Nous recevons ce matin M. Augustin de Romanet de Beaune, président-directeur général du groupe ADP, que nous remercions de s'être rendu disponible rapidement, malgré un emploi du temps que nous savons chargé.
Nous souhaitons connaître votre point de vue sur les mutations de la haute fonction publique. Vous êtes, initialement, administrateur civil à la direction du Budget et vous avez exercé - et vous continuez à le faire - des fonctions de direction de grands groupes publics, dont il est naturel qu'elles soient confiées à des hauts fonctionnaires. Vous avez aussi fait des passages par le secteur privé. Comment percevez-vous l'articulation entre secteur public et secteur privé ? Au-delà des parcours personnels, quel intérêt pour la haute fonction publique peut avoir le passage de l'un à l'autre ? Comment voyez-vous l'évolution des parcours de haut fonctionnaire ? Enfin, quel est votre avis sur l'articulation entre l'administration, les cabinets ministériels et les grands corps ?
Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, M. Augustin de Romanet de Beaune prête serment.
C'est volontiers que j'ai répondu à votre invitation. La gestion des ressources humaines dans la fonction publique m'a toujours intéressé. Dès mon premier poste, à la direction du Budget, j'avais en charge la politique salariale de l'État et des entreprises publiques.
Dans une organisation, l'efficacité ne peut être obtenue que si les personnes en charge sont responsables. Dans le code babylonien d'Hammourabi, en 1750 avant JC, il était dit qu'un maçon qui avait construit une maison qui s'écroule devait lui-même connaître la mort. Il y avait donc un lien direct entre l'action et la sanction. L'une des difficultés des très grandes organisations est la stratification de règles - qui toutes ont leur justification initiale et qui, pour un certain nombre d'entre elles, doivent demeurer - qui conduisent de fait à une déresponsabilisation : les personnes peu efficaces ne sont pas sanctionnées, les personnes efficaces ne sont pas récompensées. Le résultat est une efficience sous-optimale et une insatisfaction des bénéficiaires du service.
Lorsque j'étais Secrétaire général adjoint de l'Élysée, beaucoup de fonctionnaires venaient me voir - car l'une de mes missions était de préparer les nominations en conseil des ministres - pour se plaindre d'être inemployés alors qu'ils avaient fait telle grande école et avaient tel remarquable cursus. J'en ai déduit qu'il fallait se pencher sur la gestion des ressources humaines de la haute fonction publique, d'autant que j'ai vu un certain nombre de directions d'administration centrale être pourvues selon des règles qui n'avaient rien à voir avec la préoccupation d'affecter le bon talent au bon poste. Nous avions convaincu le chef de l'État et le Premier ministre, ainsi que Jean-Marc Sauvé, alors secrétaire général du gouvernement (SGG), de créer, au même niveau hiérarchique que le SGG, une fonction de secrétaire général de l'administration de l'État, qui aurait pour fonction de préparer les nominations aux postes pourvus en conseil des ministres, et plus généralement de gérer la très haute fonction publique. Ce poste a été créé par un décret, nous avons procédé à des auditions, mais le candidat que nous avions sélectionné ne convenait pas au Premier ministre de l'époque, Dominique de Villepin qui, plutôt que de chercher un autre candidat, a préféré surseoir. Avec le changement de Président de la République, ce poste n'a jamais été pourvu, malgré mes efforts.
Depuis, l'État a fait des progrès et les hauts fonctionnaires de responsabilité sont désormais souvent nommés à l'issue d'auditions. Pour autant, pour des raisons liées à la responsabilisation évoquée ci-dessus et à la gestion des rémunérations, nous sommes confrontés à une certaine démotivation des hauts fonctionnaires, et nous constatons une fuite des talents, y compris dans la fonction publique militaire, où les officiers généraux se plaignent de perdre de plus en plus de capitaines et de commandants. C'est que le niveau des rémunérations de la haute fonction publique n'est pas adapté, notamment pour des métiers dans lesquels on ne peut pas compter sur une double rémunération pour assurer les revenus du ménage en raison de l'obligation de mobilité géographique, comme celui de sous-préfet par exemple
Inversement, dans les grands cabinets de conseil en stratégie, les employés voient leur performance évaluée au minimum tous les quinze jours, par leurs supérieurs, leurs pairs et leurs subordonnés.
