Intervention de Sophie Taillé-Polian

Réunion du 9 octobre 2018 à 14h30
Lutte contre la fraude — Adoption des conclusions modifiées d'une commission mixte paritaire

Photo de Sophie Taillé-PolianSophie Taillé-Polian :

Monsieur le président, monsieur le secrétaire d’État, monsieur le rapporteur, chers collègues, la lutte contre la fraude fiscale est un combat de longue haleine, qui nous mobilise régulièrement. C’est l’un des plus grands défis du moment que de trouver les moyens d’en finir avec ce fléau, qui nuit à l’équilibre du budget des États et contrevient au pacte social en vertu duquel chacun contribue à hauteur de ses moyens au financement des politiques publiques et de la solidarité nationale.

Par conséquent, nous nous félicitons qu’un texte traite de ce sujet, dans la continuité des lois de 2013 et de 2016, et nous notons avec satisfaction un certain nombre d’avancées, comme la mise en œuvre de dispositifs pour encadrer l’activité des plateformes internet – sur le fondement d’ailleurs de propositions construites par le Sénat, notamment sous l’impulsion du rapporteur général du budget. Nous saluons également la mise à disposition de l’administration de Bercy de nouveaux outils tels que le name and shame, la responsabilité des intermédiaires ou la création de la police fiscale.

Cependant, au-delà de ces avancées notables, indiscutables, ce projet de loi représente, à notre sens, une série d’occasions manquées.

Pour ce qui concerne, d’abord, le verrou de Bercy, le texte présente finalement des propositions bien moindres que celles qui avaient été préconisées à l’unanimité par la mission parlementaire. Certes, la transmission automatique des dossiers les plus graves constitue une avancée réelle, mais nous considérons que c’est un simple « pied dans la porte » et que le texte ne va pas assez loin. En effet, nous estimons que davantage de dossiers devraient être transmis directement au parquet, notamment ceux qui ont donné lieu à une pénalité administrative de 40 % : de tels cas nous semblent déjà relativement graves et susceptibles d’être examinés par un juge.

Manque également, dans cette nouvelle version du verrou de Bercy, seulement assoupli, la possibilité pour les juges d’ouvrir une information judiciaire de leur propre initiative, sans avoir obtenu l’aval préalable du ministère de l’économie et des finances, sur des affaires connexes issues d’une procédure non strictement fiscale – je pense par exemple à des enquêtes sur des faits de corruption ou des délits financiers.

Le projet de loi représente également une occasion manquée en ce qui concerne la jurisprudence Talmon, comme notre collègue Nathalie Delattre l’a fort bien souligné. Il nous semblait important d’inscrire dans la loi cette jurisprudence, qui a permis d’ouvrir le procès UBS mais qui reste fragile et a d’ailleurs été attaquée lors de l’audience d’hier. On nous dit que l’inscrire dans la loi la fragiliserait encore davantage : cette subtilité échappe à bon nombre d’entre nous ! Nous restons sur notre faim.

Pour ce qui concerne les lanceurs d’alerte, on aurait pu aller plus loin, de même qu’en matière de lutte contre l’optimisation et l’évasion fiscales. L’optimisation fiscale est marquée par des pratiques souvent agressives, en tout cas ne respectant pas l’esprit de la loi : les niches fiscales sont alors utilisées sans dessein économique, uniquement pour éviter l’impôt. D’ailleurs, certains députés de la majorité partagent notre avis : j’ai lu ce matin, dans Le Monde, que des députés du groupe La République en Marche – sans doute minoritaires – allaient déposer des amendements visant à remettre en cause un certain nombre de niches qui favorisent l’évasion fiscale. Si le Gouvernement voulait nous montrer qu’il est en pointe dans la lutte contre l’optimisation et l’évasion fiscales, il ferait en sorte de resserrer ces niches fiscales, afin de ne pas laisser prospérer certaines pratiques. Mais nous pensons que, malheureusement, l’objectif principal du Gouvernement en matière de politique fiscale est d’aider les entreprises coûte que coûte, quitte à réduire les dépenses sociales pour équilibrer le budget.

Le projet de loi est aussi une occasion manquée au regard de la transposition de la cinquième directive européenne anti-blanchiment. On me répondra qu’elle vient d’être inscrite par voie d’amendement dans le projet de loi PACTE relatif à la croissance et la transformation des entreprises, mais nous aurions gagné quelques mois si elle l’avait été dans le présent texte, comme nous l’avions proposé.

Au-delà de ces rendez-vous manqués, nous ne partageons pas la philosophie selon laquelle la fraude fiscale ne serait pas un délit comme un autre, qu’elle ne serait pas si grave et qu’il faut privilégier la négociation pour que l’État rentre dans ses fonds. C’est oublier que peu d’entreprises sont contrôlées, mais aussi qu’il y a là une faute morale grave de la part des entreprises ou des particuliers en cause. Pour notre part, nous souhaitons que l’on mette en place une véritable logique de dissuasion, sans pour autant lancer une chasse aux sorcières. Les nouveaux outils juridiques du plaider coupable et de la convention judiciaire d’intérêt public inscrits dans ce projet de loi relèvent de la philosophie que nous dénonçons. Nous n’y sommes pas favorables.

Mon collègue Thierry Carcenac reviendra sur les nombreuses interrogations que nous inspirent les moyens qui seront mis à disposition de l’administration fiscale.

En conclusion, je dirai que l’expérience nous apprend qu’il y a deux sortes de lois contre la fraude : celles qui interviennent après de grands scandales et celles dont l’objet est de compenser une politique fiscale très avantageuse pour les plus favorisés. Manifestement, ce texte s’inscrit dans la seconde catégorie ; c’est pourquoi nous nous abstiendrons.

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