À la suite de son rapport d'information sur la formation à l'heure du numérique, Mme Catherine Morin-Desailly a déposé une proposition de loi visant à lutter contre l'exposition précoce des enfants aux écrans qui sera examinée le 14 novembre prochain par notre commission. Afin de mieux faire connaître ses enjeux à tous les membres de la commission, il était apparu important d'organiser une table ronde qui réunisse l'ensemble des parties prenantes, qu'il s'agisse de représentants du corps médical, mais également des fabricants de jouets, de terminaux et de contenus numériques. Je remercie donc par avance nos intervenants d'avoir répondu favorablement à notre sollicitation : M. Serge Tisseron, psychiatre, auteur de « 3-6-9-12 Apprivoiser les écrans et grandir » ; M. François-Marie Caron, pédiatre, ancien président de l'Association française de pédiatrie ambulatoire (AFPA) ; Mme Élisabeth Jude-Lafitte, médecin, représentante du Syndicat national des médecins de protection maternelle et infantile (SNMPMI) ; Mme Sylvie Bannelier, vice-présidente marketing et développement des produits pour l'Europe de la société VTech ; M. Michel Combot, directeur général de la Fédération française des télécoms ; Mme Maxence Demerlé, déléguée générale de l'Alliance française des industries du numérique (AFNUM).
L'idée de ce débat n'est pas d'opposer les uns aux autres, mais de réfléchir ensemble comment veiller à l'intérêt supérieur de l'enfant dans un monde dominé par les écrans. Je propose à chacun d'entre vous de prendre la parole pendant cinq minutes.
Je vous remercie d'avoir organisé cette réunion que j'espère très interactive. Aujourd'hui, on parle beaucoup du danger des écrans, et ceci pour toutes les tranches d'âge. Même les fabricants de produits numériques commencent à nous proposer des moyens pour mieux encadrer nos consommations. Toutefois, il faut bien comprendre que les outils numériques n'ont pas le même impact chez un jeune enfant, un adolescent ou un adulte. Le problème des écrans chez un jeune enfant, notamment entre la naissance et trois ans, c'est que tout contact avec un écran risque d'écarter l'enfant d'apprentissages indispensables à cet âge. L'ensemble des travaux de psychologie expérimentale et de neurosciences montrent qu'entre zéro et trois ans, l'enfant a essentiellement besoin d'interagir de façon multimodale - en utilisant l'ensemble de ses sens et dans une relation humaine.
Entre zéro et trois ans, l'enfant doit assimiler quatre compétences indispensables pour un développement satisfaisant pour le reste de la vie. Tout d'abord, il doit apprendre à pouvoir contrôler sa motricité : bouger, utiliser des objets qui ont un poids, une consistance, une couleur, une saveur. Dès qu'un tout petit commence à interagir avec le monde, il prend les objets qu'il voit, les porte à la bouche, les flaire, les regarde, les secoue, les jette. Cela nécessite d'engager la motricité. Or, un enfant ne le fait pas lorsqu'il est devant un objet numérique. Sa relation au monde se réduit à ce qu'il voit, ce qu'il entend, et il ne touche qu'en effleurant l'objet du bout du doigt. Cela représente une motricité très amputée par rapport aux exigences de la motricité à cet âge.
A cet âge, l'enfant développe également le langage. Cela n'est possible que s'il interagit avec un humain. À une époque, certains pensaient qu'il suffisait de mettre un tout petit devant un écran qui parle pour que l'enfant développe des compétences linguistiques. On sait aujourd'hui que cela n'est pas vrai. D'ailleurs, lorsque vous interagissez avec un bébé, vous modulez la voix et votre visage. Or, la télévision ne le fait pas. On s'est aperçu que la télévision, non seulement n'apprend pas à parler, mais retarde l'apparition du langage.
Le troisième domaine dans lequel l'enfant a besoin de s'investir énormément est l'apprentissage de l'attention et de la concentration. On sait aujourd'hui que l'attention-concentration, même si le bébé vient au monde avec une prédisposition, a besoin d'être cultivée. Comment construit-il cette capacité d'attention et de concentration entre zéro et trois ans ? Il le fait en se concentrant et en étant attentif. Vous avez appris à conduire en conduisant, à nager en nageant. Un bébé apprend à se concentrer en se concentrant. Or, lorsqu'une télévision est allumée dans une pièce où se trouve un bébé, les ruptures sonores des programmes télévisées, les bruits qui lui paraissent étranges, l'empêchent de se concentrer. C'est la raison pour laquelle, dans les carnets de santé, il est maintenant spécifié que laisser un enfant de moins de trois ans dans une pièce où la télévision est allumée nuit à son développement, même s'il ne regarde pas la télévision et essaye de jouer sur un tapis. Le fait que la télévision soit allumée va le déranger dans le jeu et nuire à ses capacités d'attention et de concentration.
Enfin, les interrelations sont très importantes pour la communication humaine et la possibilité d'apprivoiser le visage d'autrui est indispensable en tant que support de relations. On en connaît aujourd'hui l'importance grâce aux travaux menés sur l'empathie. Il y a plusieurs formes d'empathie. Mais on ne peut pas développer cette dernière au sens de la curiosité de l'autre, de la capacité à se mettre à la place de l'autre, si on n'a pas une idée claire de l'état émotionnel de l'autre. Or, cela nécessite d'identifier les mimiques. Cela s'apprend, de manière préférentielle entre zéro et trois ans, lorsqu'un tout petit interagit avec un humain. Tout le temps passé par un enfant de moins de trois ans devant un écran est préjudiciable à son développement, non pas parce que les écrans seraient des produits toxiques, mais parce que le bébé est détourné d'apprentissages essentiels à cet âge. Aussi, depuis 2008, je plaide pour l'absence de télévision, et désormais de manière plus large, d'écrans avant trois ans. Bien sûr, si un parent a envie de jouer cinq minutes avec son bébé sur une tablette, c'est possible. Toutefois, cela se fait dans le cadre d'une relation. En outre, cela ne justifie pas que des objets numériques soient vendus avec l'idée laissée aux parents que le bébé pourra en faire un bon usage seul. C'est la raison pour laquelle je soutiens massivement cette proposition de loi.