Songeons que 57 % du PIB est géré par la puissance publique de façon directe ou indirecte. Si l'on excepte les missions régaliennes - police, justice, armée et peut-être éducation - la puissance publique n'est autre chose qu'un syndic de copropriété qui gère une copropriété en faillite. Or vous savez que la copropriété est sans doute le domaine de la vie humaine ou l'on peut se quereller le plus avec son meilleur voisin. Cette mission, qui est la plus dure, la plus éminente, celle qui requiert le plus de qualités personnelles et de science, de techniques et de diplomatie, est exercée par des gens insuffisamment reconnus et insuffisamment gérés.
Je ne peux donc que saluer l'exercice que vous entreprenez. Nous avons besoin d'une fonction publique qui ait non seulement des valeurs d'expertise, mais aussi des valeurs de caractère. Pour qu'elle cultive ces valeurs de caractère, il faut qu'elle soit reconnue et que les personnes qui ont le plus de caractère y soient attirées, et qu'on les incite à y rester. Si l'on n'y sanctionne pas les mauvais et qu'on ne récompense pas les bons, je ne suis pas sûr qu'on parvienne à ce résultat.
Dans un livre récent, Jean-Christian Petitfils évoque le duc de Gramont, qui était le ministre des affaires étrangères au moment où la catastrophique guerre de 1870 a été déclenchée - uniquement parce que la dépêche qui nous a donné satisfaction était rédigée de façon un peu moqueuse. Vingt ans après, rappelant que l'impératrice Eugénie était très antiallemande, que toute la France était très antiallemande, il aurait déclaré : « j'ai été galant avec la princesse Eugénie, j'aurais dû être galant avec la France. »
Pour que les fonctionnaires puissent être galants avec la France, il faut leur donner les moyens humains et matériels d'avoir l'indépendance qui leur permet de demeurer au service de l'État pendant une durée suffisamment longue pour que leur expertise soit mise au service de leur courage.
Ont-ils bien tous à l'esprit que leur patron, c'est la France, et que ce n'est pas pour eux-mêmes qu'ils travaillent ?
Poser la question, c'est y répondre ! Le problème est plutôt que le système ne donne pas suffisamment de satisfactions aux fonctionnaires dans des formes simples, ce qui peut les pousser à utiliser leur métier à leur propre service. On parle parfois de rémunération à l'égyptienne, c'est-à-dire non pas en argent mais en prestige : en tapisseries d'Aubusson, en domesticité, ou par la mise à disposition d'hôtels particuliers que la République entretient en maints endroits du territoire. Ce n'est pas satisfaisant.
Nous ne nous occupons pas seulement des problèmes de gestion de la haute fonction publique, même si vous nous confirmez qu'ils expliquent en partie les migrations de la haute fonction publique vers le privé. Maire, j'ai eu à m'occuper de personnel. La question est de savoir pourquoi les supérieurs hiérarchiques ne prennent pas leurs responsabilités. Pourquoi ces nominations à contre-emploi ? Pourquoi les promotions ne se font-elles pas plus au mérite ? Ce renoncement des plus hauts responsables de l'État à tous les échelons est dramatique. Et que se passe-t-il à l'ENA ?
J'ai bien fait attention de ne pas dresser un constat trop noir ! Pour moi, nul ne fait le mal volontairement. Ce n'est donc pas une question de personnes mais une question de système. Les problèmes principaux sont l'absence de sanctions et de responsabilisation, le sentiment d'éternité et l'absence de fertilisation croisée entre le monde public et le monde privé. Lorsque je suis parti dans le privé, j'ai découvert l'angoisse du chiffre d'affaires. Pendant six mois, je n'ai pas eu de clients. J'ai connu l'angoisse du lendemain. Ensuite, cela s'est tellement bien passé que je me suis posé la question du sens de tout cela et que j'ai souhaité revenir dans le secteur public pour y apporter l'expérience que j'avais acquise, et que je croyais être utile pour la modernisation de l'État.
Dans l'administration, je me suis retrouvé dans un monde où l'on ne connaissait pas la valeur du temps. Directeur de cabinet du ministre du Budget, je constatais que les services fiscaux trouvaient normal que des procédures durent plusieurs années.
Je ne les ai pas laissé faire ! Mais je voyais bien que le simple fait de recevoir un contribuable en délicatesse publique avec les services fiscaux pour lui expliquer la loi faisait que toute l'administration me jetait l'opprobre. J'estimais que tout contribuable avait droit à notre respect, et que l'administration devait travailler aussi vite que possible.
