Intervention de Nicole Belloubet

Commission des lois constitutionnelles, de législation, du suffrage universel, du Règlement et d'administration générale — Réunion du 25 septembre 2018 à 17h40
Projet de loi de programmation 2018-2022 et de réforme pour la justice et projet de loi organique relatif au renforcement de l'organisation des juridictions — Audition de Mme Nicole Belloubet garde des sceaux ministre de la justice

Nicole Belloubet, garde des sceaux, ministre de la justice :

Je suis heureuse de venir aujourd'hui devant le Sénat, première assemblée saisie, vous présenter le projet de loi de programmation 2018-2022 et de réforme pour la justice, ainsi que le projet de loi organique qui l'accompagne. Ce projet de loi de programmation a été annoncé par le Premier ministre dans son discours de politique générale, traduisant dès 2017 l'engagement pris par le Président de la République pendant la campagne électorale de faire de la justice un chantier prioritaire. La nécessité d'élaborer ce texte est née d'un constat partagé, un constat que la commission des lois du Sénat avait d'ailleurs établi au travers de deux propositions de loi déposées l'an passé par le président Bas.

La société se transforme, l'État redéfinit ses missions, les services publics se modernisent, et le service public de la justice n'échappe évidemment pas à ces mutations. Il doit donc non seulement s'adapter aux besoins des justiciables, mais également gagner en efficacité grâce, notamment, aux nouvelles technologies. Nos concitoyens ont bien sûr confiance dans l'indépendance de leur justice, mais ils la considèrent trop complexe et trop lente. Les deux tiers d'entre eux estiment que la justice fonctionne mal et plus de 70 % d'entre eux pensent que les moyens dont elle dispose sont insuffisants - et je crois qu'ils ont raison. J'ai la conviction que la justice sera plus crédible si elle est plus compréhensible et si elle apporte en temps utile des réponses aux problèmes quotidiens que les citoyens rencontrent. À cette fin, je vous propose une réforme globale et concrète.

Elle est globale, car elle vise la question des moyens, qui figure à l'article 1er, et prévoit une réforme des procédures, avec cinq chantiers : la procédure pénale, la procédure civile, l'exécution des peines, le numérique et l'organisation territoriale. Elle est concrète, car je me suis appuyée de manière très pragmatique, j'y insiste, sur les remontées du terrain. Je suis intimement persuadée que l'idéologie ne fait pas nécessairement bon ménage avec la justice. La justice française a beaucoup souffert des coups de balancier, au nom de conceptions abstraites ou de présupposés trop éloignés des réalités. Or le Sénat a pour habitude d'avoir une certaine distance avec ces questions et, par tradition, il sait regarder les nécessités du terrain. C'est, me semble-t-il, cette conception commune qui nous permettra de nouer un dialogue utile.

Permettez-moi de vous dire maintenant quelques mots de cette réforme, qui a été construite avec les acteurs de la justice et pour le justiciable. Une grande consultation a eu lieu au travers des chantiers de la justice, qui se sont déroulés du mois d'octobre 2017 au mois de janvier 2018 ; nous avons entendu l'ensemble des acteurs, qu'il s'agisse des magistrats, des personnels, des avocats, des policiers. Les cinq chantiers que j'ai évoqués précédemment ont tous été animés par des référents venant d'horizons divers - des avocats, des professeurs d'université, des magistrats, des personnes du monde de l'entreprise, etc. -, lesquels ont rendu leurs travaux en janvier 2018. Des concertations ont ensuite été entamées avec les professions juridiques, les organisations professionnelles des magistrats, les avocats, les élus, les services de police et de gendarmerie. J'ai constamment été à l'écoute de chacun d'entre eux en ayant deux préoccupations : comprendre les craintes exprimées et y répondre, sans abandonner l'ambition que je porte pour la justice. Une réforme suscite toujours des réactions dans notre pays : certains acteurs expriment un certain nombre de craintes face au changement ; d'autres font valoir des aspirations nouvelles. Pour ma part, je n'ai eu qu'une seule boussole, l'intérêt des justiciables. Il faut que la justice soit plus simple, plus compréhensible, plus facile d'accès, plus protectrice. Cela ne signifie pas pour autant que je n'ai pas entendu les préoccupations exprimées par les différents acteurs ; j'ai essayé de les satisfaire lorsqu'elles étaient compatibles avec l'intérêt du justiciable. C'est pourquoi je vous proposerai dès demain des amendements.