L'écran n'est pas responsable de l'épilepsie, de l'obésité - c'est la sédentarité qui pose problème - de la myopie, ou encore de l'autisme. Il est évident que si vous mettez un enfant devant un écran trois heures par jour, il développera des troubles du comportement. Toutefois, cela n'a rien à voir avec l'autisme.
Il faut bien comprendre que l'écran est présent dans la vie du nourrisson et même du nouveau-né. Je travaille en néonatologie et en maternité. Dès la naissance, la maman a son bébé sur le ventre et utilise son smartphone sur les réseaux sociaux, alors que le bébé cherche son regard.
Les jeunes parents d'aujourd'hui sont nés avec les écrans. Il faut les informer des problèmes que peuvent rencontrer les enfants en raison de leur exposition aux écrans, mais aussi de leur rôle de modèle et de l'influence de leurs comportements sur les enfants. Les Allemands se sont attaqués au problème des écrans d'une autre façon. Ils voyaient les parents arriver à la crèche en utilisant leurs smartphones, déposer l'enfant sans avoir parlé ni au personnel, ni même à l'enfant - et de même en repartant le soir. On voit désormais des affiches aux entrées des crèches portant la mention « avez-vous parlé à votre enfant aujourd'hui » ? Les Canadiens prennent le problème de l'exposition aux écrans en luttant contre la sédentarité : lorsqu'on pratique une activité physique, il reste moins de place pour les écrans. Il est important de bien informer la population du danger que vient de souligner M. Tisseron. Bien évidemment, je ne parle pas de l'appel vidéo aux grands-parents. Dans ce cas, l'écran n'est pas dangereux, bien au contraire, car il y a une interaction avec l'enfant. Je parle des cas où on laisse un enfant seul devant un écran. Il y a quelques années, une publicité du conseil supérieur de l'audiovisuel montrait un enfant qui regardait un brouillard. L'enfant n'est pas capable de comprendre les images qu'il voit. Il est fasciné par la stimulation lumineuse. Il est attiré par la musique, mais il ne comprend pas les images. C'est la raison pour laquelle, après trois ans, il va regarder le même DVD de très nombreuses fois : il commence en effet à le comprendre, ce qui le rend fantastique.
Le syndicat des médecins de protection maternelle et infantile (PMI) adhère à la séquence 3-6-9-12. Nous avons en consultation surtout des enfants de moins de six ans. On remarque que beaucoup d'entre eux sont exposés aux écrans. On essaye de développer avec les parents un dialogue, car nous sommes les médecins de premier rang, en contact avec les enfants dès qu'ils sortent de la maternité. Nous remarquons que les parents sont très connectés. Rares sont ceux qui arrêtent leurs téléphones portables pendant les consultations. Souvent, ils sont très fiers de nous montrer que leur petit est déjà très intéressé par le smartphone. Dans les premiers âges, l'enfant a besoin surtout d'interaction avec un être humain, en permanence. Ces actions ne peuvent pas être déléguées à un écran, qui ne stimule pas les sens.
L'autisme n'est pas lié aux écrans. Les retards psychomoteurs liés à l'utilisation des écrans sont dus à une espèce d'abandon de l'enfant devant l'écran, sans le stimuler, sans échange affectif. Nous avons développé des outils à cet effet dans la collectivité territoriale du Grand Lyon. Nous avons instauré avec les parents un dialogue permanent permettant d'être à leur écoute, d'essayer de comprendre combien de temps l'enfant passe devant les écrans. Nous demandons aux parents de remplir un outil - le cercle chronologique - afin qu'ils puissent quantifier ce temps. S'il y a une utilisation d'écrans interactifs, celle-ci doit être bien pensée, réfléchie et toujours accompagnée d'un adulte.
Ma voisine n'osera pas le dire. Elle a mené à bien une action extraordinaire à Lyon en confiant à tous les professionnels de santé un dossier sur ce sujet expliquant les risques et problèmes liés aux écrans, puis ont distribué des plaquettes d'information à tous les parents. C'est un travail remarquable qu'il faut saluer.
Nous n'avons pas eu le temps, au niveau de la fédération du jouet de nous concerter sur ce sujet. Je ne peux donc parler pleinement en son nom. Mais j'ai longuement échangé avec son directeur général et je pense que la position que je vais défendre représente l'avis de la majorité des fabricants de jouets en France. C'est également la position défendue sur le plan européen par le « Toy Industries of Europe ».
Je suis plus ou moins en phase avec les précédents intervenants. Je vais simplement apporter quelques nuances. Nous partageons l'idée que l'excès d'écran peut être nuisible au développement de l'enfant. En tant que fabricants de jouets, nous pensons que nous avons quelque chose à apporter à ce débat. Nous prônons toute forme de jeu. L'enfant doit se développer avec des jeux en trois dimensions, en deux dimensions - avec des livres -, et également avec des écrans et des jouets digitaux. Il en acquiert des bénéfices et des compétences différentes et complémentaires. Nous prônons un régime de jeu équilibré. On ne peut pas vivre dans un monde coupé des écrans. Il faut être réaliste : on ne peut pas interdire tout contact avec les écrans pendant les trois premières années de l'enfant. Certes, il faut éduquer les parents, mais pas leur interdire totalement l'utilisation d'écrans. Il est irréaliste d'être sevré d'écrans pendant trois ans dès que l'enfant est dans les parages.