L'immense majorité des fonctionnaires se comportent très bien : nul ne fait le mal volontairement, je le répète. Les agents publics, en particulier dans la haute fonction publique, ont choisi de servir l'État. L'objet de nos réflexions doit être de trouver comment améliorer l'organisation du système pour qu'il soit plus performant.
Par exemple, il ne faudrait pas réserver à ceux qui ont le statut de fonctionnaire les postes de directeurs d'administration centrale. J'ai beaucoup de respect pour le statut des fonctionnaires, dont je bénéficie moi-même. Il n'en demeure pas moins qu'est attaché à ce statut un sentiment de pérennité - et peut-être une ignorance de ce qui se fait dans d'autres mondes. Je crois donc qu'on enrichirait très fortement la fonction publique si on ouvrait le vivier des personnes pouvant être nommées à des postes de direction. On pourrait prévoir des contrats de trois ou six ans, auxquels seraient attachées des lettres de mission précises. Si ces lettres de mission étaient respectées, on pourrait reconduire le titulaire. Sinon, il n'aurait pas vocation à rester dans la fonction publique.
Évidemment, il faudrait accepter de prévoir des rémunérations différentes de celles des fonctionnaires qui ont la garantie de l'emploi, pour attirer des candidats qui acceptent de prendre des risques et de mettre leur vie professionnelle en jeu.
Pourquoi ne pas imaginer un système où les fonctionnaires soient suffisamment bien payés pour attirer véritablement des talents ? Le paradoxe est qu'on recrute des gens très compétents et qu'on vient nous dire que cela ne fonctionne pas.
Ce n'est pas moi qui le dit, c'est vous qui me faites partager votre mécontentement ! Lorsqu'on recrute un fonctionnaire, on lui demande de sauter six mètres à la perche : c'est le sens des épreuves du concours. Mais quelqu'un qui saute six mètres à la perche à vingt ans ne le fait pas toute sa vie ! Ce n'est pas parce qu'on a été reçu à Polytechnique, à l'ENA ou à l'École des mines qu'on aura toute sa vie dynamisme et motivation dans son métier.
On pourrait tenir compte de l'expérience. Ainsi, pour la nomination des préfets, je milite pour qu'on utilise mieux le vivier des sous-préfets. Pourtant, on continue à recruter des personnes sans expérience.
Pour ma part, en tant que président-directeur général du groupe ADP, j'ai conduit une évolution de cette entreprise que j'espère positive. En tout cas, la valeur boursière de l'entreprise est passée de 5,5 milliards d'euros à 18,5 milliards d'euros en six ans.
Nous avons installé notre siège social au plus près des clients, à l'aéroport Charles-de-Gaulle, et nous avons obtenu le lancement de la ligne CDG-Express qui permettra à tous les Français d'aller en vingt minutes, sans arrêt, quatre fois par heure, entre la gare de l'Est et Roissy.
Si on s'occupait en plus du reste des transports publics, ce serait parfait !
Bref, il importe plus que jamais de créer une vraie direction des ressources humaines de l'État. Lorsqu'un ministère crée une direction des ressources humaines, cela donne d'excellents résultats. Ainsi, dans l'armée de terre qui, comme la marine ou l'armée de l'air, est un corps qui a soin de valoriser les personnes, une direction des ressources humaines a mis en place une marque employeur pour rendre le recrutement attractif et a instauré des systèmes d'évaluation. Si je ne devais faire qu'une seule proposition, ce serait de promouvoir une véritable professionnalisation de la fonction ressources humaines de l'État. Il devrait y avoir dans chaque ministère des directeurs des ressources humaines, et au niveau interministériel une direction des ressources humaines qui prenne en charge la question des carrières et des rémunérations.
Vous savez, notre État a une tradition de mensonge sur les rémunérations. À la direction du budget, lorsque j'ai traité mon premier questionnaire parlementaire, mon chef m'a conseillé de minorer fortement la réponse à la question portant sur les primes des hauts fonctionnaires ! Lorsque j'étais directeur adjoint de cabinet du Premier ministre, j'ai demandé que dans chaque ministère, la fourchette de primes de tous les directeurs soit la même, car je ne supporte pas l'idée que, quand on est directeur de la Sécurité sociale, directeur des collectivités locales ou directeur de l'alimentation, on ait une marge de manoeuvre différente pour les primes que si l'on est directeur au ministère des Finances. Il a fallu se battre !
