Intervention de François-Noël Buffet

Commission des lois constitutionnelles, de législation, du suffrage universel, du Règlement et d'administration générale — Réunion du 3 octobre 2018 à 9h15
Projet de loi de programmation 2018-2022 et de réforme de la justice et projet de loi organique relatif au renforcement de l'organisation des juridictions — Examen du rapport et des textes proposés par la commission

Photo de François-Noël BuffetFrançois-Noël Buffet, rapporteur :

Pour ma part j'évoquerai la partie relative au droit pénal, mais également les éléments qu'Yves Détraigne et moi avons souhaité ajouter au texte, lesquels sont issus de la proposition de loi que nous avions votée au mois d'octobre 2017, concernant le tribunal de commerce et son évolution. Je dirai quelques mots également sur le parcours et le statut des magistrats, singulièrement pour répondre à la question de la mobilité.

Ce texte, qui vise à renforcer les pouvoirs d'enquête dans la procédure pénale, offre des garanties qui nous paraissent, en tous les cas à ce stade, insuffisantes pour les libertés. Il comporte d'ailleurs des mesures très variées en matière de procédure pénale.

Dans le cadre des enquêtes, au nom de la simplification de la procédure pénale, le projet de loi contribue à une banalisation des atteintes aux libertés individuelles par un recours accru à des techniques coercitives et plus intrusives dans la vie privée - la géolocalisation, les enquêtes sous pseudonyme, l'interception judiciaire, la sonorisation, les IMSI-catchers... -, sans exiger nécessairement l'autorisation préalable d'une autorité judiciaire, au sens de la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales. Ce sont les dispositions des articles 27 à 29. Une telle évolution traduirait une réduction nette des garanties pour certaines libertés individuelles. Seraient ainsi concernés les délits punis seulement de trois ou cinq ans d'emprisonnement. Ces techniques d'enquête sont réservées jusqu'à présent à la lutte contre le terrorisme ou à la lutte contre la criminalité organisée. En pratique, les services d'enquête auraient à leur disposition des techniques de plus en plus attentatoires aux libertés, dont ils pourraient prendre l'initiative, avec validation par le parquet, lequel peine à toujours assurer pleinement la direction de la police judiciaire et le contrôle des enquêtes, ou bien par le juge des libertés et de la détention, qui ne dispose pas des moyens humains et matériels pour constituer une garantie de contrôle à la hauteur des atteintes portées.

Le projet de loi prévoit d'étendre les pouvoirs des enquêteurs sans que, là encore, soient toujours prévues les garanties suffisantes : extension de la durée de l'enquête de flagrance, extension des possibilités de perquisition à la plupart des délits et possibilités de pénétrer dans un domicile hors du cadre des perquisitions.

Le texte comporte plusieurs mesures d'ajustement en matière de garde à vue, mais la présentation au procureur deviendrait facultative pour une prolongation de garde à vue, alors qu'elle est obligatoire à ce jour, ce qui nous semble problématique.

Ainsi, nous nous interrogeons sur l'équilibre dans la procédure pénale qui résulterait de telles modifications. Une telle évolution n'est pas sans soulever des interrogations de nature constitutionnelle. Si nous approuvons l'affirmation du rôle du parquet et le renforcement de l'efficacité des enquêtes, nous considérons que cela ne saurait conduire à renoncer à des garanties de procédure. Un équilibre doit être préservé entre l'efficacité de la recherche des auteurs d'infraction et les libertés, ainsi que les droits de la défense. Nous avons déposé des amendements visant à rééquilibrer ce dispositif.

Le projet de loi prévoit de supprimer l'accord de la personne mise en cause pour pouvoir recourir à la visioconférence en matière de détention provisoire, alors que la culpabilité n'est pas encore démontrée. Le nouveau dispositif innovant de la comparution à effet différé prévu par le texte - c'est l'article 39 -, dérivé de la comparution immédiate et reposant sur l'idée d'une saisine différée du tribunal à l'appréciation du parquet, pourrait favoriser la détention provisoire, qui serait possible dans l'attente de la comparution, même si cette procédure serait justifiée par la difficulté réelle des délais de réponse pour certains examens techniques ou médicaux. Elle présenterait en outre un risque de contournement du juge d'instruction et aurait des conséquences en termes de surpopulation carcérale.

Le projet de loi concourt également à une marginalisation accrue du juge d'instruction, au profit d'un binôme constitué du procureur de la République et du juge des libertés et de la détention, compte tenu du renforcement évoqué des prérogatives du parquet et des services d'enquête eux-mêmes, qui n'auraient plus besoin, dans la majorité des cas, de l'ouverture d'une information judiciaire pour réaliser un certain nombre d'actes d'enquête avec des moyens importants.