Les fabricants de jouets, avec un type d'écran dédié aux enfants, peuvent apporter quelque chose. Lorsque l'on met un écran dans un jouet, il répond à des normes de sécurité draconiennes et la sécurité physique de l'enfant est assurée. Quand une maman va prêter un smartphone à l'enfant, il peut y avoir un problème de surchauffe de batterie, des petites pièces qui se cassent. Les contenus sont développés en fonction de la tranche d'âge de l'enfant, avec une très bonne connaissance de ce qu'il est capable de faire. Les fabricants de jouets développent des contenus de qualité adaptés à l'enfant. Sur un portable ou une tablette, les enfants peuvent tomber sur des contenus inappropriés, sur de la publicité. Enfin, les fabricants de jouets introduisent dans ces jouets des contrôles parentaux permettant par exemple de limiter le temps ou les jours d'utilisation. Bien évidemment, nous sommes d'accord avec l'affirmation qu'il ne faut pas laisser un enfant de moins de trois ans seul devant un écran. Aussi, nous préconisons plutôt un message du type « pas d'enfant seul devant un écran avant trois ans », plutôt que le message qui ne nous paraît pas réaliste de « pas d'écran avant trois ans ».
En ce qui concerne la proposition de loi et la mise en place d'un message avertissant de la dangerosité des écrans, nous y sommes favorables sous la réserve d'une exception pour les jouets qui sont développés pour les enfants. Nous préférons qu'il soit fait référence à une surexposition des enfants aux écrans, plutôt que la simple exposition d'un enfant qui va jouer cinq à dix minutes avec son parent sur son jouet. Nous sommes d'accord avec la mise en place d'une campagne nationale de sensibilisation. La fédération du jouet est même prête à relayer ce type de message, à condition qu'il soit modéré et exprimé de manière positive. Nous ne voulons pas que les parents soient culpabilisés.
Il s'agit d'un sujet préoccupant pour les acteurs de la fédération que je représente. Nous sommes souvent appelés à nous exprimer dans cette institution sur la couverture de téléphonie mobile 3G ou 4G du territoire. Il y a une demande très forte de la part des citoyens, des entreprises et des élus. Le pendant de cet objectif est de pouvoir assumer une forme de responsabilité collective autour de l'usage des smartphones et des écrans en général. Depuis de nombreuses années, les opérateurs membres de la fédération se sont impliqués sur ce volet pédagogique très important. Il y a plus de 110 millions d'abonnements mobiles en France. En relais des initiatives de chacun de nos membres sur l'usage responsable d'internet, et des écrans en particulier, nous avons édité une brochure à ce sujet, qui ne se focalise pas particulièrement sur les jeunes enfants. Nous essayons d'accompagner les usagers et les parents vers une utilisation responsable d'internet quelle que soit l'usage qu'ils en font. La première double page de la brochure est consacrée au rappel des règles 3-6-9-12. Nous les validons pleinement et nous les expliquons lorsque nous sommes amenés à conduire des actions pédagogiques. Nous intervenons notamment, pour les plus grands, sur le cyberharcèlement et les fake news, dans les collèges, à la demande des principaux. 11-12 ans est un âge très sensible, car c'est celui du premier smartphone. Pour les opérateurs, c'est un enjeu de répondre à la demande de connectivité, mais aussi de rappeler les bons usages des smartphones et des écrans. Le numérique ne pourra constituer une vraie richesse que s'il est utilisé de manière responsable. Les principaux de collège se sentent parfois un peu désarmés sur les usages dans les écoles. La loi interdisant l'usage du portable dans les écoles et collèges a apporté une première réponse. Mais une pédagogie auprès des parents est essentielle.
Je représente un syndicat professionnel regroupant 60 entreprises, qui s'occupent de l'infrastructure numérique, des réseaux et des équipements matériels terminaux. Ces équipements vont de la télévision, en passant par le smartphone, la tablette, l'ordinateur. Cela peut aussi concerner des appareils photos ou tout équipement qui se connecte directement ou indirectement à internet. C'est ce que l'on appelle en droit des « terminaux ». Ces équipements répondent à de nombreuses normes internationales ou européennes, mais, pour la plupart, n'ont pas été construits ou mis sur le marché à la destination des enfants. C'est un souci d'accompagnement des usages pour nous. L'objectif de ce texte correspond aux nôtres. Mais le diable est dans les détails. Je m'intéresserai à la lettre exacte de la proposition de loi, car son applicabilité pose problème. Quelle est la définition d'outils numériques ?. Les appareils photo sont des outils numériques. Ils ont un écran et la plupart offrent une connexion à internet. Le smartphone ou la tablette n'ont pas de définition juridique. Or, dans l'esprit des auteurs et cosignataires de cette proposition de loi, ce sont ces outils qui sont particulièrement visés. Nous avons un problème de périmètre et de définition juridique.