Il faut aussi parler des sujets qui fâchent. Si vous voulez nommer à la tête d'une entreprise publique un dirigeant qui vient d'une fonction où il est remarquablement rémunéré, et que vous lui proposez de diviser ses émolument par trois, il ne viendra pas - mais il ne dira pas pourquoi. En 2002, lorsque la filière spatiale française était en panne, nous avons dû trouver un directeur du Centre national d'études spatiales. Nous avons été le chercher chez EDF - c'était Yannick d'Escatha - où il avait magnifiquement réussi. La rémunération proposée par la direction du Budget représentait le tiers de ce qu'il gagnait chez EDF ! Alain Lambert, ministre du Budget, a pris sur lui d'accepter ma proposition de lui conserver le même niveau de rémunération. Un an après, ce directeur est revenu me voir et m'a expliqué que, désormais, toutes les fusées Ariane partaient sans problème. Les ingénieurs qui géraient les différents étages de la fusée ne se parlaient plus, il les avait fait se reparler. Et on entend désormais que 83 tirs d'Ariane n'ont pas failli. Cela, parce qu'on avait accepté d'avoir la bonne personne au bon endroit, rémunérée d'une manière qui correspondait à ses responsabilités. Comme disent les anglo-saxons, when you pay peanuts, you get monkeys !
Continuer, dans nos entreprises publiques, à mener des politiques malthusiennes à cet égard, qui décalent fortement les rémunérations des principaux responsables par rapport au privé, aura des conséquences très négatives, sans que jamais personne ne se plaigne, car ceux qui refusent d'exercer des postes parce qu'ils considèrent qu'ils sont mal rémunérés ne s'en vantent pas... Et ceux qui les acceptent dans ces conditions ne sont pas nécessairement les meilleurs. Pour ma part, mon passage dans le privé m'a apporté deux choses.
Lorsque je suis arrivé au Crédit Agricole, mon chef m'a donné quatre objectifs. Ma rémunération dépendait de l'atteinte, ou non, de ces objectifs. Quant à mon activité dans la banque d'affaires, elle m'a conduit à me demander pourquoi mes clients me demandaient des services alors même que je n'avais pas spécialement de formation dans le secteur en question. J'ai compris que les clients attendaient que je sois totalement dédié à ma tâche et, surtout, que je sois responsable, c'est-à-dire que les clients aient la faculté de me mettre personnellement en cause si l'opération ne marchait pas. Or, dans nos systèmes extrêmement hiérarchisées, le principe de responsabilité connaît une dilution préoccupante.
Il faut faire du directeur des ressources humaines l'auxiliaire du directeur de l'administration, du ministre ou du président de l'entreprise. L'important est de mettre en place les bonnes personnes aux bons endroits. À mon sens, d'ailleurs, un directeur des ressources humaines de grande qualité a vocation à devenir soit PDG, soit ministre, soit directeur d'administration centrale, tout comme d'ailleurs le directeur financier, le directeur de production ou le directeur de la communication, s'ils ont une vision holistique du système. Au fond, le seul déterminant du succès d'une organisation, c'est la qualité des femmes et des hommes qui y sont, et leur motivation. Tout le reste est de la littérature.
Merci pour ces informations. Quand je pense que nous devons tout déclarer, au centime près ! Peut-être faudrait-il une commission d'enquête sur les rémunérations publiques ? Que recouvrent les 57 % du PIB que vous avez évoqué ? Il faudrait sans doute revoir l'évolution des carrières. Comme partout, il y a des fonctionnaires qui sont sérieux et respectent toutes les règles, et d'autres qui, de temps en temps, abusent de leur situation. Que faire pour éviter cela ?
Vous avez indiqué que le choix d'un directeur d'administration centrale, en termes de ressources humaines, relevait du hasard. Qu'avez-vous voulu dire ?
Sur la transparence des rémunérations, mon exemple date de 1986. Depuis, la situation a beaucoup évolué. Mais nous venons de loin ! Et notre héritage culturel est toujours de ne pas considérer que la valorisation des personnes est le nerf de la performance - sauf dans quelques îlots que j'ai évoqués, et qui sont des organisations performantes.
