C'est volontiers que j'ai répondu à votre invitation. La gestion des ressources humaines dans la fonction publique m'a toujours intéressé. Dès mon premier poste, à la direction du Budget, j'avais en charge la politique salariale de l'État et des entreprises publiques.
Dans une organisation, l'efficacité ne peut être obtenue que si les personnes en charge sont responsables. Dans le code babylonien d'Hammourabi, en 1750 avant JC, il était dit qu'un maçon qui avait construit une maison qui s'écroule devait lui-même connaître la mort. Il y avait donc un lien direct entre l'action et la sanction. L'une des difficultés des très grandes organisations est la stratification de règles - qui toutes ont leur justification initiale et qui, pour un certain nombre d'entre elles, doivent demeurer - qui conduisent de fait à une déresponsabilisation : les personnes peu efficaces ne sont pas sanctionnées, les personnes efficaces ne sont pas récompensées. Le résultat est une efficience sous-optimale et une insatisfaction des bénéficiaires du service.
Lorsque j'étais Secrétaire général adjoint de l'Élysée, beaucoup de fonctionnaires venaient me voir - car l'une de mes missions était de préparer les nominations en conseil des ministres - pour se plaindre d'être inemployés alors qu'ils avaient fait telle grande école et avaient tel remarquable cursus. J'en ai déduit qu'il fallait se pencher sur la gestion des ressources humaines de la haute fonction publique, d'autant que j'ai vu un certain nombre de directions d'administration centrale être pourvues selon des règles qui n'avaient rien à voir avec la préoccupation d'affecter le bon talent au bon poste. Nous avions convaincu le chef de l'État et le Premier ministre, ainsi que Jean-Marc Sauvé, alors secrétaire général du gouvernement (SGG), de créer, au même niveau hiérarchique que le SGG, une fonction de secrétaire général de l'administration de l'État, qui aurait pour fonction de préparer les nominations aux postes pourvus en conseil des ministres, et plus généralement de gérer la très haute fonction publique. Ce poste a été créé par un décret, nous avons procédé à des auditions, mais le candidat que nous avions sélectionné ne convenait pas au Premier ministre de l'époque, Dominique de Villepin qui, plutôt que de chercher un autre candidat, a préféré surseoir. Avec le changement de Président de la République, ce poste n'a jamais été pourvu, malgré mes efforts.
Depuis, l'État a fait des progrès et les hauts fonctionnaires de responsabilité sont désormais souvent nommés à l'issue d'auditions. Pour autant, pour des raisons liées à la responsabilisation évoquée ci-dessus et à la gestion des rémunérations, nous sommes confrontés à une certaine démotivation des hauts fonctionnaires, et nous constatons une fuite des talents, y compris dans la fonction publique militaire, où les officiers généraux se plaignent de perdre de plus en plus de capitaines et de commandants. C'est que le niveau des rémunérations de la haute fonction publique n'est pas adapté, notamment pour des métiers dans lesquels on ne peut pas compter sur une double rémunération pour assurer les revenus du ménage en raison de l'obligation de mobilité géographique, comme celui de sous-préfet par exemple
Inversement, dans les grands cabinets de conseil en stratégie, les employés voient leur performance évaluée au minimum tous les quinze jours, par leurs supérieurs, leurs pairs et leurs subordonnés.
Songeons que 57 % du PIB est géré par la puissance publique de façon directe ou indirecte. Si l'on excepte les missions régaliennes - police, justice, armée et peut-être éducation - la puissance publique n'est autre chose qu'un syndic de copropriété qui gère une copropriété en faillite. Or vous savez que la copropriété est sans doute le domaine de la vie humaine ou l'on peut se quereller le plus avec son meilleur voisin. Cette mission, qui est la plus dure, la plus éminente, celle qui requiert le plus de qualités personnelles et de science, de techniques et de diplomatie, est exercée par des gens insuffisamment reconnus et insuffisamment gérés.
Je ne peux donc que saluer l'exercice que vous entreprenez. Nous avons besoin d'une fonction publique qui ait non seulement des valeurs d'expertise, mais aussi des valeurs de caractère. Pour qu'elle cultive ces valeurs de caractère, il faut qu'elle soit reconnue et que les personnes qui ont le plus de caractère y soient attirées, et qu'on les incite à y rester. Si l'on n'y sanctionne pas les mauvais et qu'on ne récompense pas les bons, je ne suis pas sûr qu'on parvienne à ce résultat.
Dans un livre récent, Jean-Christian Petitfils évoque le duc de Gramont, qui était le ministre des affaires étrangères au moment où la catastrophique guerre de 1870 a été déclenchée - uniquement parce que la dépêche qui nous a donné satisfaction était rédigée de façon un peu moqueuse. Vingt ans après, rappelant que l'impératrice Eugénie était très antiallemande, que toute la France était très antiallemande, il aurait déclaré : « j'ai été galant avec la princesse Eugénie, j'aurais dû être galant avec la France. »
Pour que les fonctionnaires puissent être galants avec la France, il faut leur donner les moyens humains et matériels d'avoir l'indépendance qui leur permet de demeurer au service de l'État pendant une durée suffisamment longue pour que leur expertise soit mise au service de leur courage.