Nous appelons également votre attention sur les unités de conditionnement. Nous comprenons très bien l'idée d'avoir une signalétique ou un message à l'attention des parents pour expliquer que ces objets n'ont pas été construits pour un usage par les enfants et dans des conditions de sécurité maximum vis-à-vis de ce public particulier. L'unité de conditionnement - l'emballage - n'est pas conservée, contrairement au jouet, rangé dans son emballage, une fois utilisé. Nous représentons en outre des entreprises, y compris françaises. Mais le conditionnement n'est pas spécifique à la France. Il faudrait donc aménager les chaînes de production pour avoir des conditionnements qui répondent à telle ou telle spécificité française. Avoir des logos ou labels de niveau européen ne nous pose pas de problème, car cela correspond à un marché étendu. Les limiter au marché français représenterait une contrainte très forte. Nous partageons les principes évoqués ici : ces outils ne sont pas construits pour un utilisateur principal qui serait l'enfant. Il y a une problématique d'usage global souligné par la campagne du conseil supérieur de l'audiovisuel. France Télévisions diffuse actuellement des messages pour expliquer quels contenus sont adaptés ou pas à des enfants. Nous avions été auditionnés sur l'interdiction du portable à l'école. Une charte est en cours de discussion au niveau interministériel sur la protection des enfants vis-à-vis de contenus pornographiques. Nous serons certainement parties prenantes à cette charte. Différentes initiatives sont prises ; elles sont bénéfiques, car elles permettent de réfléchir à ces problèmes. La loi relative à l'interdiction de l'usage du portable dans les écoles comporte un dispositif sur l'éducation aux usages du numérique qui est trop peu évoqué. Toute initiative sur l'éducation et l'accompagnement à la parentalité vis-à-vis des écrans est très important. Je note, avec intérêt, que les parents qui ont des enfants aujourd'hui, sont nés avec le smartphone. Je suis d'une génération où on nous incitait à ne pas rester devant la télévision le mercredi après-midi. Il faudra trouver des réponses adaptées et nous nous inscrivons dans cette démarche.
Avant de laisser nos collègues s'exprimer, je vais donner la parole à notre présidente de commission, auteure et rapporteure de la proposition de loi visant à lutter contre l'exposition précoce des enfants aux écrans.
Je remercie les intervenants pour avoir bien posé les termes de ce débat. J'ai déposé cette proposition de loi après un travail de près d'un an. J'ai eu le loisir d'interroger de nombreux interlocuteurs : des médecins, des orthophonistes, des assistants sociaux, des fabricants - tout le spectre des acteurs concernés. Il n'a jamais été question, pour moi, de stigmatiser le numérique comme tel. Cette ère de transformation est irréversible. J'aime l'expression de Serge Tisseron qui consiste à dire qu'il faut apprivoiser ce nouveau monde et faire en sorte qu'il permette un développement harmonieux des plus jeunes. Il ne s'agit pas pour moi de diaboliser le numérique. Si vous regardez les travaux que je mène depuis de très nombreuses années sur ce sujet, je ne prône pas une interdiction et une diabolisation de ces outils. Mais je pense également qu'il y a aussi un temps pour tout.
J'ai été très sensible à ce qu'a dit Serge Tisseron sur l'apprentissage de l'attention et de la concentration. Le modèle de l'internet est celui de l'économie de l'attention, théorisé par Google. Ce modèle cherche toujours plus à capter notre attention. Parler de l'attention et de la construction de la concentration chez l'enfant est essentiel.
J'ai une question à poser à Mme Bannelier. Vous avez évoqué l'acquisition de compétences découlant de l'utilisation des jouets digitaux chez les moins de trois ans. Qu'en pensent les médecins présents ? Cette affirmation se fonde-elle sur des recherches et des études sérieuses ?
La proposition de loi a vocation à être améliorée, voire complétée. Si les uns et les autres intervenants ont des suggestions à faire, je suis à leur écoute. Mme Demerlé évoquait un certain nombre de problèmes dans son applicabilité. Avez-vous des solutions alternatives à nous proposer ?
Enfin, il me paraît important de ne pas confondre les troubles comportementaux de ces enfants soumis à une surexposition précoce avec l'autisme. Cette question a été âprement discutée cet été. Les parents d'enfants autistes ont été très choqués d'entendre ces propos. D'ailleurs, le terme d'autisme est trop souvent utilisé par abus dans le langage courant.
La proposition de loi est largement inspirée des échanges que j'ai eues avec le docteur Tisseron, que nous avons auditionné à de nombreuses reprises au Sénat.
Il n'existe pas d'études documentées irréfutables, mais notre affirmation repose sur des témoignages de parents, d'instituteurs, d'accompagnants des enfants qui ont témoigné des bénéfices de ces jouets. Leurs enfants ont appris des choses grâce à ces derniers. Je n'ai pas non plus trouvé d'études sérieuses prouvant le caractère nocif de la tablette ou d'outils numériques donnés aux enfants. Le problème est celui de la surexposition. Si vous laissez un enfant seul pendant quatre heures devant un écran de télévision, on constate des retards de développement. Mais les études faites n'ont pas isolé les différents facteurs : la télévision en arrière-plan, une interaction insuffisante avec les parents, etc. Le développement de l'enfant passe par beaucoup d'interactions avec le parent. L'écran n'est pas nuisible en tant que tel, mais détourne l'enfant du temps pendant lequel il pourrait être avec ses parents. Dans les trois premières années de vie de l'enfant, le parent ne peut pas être à 100 % du temps avec celui-ci. Parfois, il peut interagir avec lui, avec un écran en support.
Nous préférerions une communication extérieure au matériel, que ce soit sur des lieux de présentation ou sur des sites d'achat en ligne, indiquant que les produits ne sont pas prévus pour un usage par les enfants. On peut à la rigueur l'indiquer également dans la notice, mais cela ne me semble pas être l'objectif que vous recherchez - à savoir une communication globale. Pour nous, cela va être très compliqué de l'indiquer sur le paquet.
Nous avons le même problème pour le marquage des jouets. Si ce n'est pas une loi européenne, cela pose un vrai problème pour tous les fabricants de jouets qui distribuent leurs produits sur l'ensemble des marchés.
La difficulté est qu'on ne peut pas faire d'expérimentation comparative entre deux groupes d'enfants, les uns qui seraient exposés aux écrans, les autres non. Les humains ne sont pas des rats de laboratoire. Toutes les études qui ont pu être menées s'appuient sur des faisceaux de preuves concordants, mais jamais de preuves absolues. Il en est de même pour les études récentes relatives à l'impact de l'alimentation sur les risques de cancer.
