Je vais vous rappeler très brièvement les raisons qui vont me pousser à vous proposer d'adopter une nouvelle fois une motion tendant à opposer la question préalable, avant de tracer quelques perspectives plus encourageantes pour le futur.
Tout d'abord, les raisons de repousser une nouvelle fois ce texte.
Celles-ci sont fort simples : en nouvelle lecture, l'Assemblée nationale n'a pas fait évoluer son texte. Seules quelques précisions rédactionnelles ont été adoptées. Aucun des risques que nous avions mis en lumière, notamment sur l'article premier, n'a été pris en compte. En un mot, l'Assemblée a considéré la position du Sénat comme une posture politique, ce qui n'est pas dans nos habitudes, et n'a pas voulu entendre ce que nous portions, à savoir une incompréhension très large de la totalité de nos interlocuteurs.
Le seul point notable, paradoxalement, n'est pas de niveau législatif : c'est l'annonce par la ministre de la culture du lancement d'une mission confiée à l'ancien président de l'Agence France presse (AFP), Emmanuel Hoog, visant à créer une autorité de déontologie de la presse. La ministre a ainsi indiqué, et on ne peut que la suivre, que « le premier rempart contre la désinformation et la manipulation de l'information reste les médias et les journalistes ». Vous vous rappelez certainement, mes chers collègues, que ce point avait été abordée lors de notre table ronde avec les représentants de la presse, et semble être une piste prometteuse. Nous suivrons avec intérêt cette mission et il faudra certainement le moment venu entendre son auteur en commission. Pour autant, cela n'a que de lointains rapports avec le texte que nous étudions aujourd'hui, voire même participe de la cacophonie : si la solution est une instance de déontologie, il aurait été utile d'évoquer ce point dès le début de la discussion.
Cependant, les événements de ces dernières semaines montrent une incontestable prise de conscience des enjeux du sujet.
Tout d'abord, nos analyses ont été largement reprises.
Ainsi, le rapport « Les manipulations de l'information : un défi pour nos démocraties » du centre d'analyse, de prévision et de stratégie (CAPS) du ministère de l'Europe et des affaires étrangères et de l'Institut de recherche stratégique de l'École militaire, rendu public en août 2018, constitue une synthèse extrêmement riche des manipulations de l'information au niveau international. Les auteurs y font deux constats, que j'appuie depuis longtemps.
D'une part, le lien inextricable entre logique politique de manipulation et intérêt commercial.
Je cite le rapport : « En revanche, il ne faut pas distinguer trop nettement, comme on le fait parfois, les manipulations commerciales, dont l'intention serait de faire de l'argent, et qui pour cette raison sont souvent dépolitisées par ceux qui les analysent, des manipulations politiques, qui nous intéressent ici. Car non seulement les premières peuvent avoir, qu'elles le veuillent ou non, des effets politiques bien réels, mais les secondes peuvent aussi faire gagner de l'argent aux médias, aux plateformes numériques, voire à des adolescents macédoniens. Autrement dit, les intérêts politiques et économiques s'entremêlent ».
D'autre part, l'impact des campagnes de manipulation de l'information reste encore incertain, mais emprunte plusieurs canaux.
Aucune étude n'a pu établir avec certitude l'existence d'un « effet direct » sur les électeurs, le résultat serait plutôt, je cite de « semer le doute et la confusion et, parfois, d'encourager le passage à l'acte ». En revanche, un effet indirect sur les États se fait sentir, avec une tentation liberticide qui, je cite encore, « pourrait être le véritable effet final recherché par les puissances étrangères à l'origine des manipulations de l'information : non pas tant de convaincre la population de tel ou tel récit que d'inciter les gouvernements à prendre des mesures contraires à leurs valeurs démocratiques et libérales ». Comment ne pas mettre ces propos en parallèle avec l'article premier de la proposition de loi, qui suscite une incompréhension unanime ?