Quant aux 57 % du PIB, ils représentent les dépenses publiques de l'État, de la sécurité sociale et des collectivités locales ainsi que de certains établissements publics délivrant des services donnant lieu à paiement de prix
En ce qui concerne les mutations de la haute fonction publique - sujet délicat - je crois qu'il faut surtout éviter de sur-réglementer, de crainte de dissuader les candidats. Gare aux bonnes intentions ! Une des leçons que j'ai tirées de ma vie professionnelle au ministère des Finances est qu'il ne faut jamais faire de loi pour des cas particuliers. Il y a sûrement des personnes qui ont des comportements non éthiques partout ; pas seulement des fonctionnaires - et même, les fonctionnaires ont plutôt une éthique très supérieure à la moyenne. Je n'ai donc pas le sentiment qu'il faille changer quoi que ce soit aux lois, sinon peut-être pour faciliter les allers-retours entre le public et le privé. Comme je vous l'ai dit, nul ne fait le mal volontairement.
Le monde public et le monde privé ne se connaissent pas assez. Il y a dans le privé un rapport à la réalité, un rapport à l'efficacité, un rapport à ce qu'on appelle l'accountability infiniment supérieur à celui du monde public, un sens de la responsabilité très supérieur à celui du public - mais, au fond, pas tellement de sens de l'intérêt général. Il est donc dommage de ne pas marcher sur nos deux jambes ! Il faut, dans le secteur privé, beaucoup plus de sens de l'intérêt général et, dans le secteur public, beaucoup plus de sens de la responsabilité, de l'efficacité, de la nécessité de rendre des comptes, de la transparence. C'est pourquoi je suis favorable au mélange : les fonctionnaires qui vont dans le privé y apportent tout ce qui fait leur talent, leur expérience. Et ils y apprennent les notions d'efficacité et de responsabilité, qui peuvent leur être très utiles quand ils reviennent dans le public. Inversement, les personnes qui viennent du privé et arrivent dans le public renversent peut-être parfois les meubles, mais apportent une approche différente et, je pense, utile.
Au sein du groupe ADP, nous avons trouvé beaucoup de bénéfice à faire travailler des gens qui sont habitués aux réorganisations dans le secteur privé, et nous avons réussi à marier les deux cultures.
Quant à la gestion des ressources humaines, je me référais à certaines nominations de directeurs d'administration centrale effectuées par le passé sans mise en concurrence, pour des raisons très contingentes. Cela me paraissait regrettable. Désormais, au sein des services du Premier ministre, il y a un service spécialisé dans la gestion des hauts potentiels de l'État.
Vous avez dit la vérité, j'en témoigne, au sujet de M. d'Escatha : j'étais alors au ministère de la recherche, et je me rappelle que la rémunération proposée nous avait parue énorme, et que le ministre du Budget avait dû intervenir.
Vous parlez de mélanges avec le privé, mais peut-être faudrait-il aussi travailler au mixage interne. Or notre système empêche presque les promotions internes. Si vous n'avez pas compris à quel point c'était important de sauter six mètres à vingt ans, difficile de faire valoir ensuite votre expérience. Parfois, les bonnes personnes sont à des grades où elles ne peuvent pas espérer prendre certaines responsabilités. Quant à la motivation par la rémunération, il y a dans l'administration beaucoup de personnes dont la motivation n'est pas attachée à la rémunération, mais qui veulent faire reconnaître leur connaissance des métiers et du travail.
Que vous inspire l'idée qu'il y aurait une aristocratie administrative ? La diversité des métiers et des secteurs, dans le public, ne devrait-elle pas vous conduire à nuancer un peu vos propos sur le décalage entre public et privé ? Votre propos m'a plutôt semblé axé sur la gestion de services qui pouvaient avoir des analogies assez forte avec le fonctionnement du secteur privé. Que pensez-vous du spoil system ? Les ministres passent, mais les hommes restent, dans les administrations et mêmes dans les cabinets ! Les défaillances de la gestion des ressources humaines sont peut-être responsables de l'infantilisation qu'on observe dans la haute fonction publique, avec une recherche permanente de la promotion, qui n'est pas un facteur d'efficacité.
Quelles peuvent être les autres modalités de recrutement de la haute fonction publique que celles que l'on connaît aujourd'hui ? Pour les élus locaux, le renouvellement du personnel préfectoral tous les deux ans est insupportable. Comment construire dans ces conditions des visions partagées ? S'il est nécessaire d'ajuster les gratifications aux responsabilités, le statut a-t-il encore un sens ?
Nos débats sont éminemment politiques.
Au fond, l'entreprise « sphère publique » est, de loin, la plus importante du pays. Parlons plutôt, si vous préférez, du groupe humain qui gère 57 % de la richesse nationale. Comment faire avancer ce groupe ? Je recommande la professionnalisation de la gestion de ses ressources humaines. C'est capital. Vous avez peut-être cherché à auditionner le directeur des ressources humaines de l'État. Impossible, il n'existe pas : quelle est la personne, la femme ou l'homme, dont le métier consiste à conseiller le Premier ministre ou le Président sur la gestion des hauts potentiels de l'État ?