Nous observons que le rôle effectif de direction des enquêtes par le parquet peut être insuffisant compte tenu de la charge de travail des magistrats et que le rôle d'autorisation du juge des libertés et de la détention est quasiment formel dans certains cas.

L'extension du champ de la comparution sur reconnaissance préalable de culpabilité à des délits plus lourdement sanctionnés et de celui du champ de la composition pénale, assortie de la suppression de la validation par le juge, participent de ce même accroissement des prérogatives du parquet dans le fonctionnement de la justice pénale.

De telles évolutions sur le rôle et la place du procureur de la République justifieraient un débat de fond, en particulier pour le traitement des infractions les plus graves, plutôt que des modifications ponctuelles. Le système pénal change peu à peu de nature, passant d'une logique inquisitoire à une logique accusatoire.

Yves Détraigne et moi-même estimons que le juge d'instruction doit garder pleinement sa place dans notre système judiciaire pour le traitement des affaires complexes, de sorte qu'un équilibre doit être conservé entre le rôle du parquet et celui du juge d'instruction. Au demeurant, la révision constitutionnelle destinée à garantir l'indépendance statutaire du parquet n'a encore pas été adoptée.

Une certaine confusion existe donc entre l'objectif légitime de simplification de la procédure pénale, dans le souci souvent d'alléger les tâches des services d'enquête, et la réduction des garanties pour les libertés. En outre, nous n'avons pas la certitude que ces mesures entraînent un réel gain d'efficacité pour les enquêtes.

En outre, le texte étend le mécanisme de l'amende forfaitaire délictuelle aux délits de vente d'alcool à des mineurs, d'usage de stupéfiant et de violation des règles relatives à la chronotachygraphie en matière de transport routier, sur le modèle de l'amende forfaitaire pour certains délits routiers prévus par la loi de modernisation de la justice du XXIe siècle. De plus, l'amende forfaitaire serait mentionnée au casier judiciaire, ce qui changerait sa nature. Or le dispositif de l'amende forfaitaire pour les délits routiers n'est toujours pas opérationnel à ce jour, plus d'un an et demi après la promulgation du texte. Ces dispositions n'ont toutefois pas soulevé d'objection notable, si ce n'est que la sanction pourrait être en pratique plus lourde et moins individualisée, puisque le délit d'usage de stupéfiant est souvent traité par des mesures alternatives aux poursuites.

Enfin, afin de désengorger les cours d'assises, caractérisées par de très longs délais d'audiencement et une lourdeur de gestion pour les juridictions, et de remédier à la correctionnalisation de certains crimes qui en résulte, le texte envisage d'expérimenter un tribunal criminel départemental pour juger les crimes punis d'une peine de détention de quinze ou vingt ans au plus, naturellement sans récidive. Ce choix nous paraît intéressant. De surcroît, il ferait l'objet d'une expérimentation. Les auditions ont montré qu'un tel tribunal, qui ne comporterait plus de jurés populaires, mais serait composé de cinq magistrats, dont au moins trois en activité, pourrait avoir des effets positifs. Toutefois, des interrogations subsistent. Le fait que, dans le cadre de cette expérimentation, la cour d'assises d'appel resterait compétente accroît les incertitudes, car cela pourrait inciter davantage à faire appel afin d'être jugé par un jury populaire. Ce point n'est pas mesurable à ce stade, mais la question mérite d'être posée.

Par ailleurs, le texte ouvre utilement la possibilité pour le parquet de prononcer une interdiction de paraître dans certains lieux dans le cadre des mesures alternatives aux poursuites. Il permet également le dépôt d'une plainte en ligne pour certaines infractions énumérées par décret pour lesquelles cette modalité serait adaptée, par exemple l'escroquerie en ligne. Nous vous proposerons des amendements visant à encadrer un peu plus ce dispositif, car nous pensons que les atteintes aux personnes physiques ne peuvent pas faire l'objet simplement d'une plainte en ligne.

S'agissant de l'appel en matière pénale, le texte ouvre également la possibilité pour les personnes condamnées en première instance de restreindre la portée de leur appel à la peine prononcée ou à ses modalités, reprenant ainsi une disposition de la proposition de loi de Philippe Bas. Il étend ensuite le champ de compétences du juge unique en appel. Nous n'y sommes pas opposés.