Cette analyse doit nous conduire à une réflexion approfondie sur le rôle et le statut des hébergeurs, qui, parfois contre leur volonté, ont rendu possible la diffusion massive de fausses informations, considérées par des algorithmes aveugles comme autant de sujets susceptibles de susciter l'intérêt, et donc une audience monétisée en recettes publicitaires.
C'est là où le Sénat doit prendre toute sa place.
Le 27 septembre dernier, j'ai déposé une proposition de résolution européenne sur la responsabilisation partielle des hébergeurs. À ce jour, et je tiens à vous en remercier, 87 sénatrices et sénateurs l'ont cosignée. Les signataires sont issus de tous les groupes du Sénat, ce qui marque bien la nature trans-partisane de notre réflexion, et le caractère partagé de nos analyses.
Nous sommes en phase avec deux mouvements très profonds, qui commencent à peine aujourd'hui à faire sentir leurs effets.
Premier mouvement, la prise de conscience dans les opinions publiques de l'influence des plateformes.
Je veux ici faire référence, sur une thématique proche, mais pas totalement similaire, au rapport remis le 20 septembre dernier « Renforcer la lutte contre le racisme et l'antisémitisme en ligne ». Ce rapport propose d'avancer sur la voie d'une responsabilisation des plateformes, avec la création d'un statut particulier dit « d'accélérateur de contenus », notion que j'approuve pleinement. Je note que, pour les auteurs, une telle évolution ne nécessiterait pas de rouvrir la directive « e-commerce » de 2000, mais d'amender la loi confiance en l'économie numérique de 2004. La différence avec la manipulation de l'information, qui justifie pour sa part un nouvel examen de la directive, est cependant dans la nature même du message. Comme l'ont montré les débats à l'Assemblée nationale, et les efforts de la rapporteure de la commission des lois Mme Naïma Moutchou, les « fausses informations » résistent à toute tentative de définition satisfaisante, permettant de les identifier rapidement et d'en faire un motif de retrait ou de sanction immédiat. Ce n'est pas la capacité d'une personne à communiquer des fausses informations qui doit être remise en cause, mais les modalités de diffusion propres aux plateformes qui amplifient de manière démesurée et potentiellement dangereuse, ces discours.
Second mouvement, les plateformes elles-mêmes, si j'ose dire, essaient de sauver ce qui peut l'être.
Plusieurs plateformes ont signé le code de bonnes pratiques contre la désinformation proposé par Bruxelles et présenté leurs plans d'action pour éviter les campagnes de désinformation pendant les élections européennes de 2019. La Commission européenne fera une première évaluation en décembre. Dans leurs conclusions préliminaires du Conseil du 18 octobre, les chefs d'État et de gouvernement insistent aussi sur l'importance de la lutte contre la désinformation. La commissaire chargée du Numérique, Mariya Gabriel, qui nous avait adressé un message lors de notre table ronde sur le sujet, a insisté sur quatre points : la transparence des publicités politiques sponsorisées, la démonétisation des contenus visant à désinformer, la réduction des faux comptes et des bots, et la promotion des outils à destination des citoyens. Nous ne pouvons bien entendu que partager pleinement ces objectifs, même si il est difficile de faire confiance à l'autorégulation du secteur...
Les géants du web, justement, semblent désireux de prendre des mesures, notamment pour les élections américaines de « mid terms ». Facebook a inauguré une « salle de crise » qui va réunir les principaux responsables au moment des élections. Plusieurs voies sont envisagées :
- la modération des contenus, avec une hausse des effectifs en charge de la vérification, et la suppression de faux comptes : 583 millions au premier semestre 2018 chez Facebook par exemple ;
- la transparence publicitaire chez Facebook et Twitter ;
- la lutte contre les fausses informations, avec des partenariats noués avec plusieurs grands médias pour vérifier les informations.
Comme vous le voyez, mes chers collègues, le monde bouge, et en se positionnant immédiatement dans le rejet d'une « aventure législative nationale » assez frustre, en privilégiant plutôt la voie de l'Europe, notre commission et le Sénat participent mieux, plus stratégiquement et à termes plus intelligemment au débat.