Dans mon entreprise, je préfère recruter des caractères que des diplômes. Il vaut mieux recruter quelqu'un qui a beaucoup de valeur humaine et moins de connaissances techniques, que quelqu'un qui a beaucoup de connaissances techniques, beaucoup de diplômes, et aucune valeur humaine : vous pouvez abimer une entreprise, détruire un corps social avec des personnes très intelligentes, qui ont passé beaucoup de concours et qui n'ont aucune valeur humaine. Le contraire est faux : on peut former aux aspects techniques, mais pas aux valeurs humaines comme le courage ou la transparence. Je milite donc pour faire monter des profils qui n'ont pas forcément sauté six mètres à vingt ans. On le voit d'ailleurs plus dans le privé que dans le public - malgré le remarquable système de promotion interne. Il faut que des personnes qui arrivent au milieu de leur professionnelle, à 40 ou 45 ans, et qui n'ont pas forcément passé les meilleurs concours quand ils étaient jeunes, puissent accéder à des postes d'encadrement supérieur et de direction. Mais il faut des évaluations, des parcours de carrière, des mobilités - et tout cela ne peut être mis en oeuvre que par des professionnels.
Oui, nombre de personnes viennent au bureau pour exercer leur mission, sans se préoccuper de savoir s'ils vont gagner deux fois plus ou 10 % de moins. Néanmoins, dans certaines professions, si le traitement matériel est perçu comme insuffisant, vous n'êtes pas sûr d'attirer et de garder les meilleurs. À Bercy, j'ai milité pour la revalorisation des primes des magistrats : vu leur importance et la nécessité de leur assurer une indépendance, j'ai considéré que c'était un investissement de la collectivité que de les rémunérer mieux.
Aristocratie administrative ? On n'a pas dit mieux que Chateaubriand, l'aristocratie a 3 âges successifs : l'âge des supériorités, l'âge des privilèges, l'âge des vanités... L'administration obéit aussi à cette logique, comme tous les corps ou toutes les parties de la société.
La Défense produit un bien qui est non privatisable. Pourtant, ses agents se sentent en compétition avec eux-mêmes, car ils estiment que c'est leur dignité que d'assurer un bon service de défense du pays. Aussi attachent-ils du prix à la gestion de la ressource humaine. L'éducation pourrait tout à fait être mise en compétition - et l'est d'ailleurs un peu. Cela inviterait ce secteur public à mieux considérer ses enseignants et à se réformer de l'intérieur, pour rester l'atout que nos concitoyens voient en lui.
Je suis absolument contre le spoil system, car il équivaut à faire le procès d'intention aux serviteurs de l'État de ne pas être loyaux à leur ministre - ce qui est faux. Il n'y a pas une conception de l'intérêt général et du service public d'un parti ou d'un autre. Dans une bonne administration, l'administration propose, et le ministre décide. Pour cela, le ministre doit se voir fournir l'information la plus complète, la plus transparente et la plus honnête possible. Si vous êtes du même parti que votre ministre, vous adopterez une visée téléologique, pour lui faire plaisir. Ce n'est pas bon. Être défiant par principe à l'égard d'un serviteur de l'État, qui connaît parfaitement son secteur, serait erroné. La summa divisio passe plutôt entre l'honnêteté et la malhonnêteté intellectuelle.
Et cela favorise la pensée unique.
Je ne suis pas favorable au spoil system...
La fonction et les objectifs de la Caisse des dépôts sont-ils les mêmes que ceux d'une banque privée ?
Non, pas du tout.
Je ne saurais porter la moindre appréciation sur le travail de mon successeur. L'originalité de la Caisse des dépôts, c'est que c'est une maison dont l'objet social change à chaque génération. Après la guerre, c'était la construction de logements et la reconstruction du pays. Dans les années 60, ce fut la construction d'infrastructures. En 2007, nous avons privilégié le développement durable, le développement des PME, le logement et la promotion des universités. Pour déterminer cet intérêt général, la commission de surveillance, où le Parlement joue un rôle éminent, se concerte avec le directeur général - et ce depuis plus de 200 ans !
Merci pour votre franchise. La gestion de la fonction publique n'est pas notre seule préoccupation. Mais elle est une des raisons des migrations entre public et privé.