Intervention de Sophie Joissains

Réunion du 9 octobre 2018 à 14h30
Programmation 2018-2022 et réforme pour la justice – renforcement de l'organisation des juridictions — Discussion en procédure accélérée d'un projet de loi et d'un projet de loi organique dans les textes de la commission

Photo de Sophie JoissainsSophie Joissains :

Monsieur le président, madame la garde des sceaux, mes chers collègues, à la lecture de l’intitulé des deux textes qui nous sont présentés, il était légitime d’être enthousiaste : une réforme de la justice, doublée d’une programmation budgétaire pluriannuelle…

Le problème est effectivement principalement financier. Le tableau de bord de la justice publié par le Conseil de l’Europe classe notre pays à la vingt-troisième place en termes de pourcentage du PIB consacré à la justice.

Malheureusement, la loi de programmation des finances publiques pour les années 2018 à 2022 a déjà été adoptée et il n’y a donc pas de surprise. Une augmentation, tout de même notable, de près de 4 % par an du budget de la justice est certes prévue, ainsi que la création de 6 500 postes. Le Sénat prévoyait une hausse de 5 % et, surtout, la création de 13 700 emplois… La commission a, heureusement, rétabli cette ambition.

Il peut paraître curieux que j’évoque en premier lieu le budget. En fait, à la lecture des projets de loi, si un effort indéniable a été fait en vue d’une plus grande efficacité, une certitude se dessine : ces réformes ont été conçues selon un prisme d’abord gestionnaire, au détriment des intérêts du justiciable et, de fait, des principes d’une bonne administration de la justice : accessibilité, qualité, impartialité, protection des libertés, prise en considération des plus vulnérables…

Vous en conviendrez avec moi, la justice est un service public, une administration, certes, mais aussi et surtout l’incarnation d’un pilier de la démocratie, du « troisième pouvoir » décrit par Montesquieu, qui, malmené, mal équilibré, faute d’effectifs suffisants ou de respect vigilant de certains principes, peut broyer des vies. Il importe donc de se montrer particulièrement vigilant, parallèlement et de manière équilibrée, quant à son efficacité et aux garanties entourant les libertés individuelles.

La diversité, la technicité de ces deux projets de loi et le temps qui m’est imparti limitent mon propos. La discussion des articles nous permettra d’entrer dans le détail et d’approfondir.

J’évoquerai tout d’abord le large mouvement de déjudiciarisation opéré par cette réforme. Nous n’avons pas d’objection de principe en la matière. Que certains actes ou certaines missions soient transférés à d’autres acteurs que l’institution judiciaire ne nous pose pas difficulté. Mais il existe malgré tout un inconvénient à cet exercice : l’augmentation du coût pour le justiciable, qui perdle bénéfice de la gratuité de certains actes. Le fait que les tarifs soient réglementés limite certes le préjudice qui sera le sien, mais il ne l’annule pas : c’est là une atteinte au principe d’égalité des citoyens devant la loi. La commission des lois a supprimé certains de ces transferts, d’autres amendements de suppression ont été déposés.

Pour ce qui concerne le volet pénal, l’article 40 du projet de loi étend la compétence de la formation à juge unique du tribunal correctionnel.

Depuis 1972, un nombre considérable d’affaires correctionnelles font l’objet d’un jugement rendu à juge unique, mais il s’agit des délits les plus mineurs. Le projet de loi prévoit l’introduction de près de 170 délits dans le champ de compétence du juge unique ! Une telle évolution paraît dangereuse, sur le plan tant de la qualité que de l’impartialité de la justice rendue.

La collégialité est une garantie en matière d’échanges, d’ajustements, d’examen plus détaillé des cas d’espèce, de prise en considération du justiciable. Nous savons tous combien, particulièrement dans le domaine pénal, une affaire apparemment simple peut se révéler complexe. Nous savons aussi que les juges sont surchargés et que, à l’évidence, leur attention ne peut être aussi aiguë à la vingtième ou trentième affaire de la journée qu’à la première.

N’occultons pas le fait que ce qui justifie avant tout le basculement de près de 170 délits dans le champ de compétence du juge unique, ce sont des raisons budgétaires, et sûrement pas l’amélioration des garanties pour le justiciable… Je rappelle ici que, si la commission l’a amendé sur ce point sur l’initiative de nos corapporteurs, le projet de loi initial permettait aussi que l’appel puisse être jugé dans cette formation. Une justice expéditive, comme une justice inégalitaire du reste, ne mérite plus le nom de justice.

Une autre évolution majeure opérée par le texte ne fait, elle aussi, qu’accentuer un phénomène qui semble inéluctable depuis plusieurs années : je veux parler de l’inflation des missions dévolues au parquet.