À l'issue de ce processus, deux projets de loi - l'un organique et l'autre ordinaire - ont été déposés le 20 avril dernier devant le Sénat. Ce choix n'est pas le fruit du hasard. En effet, j'ai souhaité que nous approfondissions ensemble le travail qui avait été entamé à l'automne 2017 à l'occasion des propositions de loi présentées par votre commission des lois. Vous avez pu examiner les textes que je vous présente avec soin puisque près de six mois se sont écoulés entre le dépôt et l'examen par votre assemblée.

Sur le fond, nous faisons un effort sans précédent concernant les moyens. Nous avons besoin de moyens pour investir dans la programmation immobilière, qu'il s'agisse de l'immobilier judiciaire ou des constructions pénitentiaires, et pour recruter, un besoin dont nous avons perçu la prégnance pour assurer une justice de qualité. Cette loi de programmation sur cinq ans permet d'avoir de la visibilité, d'investir dans la durée et de planifier les recrutements. Une première étape a été franchie avec le budget de 2018, qui a connu une hausse de 3,9 % et la création de 1 100 emplois. Le budget pour 2019, qui a été présenté hier en conseil des ministres, consacre l'augmentation des moyens, celle-ci atteignant 4,5 %, et prévoit la création de 1 300 emplois supplémentaires. L'importance des moyens prévus doit être clairement mesurée, je le redis ici, à l'aune de la discipline budgétaire à laquelle le Gouvernement s'est astreint par ailleurs. Le budget de la justice augmentera de 1,6 milliard en cinq ans, passant de 6,7 milliards à 8,3 milliards, soit une hausse de 24 %. Cela nous permettra d'engager le recrutement de 6 500 personnes en cinq ans. On peut donc s'attendre à une amélioration des conditions de travail des magistrats et des personnels ainsi qu'à une résorption des vacances de postes et nous aurons la possibilité de constituer de véritables équipes autour des magistrats. Ces moyens vont également nous permettre de passer de l'ère de l'informatique à celle du numérique. J'ai eu l'occasion de le dire à plusieurs reprises, c'est le défi qu'il nous faut gagner pour que la réforme de la justice soit crédible et que les évolutions de notre service public soient vraiment à la hauteur de l'attente des justiciables. En la matière, le ministère de la justice a d'énormes marges de progression en termes de performances. Je suis assez confiante : les équipes que j'ai constituées sont très mobilisées et la gouvernance est très serrée. Enfin, ces moyens se déploieront aussi dans le secteur pénitentiaire, avec la livraison de 7 000 places de prison supplémentaires en 2022 et le lancement de 8 000 places d'ici à 2022, soit 15 000 places dans les dix ans à venir. D'ailleurs, le texte prévoit un certain nombre de dispositions de nature à accélérer la construction de prisons par l'allégement des procédures. J'ajoute que la loi de programmation prévoit la création de vingt centres éducatifs fermés.

La réforme du service public de la justice s'articule autour de six axes.

Le premier axe concerne la procédure civile, la justice de la vie quotidienne. Si elle est moins spectaculaire que la justice pénale, elle est essentielle. Il s'agit de faciliter la vie des gens et de simplifier les procédures. Si la justice est un vecteur de paix sociale, elle doit aussi permettre d'éviter les procédures contentieuses inutiles par le développement du règlement amiable des différends, avec la certification d'outils nouveaux, comme les plates-formes en ligne de médiation, de conciliation ou d'arbitrage, afin de maintenir un haut niveau de garantie pour les personnes qui y ont recours. Il est également proposé d'en finir avec les cinq modes de saisine des juridictions différents actuellement en vigueur, qui sont incompréhensibles et complexes pour les justiciables. Ainsi, il n'y aura désormais plus qu'un seul mode de saisine. Il est également prévu de simplifier la procédure de divorce hors consentement mutuel, afin d'en diminuer par deux la durée, laquelle atteint parfois aujourd'hui plus de deux ans, plus de la moitié de ce délai étant liée à la phase de conciliation, qui en réalité ne concilie jamais personne. Aussi, cette phase sera supprimée. Il s'agit aussi de simplifier la protection des majeurs vulnérables, en supprimant des formalités inutiles, qui n'étaient guère protectrices. Il ne sera, par exemple, plus nécessaire d'imposer une vérification lourde des comptes des personnes âgées quand l'essentiel des revenus sert uniquement à payer l'hébergement. L'un des objets du texte est aussi de faciliter le règlement des petits litiges de la vie quotidienne, soit en les dématérialisant - ce sera le cas des injonctions de payer - soit en évitant des audiences inutiles en cas d'accord des parties. Enfin, il est proposé d'étendre le périmètre de la représentation obligatoire par avocat pour assurer une justice de meilleure qualité. Cette mesure s'appliquera non pas aux litiges inférieurs à 10 000 euros, mais au contentieux des baux ruraux, des élections professionnelles, de l'expropriation ou en matière douanière. Le caractère exécutoire des décisions de première instance viendra confirmer la force et le poids des jugements rendus à cette étape de la procédure.