En matière d'exécution des peines, il y a des évolutions, mais le système ne va pas non plus au bout. Lors de la présentation en conseil des ministres du plan pénitentiaire le 12 septembre dernier, la garde des sceaux a annoncé que les mesures figurant dans le projet de loi devraient faire diminuer la population carcérale d'environ 8 000 personnes. Ces chiffres figurent également dans l'étude d'impact, sans que, d'ailleurs, la méthodologie de leur calcul soit clairement présentée. Une telle évaluation suscite un peu de scepticisme de notre part. Si certaines mesures sont de nature à diminuer le nombre des incarcérations - notamment l'interdiction des peines d'emprisonnement de moins d'un mois, les aménagements systématiques jusqu'à six mois, sauf impossibilité, le caractère automatique de la libération sous contrainte, dont nous discuterons, car nous ne sommes pas totalement favorables à l'ensemble de ces dispositions -, d'autres devraient produire un effet inverse - la comparution différée par exemple, la réduction à un an du plafond des peines d'emprisonnement faisant l'objet d'un examen obligatoire en vue de leur aménagement éventuel. Ces sujets assez techniques nuisent au principe de gestion rapide de la procédure pénale et ne conduiront pas à diminuer le nombre de personnes incarcérées.

Plus largement, la réforme de l'exécution des peines paraît inaboutie et nous semble manquer de cohérence. Elle ne met pas fin au manque de lisibilité résultant du mécanisme des aménagements de peine, de sorte que l'exigence de clarification qui était la nôtre n'est finalement pas tout à fait remplie...

Conformément à la logique du Gouvernement de faire de la détention une exception, le projet de loi tend à réécrire l'échelle des peines - c'est l'article 43. Aux mêmes fins, il crée une peine autonome dite de détention à domicile sous surveillance électronique. Elle correspond matériellement au placement sous surveillance électronique que nous connaissons déjà dans notre droit, lequel constitue une modalité d'aménagement de la peine d'emprisonnement. De plus, le placement sous surveillance électronique serait aussi renommé détention à domicile sous surveillance électronique, ce qui créerait une confusion, compte tenu des écarts qui subsisteraient entre les deux régimes sans véritable justification.

Le texte est par ailleurs muet sur la révocation de la peine de détention à domicile sous surveillance électronique en cas d'incident. Dans ces conditions, nous avons un doute sur la pertinence de créer une telle peine autonome, a fortiori si l'on renforce la capacité de la juridiction à prononcer un aménagement ab initio, sous forme par exemple de placement sous surveillance électronique.

Afin de permettre à la juridiction de jugement de prononcer une peine réellement individualisée, le projet de loi tend à améliorer la procédure de l'ajournement. Il prévoit surtout la faculté de saisir le service pénitentiaire d'insertion et de probation, afin de bénéficier d'enquêtes sur la personne prévenue.

Dans la même logique, pertinente dans son principe, consistant à confier au tribunal correctionnel la responsabilité d'individualiser ou de fixer des limites en matière d'aménagement des peines, le projet de loi élargit clairement la possibilité pour la juridiction de jugement d'aménager la peine ab initio et crée le mandat de dépôt à effet différé, lequel permet d'exclure la présentation devant le juge d'application des peines tout en écartant l'incarcération immédiate. Une telle évolution suppose en pratique une autre conception du procès pénal par les magistrats eux-mêmes, reposant notamment sur la notion de césure du procès pénal, ou une autre articulation entre la juridiction de jugement et le juge de l'application des peines, dont l'intervention serait revue. Elle suppose également un accroissement des moyens de la justice pénale, c'est-à-dire une plus forte mobilisation des services pénitentiaires d'insertion et de probation, dotés d'effectifs accrus, mais aussi du monde associatif, du secteur socio-judiciaire, l'organisation d'audiences correctionnelles plus nombreuses, ainsi qu'une implication plus grande des magistrats correctionnels dans l'évaluation de la situation de la personne condamnée, alors que les tribunaux correctionnels sont très généralement engorgés. C'est la raison pour laquelle ces évolutions, qui peuvent paraître intéressantes, nous inquiètent sur le plan pratique en réalité. Peut-être ne sommes-nous pas allés au bout de la réflexion. De toute évidence, la thématique de l'exécution des peines et du procès pénal mériterait un texte à elle seul. Il suffit de se rappeler les propos de la garde des sceaux lors de son audition : ce texte n'est pas le grand soir de la procédure pénale. La question de l'efficacité de la peine, compte tenu de la différence entre la peine prononcée et la peine exécutée, se pose pourtant de façon majeure.

Pour autant, concernant le mécanisme de l'aménagement des peines lui-même, le projet de loi se caractérise par une forme d'incohérence. Il maintient une sorte d'hypocrisie : interdiction de prononcer des peines d'emprisonnement inférieures à un mois, aménagement systématique en dessous de six mois, sauf impossibilité, maintien de l'examen systématique par le juge de l'application des peines, jusqu'à un an, y compris des récidives, contre deux ans aujourd'hui. Tout cela est très compliqué et nuit au projet visé par le texte.