Le tableau de bord du Conseil de l’Europe désigne nettement la surcharge des procureurs comme responsable de l’allongement des procédures.

De fait, le projet de loi réduit de moitié l’augmentation des effectifs prévue par le Sénat. En revanche, il déjudiciarise, dématérialise à tour de bras, il simplifie la procédure pénale en renforçant de manière excessive et dangereuse les prérogatives du parquet, par une réduction notable de la place du juge d’instruction. Avec ce texte, la logique inquisitoire se substitue insidieusement à la logique accusatoire…

La commission des lois a accompli un véritable travail de rééquilibrage. Pour n’en citer que les principaux points, elle a limité l’extension à la grande majorité des délits des techniques d’enquête intrusives dans la vie privée. Elle a veillé à ce que le juge d’instruction ne soit pas marginalisé dans la procédure pénale. Elle a maintenu la collégialité des travaux de la chambre de l’instruction de la cour d’appel, garanti la présence de l’avocat lors des perquisitions, maintenu l’obligation de présentation au procureur pour la prolongation de la garde à vue, supprimé la procédure de comparution à effet différé et modéré l’extension du champ des procédures pénales transactionnelles.

Accroître les pouvoirs du parquet, c’était aussi occulter le fait que, quelles que soient les compétences et la valeur professionnelle de ses membres, le parquet ne constitue pas une « autorité judiciaire » au sens de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales. Cet état de fait a déjà entraîné plusieurs condamnations de la France, et la situation ne pourra s’améliorer tant que des garanties supplémentaires d’indépendance statutaire n’auront pas été apportées par une révision constitutionnelle. Le Sénat avait d’ailleurs voté cette modification dès 2013 !

Tant qu’une telle révision de l’article 65 de la Constitution n’aura pas été adoptée, il ne sera pas raisonnable de continuer à confier au parquet des pouvoirs toujours plus importants, surtout lorsqu’il s’agit des techniques d’enquête les plus intrusives dans la vie privée.

Notre commission des lois a fait, sur ce volet du texte, un important travail, fidèle à la tradition de défense des libertés individuelles à laquelle la Haute Assemblée est si attachée. Le texte proposé par nos collègues François-Noël Buffet et Yves Détraigne permet de préserver un équilibre entre l’efficacité dans la recherche des auteurs d’infraction, d’une part, les libertés et les droits de la défense, d’autre part.

On vient de le voir, la vague de rationalisation opérée par ce texte a préservé certains acteurs du monde judiciaire. D’autres, en revanche, ont été balayés par cette même vague : le juge d’instruction, mais aussi les jurés des cours d’assises.

Cela a été rappelé, le texte prévoit la création d’un tribunal criminel qui serait compétent pour juger les personnes accusées d’un crime puni de quinze ans ou de vingt ans de réclusion criminelle. Je comprends l’intérêt de cette mesure par rapport à la correctionnalisation. Néanmoins, était-il nécessaire de supprimer les jurés d’assises ?

Ce tribunal serait composé exclusivement de magistrats professionnels. Pourquoi vouloir se priver d’un jury citoyen ? On pourrait penser que c’est par souci d’économie, mais, si l’on s’en réfère à l’étude d’impact, il n’en est rien. On invoquera l’engorgement des cours d’assises. Mais en quoi la disparition des jurés populaires améliorerait-elle les choses ?

En ces temps d’incertitude et de défiance, ne faudrait-il pas plutôt rapprocher nos concitoyens de l’institution judiciaire ? La justice n’est-elle pas rendue au nom du peuple français ? Au nom de quoi celui-ci devrait-il être écarté ? Il ne s’agit, pour le moment, que d’une expérimentation, mais on peut malgré tout s’interroger.

J’ai en mémoire, mes chers collègues, la loi du 10 août 2011 sur la participation des citoyens au fonctionnement de la justice pénale et le jugement des mineurs, qui, au lieu de réduire le nombre de jurés d’assises, prévoyait au contraire d’intégrer des jurés populaires dans certaines formations du tribunal correctionnel !

Enfin, je souhaite revenir sur l’article 53, qui prévoyait initialement la fusion des tribunaux d’instance et des tribunaux de grande instance, pour faire du tribunal de grande instance la seule juridiction compétente en matière civile en première instance.

Cette évolution entraînerait deux conséquences.

La première, immédiate, c’est la disparition des tribunaux d’instance, dont beaucoup se sont émus.

La seconde, plus lointaine, suscite néanmoins une vive inquiétude : la création de ces chambres détachées ne sera-t-elle pas, de fait, la première étape vers la disparition effective de certains lieux de justice ?

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