Le deuxième axe concerne la justice pénale. Je le dis clairement ici, je ne céderai pas au fantasme du grand soir de la procédure pénale. On pourrait engager une réforme de grande ampleur, mais je souhaite aller vers plus d'efficacité tant pour les justiciables que pour les acteurs de la justice pénale. Pour ce faire, j'ai voulu construire des solutions pratiques, qui me sont toutes remontées du terrain. J'ai mené ce travail en commun avec le ministre de l'intérieur pour ce qui concerne la phase d'enquête, ainsi qu'avec les magistrats pour les évolutions concernant la phase du jugement. Simplifier ne veut pas dire renier la garantie des droits ; il faut évidemment trouver l'équilibre entre ces deux impératifs : assurer la garantie des droits et donc la constitutionnalité et la conventionnalité de notre texte, tout en permettant l'accélération de la procédure.

Il s'agit d'abord de mieux protéger les victimes, avec, par exemple, la plainte en ligne si elles le souhaitent et la possibilité de se constituer partie civile à l'audience par voie dématérialisée. Il s'agit aussi de simplifier le travail des acteurs avec la numérisation complète de la procédure pénale. Nous avons travaillé à un cahier des charges commun et une procédure pénale numérique unique. Il nous faut aussi renforcer l'efficacité des enquêtes. C'est pourquoi le texte prévoit d'harmoniser les techniques spéciales d'enquête ; je pense ici aux techniques de sonorisation, de captation des données, pour mieux lutter contre l'ensemble des trafics. Les acteurs auront ainsi à leur disposition des textes plus clairs, qui sécuriseront les procédures et faciliteront le travail avec le terrain. Toute une série de mesures est également prévue pour lutter contre la délinquance du quotidien ; je pense, par exemple, à l'interdiction de paraître dans un lieu, qui pourra être plus largement prononcée, ainsi qu'aux amendes forfaitaires pour l'usage des stupéfiants. Enfin, je propose l'expérimentation d'un tribunal criminel départemental. L'objectif est d'éviter la correctionnalisation d'un certain nombre de crimes et de les juger dans un délai plus rapide au bénéfice des parties. Seuls seront concernés les crimes punis des peines de quinze à vingt ans de réclusion, la cour d'assises restant toujours compétente pour les autres crimes en première instance et pour tous les appels. L'ensemble de ces mesures prolongent les évolutions de la procédure pénale, déjà ouvertes par des textes antérieurs. Sans doute un travail général de refonte de la procédure pénale sera-t-il ultérieurement nécessaire.

Le troisième axe a trait à l'efficacité et au sens de la peine. Il s'agit ici de mieux réprimer les infractions, de mieux protéger la société et de mieux réinsérer les personnes condamnées. Ce chantier doit se comprendre en lien avec le plan pénitentiaire que j'ai présenté il y a une quinzaine de jours en conseil des ministres. Notre droit de la peine est en effet trop complexe, en raison des modifications législatives qui se sont accumulées. Le postulat de base est simple et assez partagé dès lors que l'on entend traiter ces questions raisonnablement et sans démagogie. Les personnes qui doivent aller en prison doivent s'y rendre réellement. En revanche, celles qui n'ont rien à y faire doivent être sanctionnées d'une autre manière. C'est pourquoi je propose une nouvelle échelle des peines considérant, je le répète ici, que toute infraction mérite sanction. Ainsi, les peines d'emprisonnement sont interdites en dessous d'un mois, car elles semblent inutiles. Entre un et six mois, la peine s'exécutera, par principe, en dehors d'un établissement de détention, mais il pourra en être autrement lorsque cela apparaîtra nécessaire. Entre six mois et un an, le juge pourra prononcer une peine autonome de détention à domicile sous surveillance électronique, une peine d'emprisonnement ou d'autres peines. Au-delà d'un an, les peines d'emprisonnement seront exécutées sans aménagement de peine ab initio. Cela signifie que le seuil d'aménagement des peines d'emprisonnement, tel qu'il découle de l'article 723-15 du code procédure pénale, sera abaissé de deux ans à un an. L'idée est non seulement d'éviter des emprisonnements inutiles, désocialisants et de nature à nourrir la récidive, mais également d'assurer une exécution effective des peines prononcées. Aujourd'hui, l'inexécution des peines prononcées, qui est extrêmement fréquente, rend incompréhensible notre justice pénale aussi bien pour les victimes et les délinquants que pour la société en général.