Alors que le Président de la République a annoncé la construction de 15 000 places de prison durant son mandat, nous savons que ce nombre ne sera pas atteint. La garde des sceaux a annoncé 7 000 places pour 2022 et 8 000 après, mais, à la suite des auditions, nous doutons qu'il soit possible de parvenir à ce nombre d'ici à 2022, pour des raisons de maîtrise foncière et de choix du type de lieu de détention. Il est clair qu'il faut diversifier les modèles immobiliers pour éviter à la fois la surpopulation carcérale et les effets de réseaux et pour répondre à l'objectif de l'adaptation de la peine à l'infraction commise. Il s'agit de faire en sorte que les gens ne sortent pas de prison plus voyous qu'ils n'y sont entrés.

J'évoquerai maintenant le regroupement du tribunal de grande instance et du tribunal d'instance et la création de ce que nous avions appelé, nous, le tribunal départemental de première instance. Tout le monde semble à peu près d'accord sur la création de cette juridiction unique. Elle est un peu différente de celle que nous avions proposée au Sénat il y a quelques mois, mais elle n'est pas inintéressante. En tous les cas, elle garantit le fait qu'aucun tribunal d'instance ou de grande instance dans un département ne sera supprimé. Certes, l'engagement a été pris, mais les magistrats du tribunal d'instance rechignent à être absorbés par le tribunal de grande instance. Ils craignent par ailleurs un effet de mutualisation très fort des personnels, et singulièrement des magistrats, et des postes, au détriment du tribunal d'instance.

Une juridiction plus lisible, plus accessible, plus compréhensible pour nos concitoyens serait pourtant extrêmement positive. À cet égard, le nouveau palais de justice de Paris s'appelle tribunal de Paris, sans que soit faite une distinction entre le tribunal d'instance et le tribunal de grande instance. Chacun sait que c'est une cité judiciaire et qu'il est possible d'y bénéficier d'informations suffisantes à un guichet unique, en fonction de la nature de son contentieux. Il faut avancer sur ce point, en veillant qu'il n'y ait pas à terme de volonté de modifier profondément la carte judiciaire. Ce n'est pas annoncé à ce stade.

Un point nous interroge cependant : la spécialisation de certains tribunaux de grande instance dans un certain nombre de contentieux dans les départements comptant plusieurs tribunaux. Si l'idée peut paraître séduisante, en pratique, elle serait complexe à mettre en oeuvre et pourrait à terme priver certains tribunaux de leurs dossiers et conduire à leur suppression. Attention à cet effet pervers. Un seul tribunal dans un département n'est pas un gage de proximité pour nos concitoyens pour les contentieux qu'on appelle de proximité. La numérisation du système judiciaire, qui est absolument nécessaire, ne doit pas empêcher de voir son juge.

Nous modifions dans le texte la dénomination du tribunal de commerce pour l'appeler tribunal des affaires économiques. Nous modifions également sa composition pour intégrer à la fois les professions indépendantes et libérales et les professions agricoles. Surtout, nous lui donnons la compétence, dans le cadre des procédures de redressement ou de liquidation judiciaire, d'une partie du contentieux, celui notamment des baux commerciaux, qui relevait de la compétence du tribunal de grande instance. Nous considérons que l'expertise des tribunaux de commerce en la matière devrait leur permettre d'absorber ce contentieux.

En revanche, on ne touche pas au conseil des prud'hommes, une mission étant en cours au Sénat sur la justice prud'homale.

En matière de mobilité des magistrats, nous reprenons la disposition organique adoptée en octobre 2017 afin de donner une stabilité dans les fonctions, en particulier pour les postes spécialisés, et de mieux organiser la mobilité, en respectant le rôle de chacun, notamment du Conseil supérieur de la magistrature. Des durées minimales et maximales dans les fonctions seraient ainsi fixées.

En conclusion, ce texte est très dense. C'est bien, mais c'est aussi un handicap, car il n'est pas possible d'aller au bout de tous les sujets. Le volet pénal n'est pas majeur, alors que c'est le problème de fond. Le fil rouge de la réforme semble être la volonté de sortir des tribunaux civils un certain nombre de contentieux, au profit de la médiation ou autre, dans le but de faire des économies au sein de l'organisation judiciaire. On peut penser qu'il y a un intérêt pour le justiciable, mais prenons garde au fait que la médiation et la conciliation ne sont pas gratuites dans certains cas.

Sur l'exécution des peines, pardonnez-moi cette formule, mais on est à la peine. Il faut arriver à faire comprendre que la détention est effectivement une sanction importante, qui doit être prononcée, mais que d'autres sanctions sont plus adaptées pour condamner quelqu'un.

Les questions du procès pénal et de l'enquête de personnalité ne sont pas encore suffisamment abordées.

Le couple formé par le procureur de la République et le juge des libertés et de la détention est de plus en plus puissant, au détriment du juge d'instruction. Pourquoi pas ? Dans ce cas, choisissons entre les deux systèmes, et ne restons pas au milieu du gué.

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