Mme Bannelier a indiqué qu'elle préfèrerait un slogan du type « pas d'enfant seul devant un écran avant trois ans ». Dans les carnets de santé, il est désormais inscrit qu'il est déconseillé de laisser un enfant dans une pièce où la télévision est allumée, même s'il ne la regarde pas. Or, le slogan « pas d'enfant seul devant un écran avant trois ans » pourrait être compris par les parents comme la possibilité d'avoir une télévision allumée dans la même pièce que l'enfant tant qu'il n'est pas seul. Cela aurait immédiatement un effet pervers. Cette proposition se trouverait donc en contradiction avec l'avertissement qui figure désormais dans les carnets de santé.
Mme Bannelier indique qu'il est important d'avoir des jouets avec des écrans laissant la possibilité aux parents d'interagir avec leurs enfants, cinq à dix minutes par jour. Faut-il vraiment vendre des jouets spécifiques pour que des parents les utilisent cinq minutes de temps à temps avec leurs enfants ? Ce que l'on propose, avec les balises 3-6-9-12 , c'est d'avoir une tablette familiale. Sitôt qu'on achète une tablette à un enfant, il considère que c'est sa propriété et on ne peut plus la lui enlever. Jouer avec un enfant sur une tablette est possible, mais cela ne justifie pas de laisser des fabricants vendre des produits destinés à des enfants de moins de trois ans.
Je salue l'initiative législative de notre présidente et je remercie les différents intervenants pour les éléments de réflexion apportés. Le groupe Les Indépendants République et Territoires avait déposé des amendements lors de l'examen du projet de loi visant à encadrer l'utilisation du téléphone portable, concernant certains dommages provoqués par les écrans. Ils avaient été rejetés à l'époque car ce texte n'était pas considéré comme le véhicule législatif adapté. Je voudrais avoir votre avis sur les effets dommageables de l'exposition aux écrans pour la rétine. D'après certaines études, il semblerait que les écrans émettent une lumière bleue qui engendre des effets physiologiques dommageables. Les plus jeunes sont particulièrement vulnérables, puisque le cristallin ne filtre pas, jusqu'à trois ans, cette lumière bleue. Que pensent les professionnels de la santé ? Est-il possible de développer et d'équiper les appareils commercialisés de filtre à lumière bleue, pour minimiser les risques liés à l'exposition précoce aux écrans ? Certes, il faut limiter l'usage des écrans avant trois ans. Mais, en milieu scolaire, par la suite, est-il possible d'équiper d'un filtre les tablettes que doivent utiliser les enfants en situation de handicap ou qui, pour raison de santé, doivent en utiliser ?
Cette initiative montre que dans cette commission nous ne succombons pas aux charmes des lois de circonstance, mais nous nous engageons sur des discussions de long terme.
M. Tisseron, vous avez focalisé votre exposé sur les aspects cognitifs, en mettant en arrière-plan le problème de l'objet lui-même. Vous montrez bien, dans vos propos, que ce qui est en jeu est la construction de l'individu par rapport à son environnement et l'interaction nécessaire. Si on empêche cette interaction par des objets qui viennent s'interposer, on diminue la capacité cognitive de l'enfant. Claude Lévi-Strauss dans Tristes tropiques indiquait que « l'humanité s'installe dans la monoculture. Elle s'apprête à produire la civilisation en masse comme la betterave. Son ordinaire ne comportera plus que ce plat ». Je me demande si l'écran n'est pas le moyen de nous servir ces betteraves.
Sur les paquets de cigarettes, il est indiqué que fumer tue. Peut-être ne faudra-t-il pas apposer une mise en garde aussi forte sur les écrans, mais la difficulté pour les parlementaires que nous sommes est de faire évoluer les mentalités au moyen d'un véhicule législatif.
Je salue le travail de notre collègue Catherine Morin- Desailly pour aboutir à ce texte. Dans les propos de tous les intervenants, on a senti qu'il y avait d'un côté la santé, et de l'autre côté les industriels qui défendent leurs marchés. On a compris qu'il y avait des dangers pour le développement de l'enfant. C'est très inquiétant, car cela concerne le développement de son humanité, de son empathie. Quels adultes construisons-nous pour demain avec une utilisation précoce de ces écrans ? Ces enfants exposés à des écrans de manière très précoce ont-ils plus de chance de développer des addictions ? Nous avons tous entendu parler d'enfants se déscolarisant afin de pouvoir jouer jour et nuit.
On ne pourra pas tout interdire. Les parents ont un rôle essentiel à jouer. Il faut les mettre devant leur responsabilité. Reste à définir comment le faire.
Enfin, vous avez parlé de ne pas mettre d'enfant seul devant un écran avant trois ans. Étant parent, je suis surprise que l'on puisse laisser des enfants seuls avant trois ans, car entre zéro et trois ans, ce sont des âges où ils sont capables de tout.
Je félicite notre présidente pour cette initiative. Un point me gêne : L'article unique de la proposition de loi ne cite pas les parents. Or, cette proposition de loi est là pour rappeler le rôle et la responsabilité des parents. On parle des écrans, des jouets numériques, de la télévision. Qui n'a pas en tant que parent, pour avoir la paix pendant quelques minutes, donné son smartphone à son enfant ?
Dans mon département de l'Essonne, on a voulu aller plus loin, s'agissant des carnets de santé. Il n'est pas simplement inscrit que les écrans peuvent constituer un danger, mais qu'ils sont un danger. Il faudrait peut-être ajouter quelque chose vis-à-vis des parents, en leur expliquant qu'ils mettent en danger leurs enfants.