Parallèlement, il faut que les peines prononcées en lieu et place de la prison soient réelles et utiles, qu'il s'agisse de peines autonomes. À cette fin, nous allons développer les peines de travail d'intérêt général en les ouvrant, notamment, aux secteurs de l'économie sociale et solidaire et en créant une agence dont la préfiguration est en cours. La détention à domicile sous surveillance électronique, autrement dit le bracelet électronique, sera sécurisée et développée. Nous avons prévu des dispositions concernant le suivi du parcours en détention pour assurer la réinsertion des détenus.

Le quatrième axe de cette réforme concerne l'organisation judiciaire. Ce chantier a suscité beaucoup d'émoi, d'interrogations, de questionnements et de mobilisations. Je me suis employée à en expliquer les contours, parfois d'ailleurs contre des arguments de mauvaise foi, et j'ai souhaité rassurer, tout en n'abandonnant pas l'idée d'améliorer notre organisation judiciaire. Il s'agit pour moi de réformer sans brutaliser, d'allier proximité et qualité. Ma méthode diffère de celle qui a été employée il y a une dizaine d'années. La réforme doit être faite, mais, pour ce faire, elle doit être acceptée par les acteurs. Ma préoccupation est double : elle repose sur la proximité et la qualité du service public de la justice. Le justiciable doit avoir un accès simple à la justice, ce qui passe par une proximité physique ainsi que par le déploiement du numérique. La dispersion des moyens et l'absence, parfois, de spécialisation pour certains contentieux complexes ne sont pas le gage d'une justice efficace. De ce point de vue, nous pouvons améliorer la situation.

Dès l'ouverture des chantiers de la justice, j'ai affirmé qu'il n'y aurait aucune fermeture de lieux de justice ; je tiens pleinement parole. Toutefois, pour améliorer notre organisation, le texte prévoit la fusion administrative des tribunaux d'instance et des tribunaux de grande instance, en vue de simplifier l'organisation de la justice pour le justiciable, qui ne connaîtra plus qu'une seule juridiction, avec une seule procédure de saisine. Tous les sites seront maintenus pour assurer une justice de proximité pour les contentieux du quotidien. Afin d'optimiser le traitement des contentieux et de s'adapter au mieux à la situation de chaque ressort, les chefs de cour, s'ils le jugent utile, en fonction des caractéristiques des territoires, pourront, dans les villes où il n'existe actuellement qu'un tribunal d'instance, lui confier des contentieux supplémentaires par rapport à ceux qui y sont actuellement jugés. Dans les départements dans lesquels il existe plusieurs tribunaux de grande instance, les chefs de cour pourront également, après concertation locale, proposer de créer des pôles de compétence, qui jugeront, pour l'ensemble du département, certains contentieux spécialisés, techniques et de faible volume, ces pôles devant évidemment être répartis de manière équilibrée entre les différents tribunaux de grande instance d'un même département. L'objectif est de renforcer les compétences là où c'est utile. C'est un gage d'harmonisation des jurisprudences, de qualité et de rapidité de la justice. Enfin, le projet de loi prévoit d'expérimenter dans deux régions comportant plusieurs cours d'appel l'exercice par l'une d'elles de fonctions d'animation et de coordination, ainsi que la spécialisation des contentieux selon le modèle précédemment évoqué. Le projet de loi organique tire les conséquences de la loi ordinaire quant à la fusion administrative des tribunaux d'instance et de grande instance.

Le cinquième axe de la réforme porte sur la diversification du mode de prise en charge des mineurs délinquants. Au-delà de la création de vingt centres éducatifs fermés, le texte permet de mieux préparer la sortie progressive de ces structures, notamment le retour en famille, pour en atténuer les effets déstabilisants. Il sera aussi institué à titre expérimental une mesure éducative d'accueil de jour, troisième voie entre le placement et le milieu ouvert.

Enfin, le sixième axe concerne la procédure devant les juridictions administratives. Le projet de loi prévoit le recrutement de juristes assistants pour renforcer les équipes autour des magistrats et l'exécution des décisions par des injonctions et astreintes.

Cette réforme riche et ambitieuse pour les justiciables et la justice entend prendre en considération avec sérieux les problèmes qui se posent afin de tenter de les résoudre. Telle est l'ambition que je porte et aussi, à n'en pas douter, celle que nous partageons.

Aucun commentaire n'a encore été formulé sur cette intervention.

Inscription
ou
Connexion