionale existantes, par des échanges bilatéraux concurrents entre les membres d'une même organisation, à son profit. La politique chinoise semble plus volontiers fondée sur le « bilatéralisme de masse » que sur le multilatéralisme tel que nous le connaissons aujourd'hui.
Ceci m'amène à nos recommandations dans ce domaine. La première est que la France doit jouer un rôle moteur dans les nouvelles routes de la soie. La France doit être force d'impulsion dans sa relation bilatérale avec la Chine afin de s'intégrer officiellement dans le processus, selon les modalités conformes à nos objectifs de réciprocité et dans le respect de nos engagements internationaux. À ce titre, la France a également un rôle moteur à jouer dans le développement de la relation entre la Chine et l'Union européenne. Il nous faut également considérer, sans naïveté ni agressivité, que la Chine, par ses caractéristiques économiques et militaires actuelles, est appelée à mener une politique de puissance, et que la politique des nouvelles routes de la soie y participe.
Lors de sa visite d'État en janvier 2018, le Président de la République a annoncé que la France allait participer aux nouvelles routes de la soie dans le cadre d'une feuille de route, annoncée pour la fin du premier semestre. Nous recommandons d'associer les entreprises et les régions à la conception puis à l'application de la feuille de route. Et nous pensons qu'il faut favoriser la mobilité en Chine, en particulier des étudiants français, afin d'améliorer la connaissance de la culture et du marché chinois.
Les coopérations en pays tiers seront sans doute les vecteurs des actions bilatérales de la France et de la Chine dans le cadre des nouvelles routes de la soie. Nous recommandons d'étudier les possibilités de mener ces coopérations en Europe centrale et orientale mais aussi en Afrique de l'Ouest.
Enfin, face aux dérives du sens des mots employés dans nos coopérations, il nous paraît important d'encourager la veille des institutions et associations juridiques françaises sur l'utilisation des concepts juridiques tels que « État de droit » dans le cadre des nouvelles routes de la soie.
J'en viens maintenant à la relation entre la Chine et l'Union européenne.
La Chine a créé un mécanisme appelé « Format 16+1 » en 2012 qui promeut les nouvelles routes de la soie dans les pays d'Europe centrale et orientale. Ce Format donne à la Chine des interlocuteurs privilégiés dans ces pays, et offre à ceux-ci un accès direct à Pékin. En sont membres, outre la Chine, 16 États d'Europe centrale et orientale, dont 11 sont membres de l'Union : la Bulgarie, la Croatie, l'Estonie, la Hongrie, la Lituanie, la Pologne, la République tchèque, la Roumanie, la Slovaquie et la Slovénie, et cinq États candidats à l'entrée dans l'UE : l'Albanie, la Bosnie-Herzégovine, l'ARYM, le Monténégro et la Serbie. Le sommet de Riga tenu en 2016 Ce sommet de Riga s'est caractérisé par l'institutionnalisation du Format et la diversification de ses objectifs.
Cette stratégie chinoise pourrait affaiblir l'Union européenne. Acte doit être donné aux pays membres de l'Union européenne qui participent au « Format 16+1 » qu'ils respectent les normes communautaires, particulièrement dans les domaines de compétences partagées qui sont abordés dans le cadre de leur coopération avec la Chine, malgré les demandes de dérogation portées par Pékin. La Commission européenne et le SEAE sont invités en tant qu'observateurs aux sommets du Format. Les pays membres de l'Union européenne pourraient s'appuyer sur eux pour définir, en tant que de besoin, des positions communautaires au sein du Format afin de défendre au mieux leurs intérêts et leur éviter ainsi de se trouver mis en concurrence sur certains sujets. Il serait souhaitable que les prochains sommets UE-Chine et 16+1 en 2018 fassent l'objet d'une concertation entre les pays membres de l'Union européenne, afin que la cohérence communautaire ne soit pas prise en défaut et que les membres de l'Union veillent tous ensemble à défendre leurs intérêts communs à l'occasion de chaque rencontre avec la Chine, quel qu'en soit le format.
La France doit avoir un rôle moteur pour porter les messages communs communautaires. Car une action concertée de l'Union a plus de chance d'aboutir. Il serait pertinent d'inscrire le sujet au Conseil des affaires étrangères et au Conseil « Affaires économiques et financières » (Ecofin), afin de sortir de la logique de silo qui prévaut actuellement. Il faut que l'Union européenne s'exprime sur ce sujet. Ce devrait être le cas avec l'adoption de la stratégie communautaire sur la connectivité entre l'Europe et l'Asie. Nous recommandons de prendre en compte, dans cette optique, le TRACECA (Transport Corridor Europe-Caucase- Asie).
Enfin, nous devons soutenir l'action de l'Union européenne en vue d'obtenir un accord global sur les investissements, la réciprocité de l'ouverture du marché chinois, et un accord sur les indications géographiques, si important pour l'économie de nos territoires.
Nous arrivons au terme de ce travail, plus conscients que jamais qu'il ne peut avoir de fin. Chaque semaine de nouvelles publications de qualité paraissent sur les nouvelles routes de la soie, chaque rencontre est l'occasion d'explorer de nouvelles dimensions de cette stratégie chinoise.
Comment répondre à la question posée initialement : que sont les nouvelles routes de la soie ? C'est un instrument de développement intérieur et extérieur de la Chine. C'est aussi un réseau d'infrastructures vecteur de croissance mondiale. C'est aussi une déclinaison d'une vision géopolitique chinoise, c'est-à-dire d'une politique de puissance dans un cadre géographique déterminé, d'un « desserrement » occidental de la Chine.
La France, mais aussi l'Europe, stimulée dans ce domaine par une France que nous voulons aussi lucide que dynamique, doivent prendre part à cette initiative. Une autre lecture du projet chinois l'assimile au plan Marshall du XXIe siècle. Imagine-t-on un pays européen refuser le plan Marshall après-guerre ? Cette question est volontairement polémique : peut-on après des années de ralentissement économique refuser de participer au projet de développement mondial porté par la Chine ? Doit-on pour autant y participer à n'importe quelle condition ?