Madame Ducanda-Kerhoz était médecin PMI dans l'Essonne. Je sais qu'elle ne fait pas consensus, mais je voudrais souligner que lorsqu'elle demandait à des parents d'enfants présentant des troubles comportementaux - et je ne fais pas d'amalgames avec des enfants souffrant de troubles autistiques - de faire l'effort de ne plus avoir d'écrans chez eux pendant plusieurs mois, elle constatait des résultats probants de reprise de langage. Certes, elle est critiquée, mais je pense que dans un contexte aussi dramatique, il est bon de prendre les expériences de chacun. La responsabilité des parents devrait être soulignée dans le texte de la proposition de loi.
Cette initiative est bienvenue. Mais ce texte se limite à un aspect du problème : un avertissement touchant essentiellement à l'objet. Cela doit être pour nous l'occasion d'aborder l'ensemble du sujet qui a des conséquences dans d'autres domaines. Il faudra bien que les parents puissent se tourner vers un document qui explicite les dangers encourus qui ne relèvent pas que de la santé. En 2007, j'ai rédigé un rapport intitulé « nouveaux médias : des jeunes libérés ou abandonnés ? ». Tout le monde voit bien les effets importants, voire la liberté que les jeunes peuvent trouver dans les nouveaux médias. Mais au moment de la rédaction du rapport, le constat était qu'ils étaient largement abandonnés, notamment par leurs parents qui ne connaissaient pas ces outils. Les jeunes se formaient eux-mêmes à ces nouveaux médias, sans l'école, qui ne se préoccupait pas de cette question, sans les parents, dépassés, sans éducateurs. Les choses commencent à changer. Le problème est de permettre, à travers une loi simple comme celle proposée, de réfléchir à un document - qui n'est peut-être pas du domaine de la loi - reprenant l'ensemble des dangers, mais aussi des bienfaits des outils numériques. Aujourd'hui, tout enfant - je ne parle pas des plus jeunes - a un vecteur numérique dans sa poche. Lorsque l'on parle d'éducation, cela signifie aussi d'aller chercher l'enfant comme il est, à tous les niveaux. Il faut développer des applications, des logiciels éducatifs qui vont être sur le smartphone. Cela serait aussi plus égalitaire et permettrait à tout le monde d'avoir facilement accès à cette éducation. Enfin, il faut bien être conscient que les jeunes ont accès à des endroits où la régulation est absente. Nous avons fait passer une loi sur l'interdiction de la publicité avant les émissions jeunesse de la télévision publique. Elle ne concerne pas des sites comme YouTube, regardés par les enfants, et pour lesquels il n'existe aucune règle. Nous devons avoir une approche globale de ce sujet.
Le groupe RDSE soutiendra ce texte, même si je souhaite le voir quelque peu évoluer, notamment s'agissant de la place des parents. Il convient de manier avec prudence les études scientifiques, parfois au fort écho médiatique mais aux méthodologies fragiles. J'apprends avec satisfaction l'insertion d'une mention mettant en garde contre l'exposition précoce aux écrans dans l'édition la plus récente des carnets de santé. Le rôle éducatif des médecins et des services de la petite enfance, comme les PMI, doit également être affirmé.
Je souscris pleinement à l'objectif poursuivi par cette proposition de loi. Permettez-moi toutefois d'exprimer mon malaise devant le recours à la loi. Certes, nous découvrons chaque jour des risques sanitaires et sociétaux liés à l'emprise croissante du numérique sur nos vies ; faut-il cependant légiférer pour tout ce qui relève du bon sens ? Fallait-il légiférer pour que les parents apprennent à leurs enfants à regarder avant de traverser la rue ?
Cette proposition de loi donnera un électrochoc bienvenu. J'observe que nombre de jeunes parents ont été eux-mêmes exposés aux outils numériques dans leur jeune âge.
Je m'interroge cependant sur la campagne de sensibilisation prévue par la proposition de loi. Pourquoi les autorités sanitaires ne l'ont-elles pas déjà mise en oeuvre ? Sont-elles mêmes convaincues de son utilité ? Existe-t-il des études solides sur le sujet, afin de surmonter d'éventuelles réticences ?
La proposition de loi a le mérite d'ouvrir un débat important, à partir de deux propositions simples.
Si l'on recherche une modification durable des comportements, il me semble qu'on ne peut se contenter d'alerter. Il faut aussi définir quels sont les usages positifs et profitables des outils numériques, tout en demeurant humbles : les prescriptions et les comportements évoluent : il y a un temps pas si lointain où l'on mettait du calvados dans le biberon des enfants pour les endormir !
Tout le défi est de faire en sorte que les parents intègrent ces règles d'usage et les appliquent jusque dans leur foyer.
L'absence d'exposition des enfants aux écrans avant trois ans a-t-elle des conséquences négatives sur leur utilisation efficace des outils numériques lorsqu'ils seront adolescents et adultes ?
La lumière bleue émise par les LED (light-emitting diode) a deux effets néfastes.
Tout d'abord, elle peut endommager la rétine, notamment des jeunes enfants dont le cristallin n'est pas encore teinté en jaune et protège donc moins bien la rétine de la lumière bleue, avec des risques accrus de développer plus tard une dégénérescence maculaire liée à l'âge (DMLA). Mais les écrans ne sont pas les seuls en cause : tout l'éclairage public dans nos villes et les phares de voiture posent le même problème et il faudra légiférer d'une manière générale sur la dangerosité des LED.
Deuxième effet néfaste : la lumière bleue des LED perturbe la sécrétion de mélatonine nécessaire au sommeil. Cet effet ne concerne pas seulement les enfants, qui mettent parfois une demi-heure voire une heure à s'endormir après avoir été exposés à un écran. Il est également conseillé aux adultes de respecter une pause de trente minutes entre leur dernière exposition à un écran et leur endormissement.
L'addiction aux écrans n'est pas encore pleinement reconnue au niveau international. Est reconnu à ce stade un gaming disorder et, il y a quelques mois, l'Organisation mondiale de la santé (OMS) a reconnu l'addiction aux jeux vidéo comme une maladie. Mais l'addiction aux écrans n'est toujours pas reconnue par le Diagnostic and Statistical Manual of mental disorders (DSM-V) qui fait autorité.
Pour ma part, je considère que les adolescents sont moins coupables (d'abus d'utilisation des écrans) que victimes (d'une immersion trop précoce). En effet, l'enfant qui cherche refuge dans les écrans est souvent victime d'un délaissement parental.
Certes, ce que préconise cette proposition de loi relève du bon sens mais les parents sont aussi confrontés à la publicité, parfois mensongère, des fabricants de produits numériques. Souvenez-vous quand, en 2006, les deux chaînes pour bébés, BabyTV et BabyFirst, ont été lancées, vantant leurs effets bénéfiques sur le développement de l'attention et du langage des tout-petits.
S'agissant des campagnes de sensibilisation, une commission tripartite entre l'académie des sciences, l'académie de médecine et l'académie des technologies a été mise en place, en partie à mon initiative, et remettra un rapport en mars prochain. Depuis 2013 et le premier avis de l'académie des sciences, je milite pour que l'Institut national de prévention et d'éducation pour la santé (INPES) organise une grande campagne nationale de sensibilisation mais l'INPES s'y est toujours refusé, sans que l'on sache pourquoi.
Je ne suis pas naïf quant à la portée réelle des dispositions proposées mais elles doivent permettre de renforcer les certitudes de parents déjà avancés dans cette réflexion et les aider à imposer ce choix éducatif dans leur entourage. Le législateur peut y contribuer.
Une étude du Réseau Morphée a montré que certains adolescents allaient jusqu'à programmer leur réveil au milieu de la nuit pour consulter les réseaux sociaux ! Sur les questions d'addiction et d'autisme, agitées pour faire peur aux parents, le Dr. Anne-Lise Ducanda-Kerhoz se pose un peu abusivement en lanceur d'alerte. Pour ma part, je considère que les adolescents sont moins « accros » à l'outil numérique qu'à leurs amis et à leurs contacts. Malheureusement leur attention est piratée : les notifications incessantes et les « bonbons » qui clignotent sur l'écran les obligent à prolonger le temps passé à consulter leur smartphone. Sur les questions d'éventuel autisme, je suis systématiquement favorable à remettre l'enfant en relation avec ses parents et à évoquer la question des écrans.
Nous sommes face à un problème d'inégalité de santé et de parentalité qui se rencontre en bas et en haut de l'échelle sociale. La fracture numérique aujourd'hui ne se joue pas au niveau des équipements mais au niveau de la parentalité. Certains enfants de cadres supérieurs peuvent souffrir de se retrouver, sur le plan de l'attention donnée, en compétition avec le smartphone du parent !
Dans mes consultations de PMI, je m'astreins toujours à valoriser l'enfant, y compris son éventuel éveil précoce au numérique. Cela me permet d'aborder la question de la relation des parents aux écrans et de faire passer des messages d'éducation à la santé concernant l'exposition aux écrans des enfants de moins de trois ans. Nous abordons aussi ces thématiques lors d'actions collectives (groupes de parole par exemple) organisées pour les parents.
La plupart des outils numériques prévoient déjà des filtres à lumière bleue ou le réglage de l'intensité de l'écran. Je suis favorable à l'éducation et à la sensibilisation mais je pense que nous devons viser plus largement l'ensemble des cas d'usage des écrans tout au long de la vie. C'est pourquoi le guide que nous avons édité s'adresse avant tout aux parents. Nous faisons face à une inégalité face au numérique entre les parents et leurs enfants qui, dès l'âge de 13-14 ans, en savent souvent plus que leurs parents.
Est-il indispensable d'exposer un enfant aux écrans avant trois ans ? La réponse est bien évidemment non. Mais le jouet n'a pas vocation à être forcément indispensable au développement de l'enfant, il y aurait sinon assez peu de jouets ! Le jouet est souvent un jouet d'imitation (c'est le cas de la dinette) et cela est vrai aussi des tablettes et smartphones que les enfants voient entre les mains de leurs parents. Il faut conserver la liberté pour les parents d'offrir ces jouets à leurs enfants, tout en proposant des objets sécurisés, avec une qualité de contenu. C'est bien plus souhaitable que de laisser l'enfant jouer avec la tablette ou le smartphone du parent. Ces jouets numériques constituent toutefois une part infime de l'industrie du jouet, une interdiction ne serait pas fatale pour notre secteur mais je pense qu'il faut laisser la liberté de choisir aux parents.
Je souhaite rappeler la campagne du conseil supérieur de l'audiovisuel « utiliser les écrans, ça s'apprend », qui fête ses dix ans. Par ailleurs, j'insiste sur les évolutions rapides de technologie, dont nous sommes quelquefois spectateurs : actuellement, on parle des écrans parce qu'on est dans un mode digital, on commande l'écran avec le doigt. Demain, nous serons plutôt dans un monde vocal, dans lequel la commande des fonctions se fera par la voix. Ces évolutions peuvent rendre la législation rapidement obsolète, même si cela ne signifie pas qu'il ne faille pas légiférer. Enfin, les enfants de moins de trois ans ne sont pas toujours avec leurs parents. Or, chez certaines assistantes maternelles agréées, la télévision est allumée toute la journée.
je souhaite remercier les intervenants de nous avoir éclairés de leur expertise. Le débat a été très stimulant et nos collègues ont posé de nombreuses questions. Je souhaiterais répondre aux interrogations de Jean-Pierre Leleux et Vivette Lopez sur la nécessité de légiférer, question à laquelle M. Serge Tisseron a répondu partiellement. Depuis que je suis parlementaire, je n'ai déposé qu'un nombre réduit de propositions de loi en m'assurant à chaque fois qu'elles étaient utiles afin d'éviter de participer à l'inflation législative. J'ai également déposé un certain nombre de propositions de résolution européenne et la remarque de Mme Demerlé me poussera peut-être à en déposer une supplémentaire. Aux termes des travaux que j'ai menés pendant un an, il m'est néanmoins paru nécessaire de légiférer car l'exposition aux écrans des jeunes enfants est devenue un problème de santé publique. J'ai été alertée par un grand nombre de professionnels - médecins, orthophonistes - qui accueillent dans leur cabinet des parents démunis devant le comportement de leur enfant. J'avoue qu'avant de mener à bien cette étude, je n'avais pas conscience de l'ampleur de ce phénomène. Sensibiliser les parents me paraît donc indispensable au moment où l'enfance est en danger et entre dans les compétences de notre commission qui est la commission de l'éducation, en plus de la commission de la culture et de la communication. David Assouline a insisté sur la nécessité de ne pas se focaliser uniquement sur les dangers du numérique. Les deux mesures contenues dans cette proposition de loi doivent être mises en regard des trente-quatre autres recommandations de mon rapport. Je rappelle d'ailleurs que ma première proposition vise à assurer la montée en compétence numérique de l'ensemble de la population. J'ai écrit au Premier ministre en lui suggérant de faire de cette montée en compétence la grande cause nationale de 2019 ou 2020. La révolution numérique est encore jeune - elle a débuté il y a quarante ans -, nous sommes confrontés à un flux continu d'innovations technologiques et à un monde d'hyperconsommation qui nous poussent à utiliser davantage les outils numériques sans pouvoir prendre la distance nécessaire. Nous manquons également d'études scientifiques sur le rôle et l'influence des outils numériques dans les apprentissages fondamentaux. C'est la raison pour laquelle je propose de développer la recherche, et notamment dans le domaine des sciences cognitives pour comprendre l'influence du numérique sur le cerveau humain. Nous ne sommes pas assez sensibilisés à l'économie de l'attention qui sous-tend le modèle d'internet. Au-delà de la proposition de loi que j'ai déposée, il y a l'impérieuse nécessité de « former les formateurs », sujet que j'ai évoqué avec le ministre de l'éducation nationale, et qui consiste à sensibiliser les parents, former les éducateurs, à la fois sur les risques et sur les bienfaits du numérique. Ainsi, je rappelle dans mon rapport l'intérêt du numérique pour faciliter l'inclusion des enfants handicapés à l'école. La proposition de loi que nous allons examiner prochainement comporte deux dispositions :
- une campagne d'information lors de l'achat d'appareils ou jouets numériques. Cette campagne vise bien entendu les parents : ce ne sont pas les enfants de moins de trois ans qui vont lire les messages de santé publique ! Les parents sont donc responsabilisés mais j'entends les remarques visant à mieux faire apparaître la responsabilité des parents dans le dispositif ;
- des campagnes générales de sensibilisation : lorsque j'entends M. Tisseron expliquer que l'académie des sciences n'a pas réussi à convaincre les autorités sanitaires de notre pays d'en mener régulièrement, cela me paraît utile de le mettre dans la loi.
Cette proposition de loi apparaît donc comme une nécessité dans un monde qui se caractérise par une certaine ébriété technologique : il faut remettre un peu de verticalité dans ce monde horizontal dominé par la toile dans laquelle nous avons tendance à nous engluer. Certes, la loi ne peut pas tout décréter et ce sont les mentalités qui doivent évoluer. Mais cette proposition de loi peut être l'occasion d'une prise de conscience collective et permettre d'avancer utilement sur ce sujet.
Pour finir sur une note positive, je tiens à rappeler que les experts que j'avais entendus sur les troubles du comportement des enfants liés à une exposition précoce aux écrans insistaient sur le caractère réversible de ce phénomène.
Juste une précision qui est évidente : ce n'est pas le simple fait de retirer les enfants des écrans qui fait disparaître ces troubles du comportement, c'est de leur proposer des activités beaucoup plus interactives. Il faut donc stimuler toutes les propositions alternatives.
Enfin, je souhaiterais insister sur le fait que ce n'est pas une proposition de loi contre l'industrie, contre les entreprises ou contre les fabricants. C'est d'ailleurs moins les outils qui sont en cause que l'écosystème sur lequel s'est construit Internet et qui se base sur l'échange de données, le profilage, le marketing, la gratuité et la publicité. En conclusion, cette proposition de loi s'inscrit dans la continuité puisque notre commission a déjà eu l'occasion de défendre l'intérêt des enfants dans le cadre d'une proposition de loi visant à interdire la publicité dans les émissions destinées à la jeunesse de l'audiovisuel public.
Avant de conclure définitivement cette table ronde, je souhaiterais demander à M. Michel Combot de bien vouloir faire parvenir à l'ensemble des sénateurs de notre commission la brochure d'information sur une bonne utilisation d'internet éditée par la fédération française des télécoms.
Nous sommes réunis pour examiner en nouvelle lecture la proposition de loi relative à la lutte contre la manipulation de l'information.
Notre commission a désigné notre Présidente, Catherine Morin-Desailly, rapporteure sur ce texte.
Je vous rappelle que la proposition de loi relative à la lutte contre la manipulation de l'information a été déposée le 21 mars 2018 par les membres du groupe La République en Marche de l'Assemblée nationale. Le gouvernement a engagé la procédure accélérée le 26 mars 2018.
Composée initialement de dix articles, la proposition traduit les engagements pris par le Président de la République lors des voeux à la presse le 3 janvier 2018.
Notre commission de la culture, de l'éducation et de la communication a délégué au fond l'examen du titre Ier et du titre IV à la commission des lois. Cette dernière a également été saisie de la proposition de loi organique relative à la lutte contre la manipulation de l'information, qui complète le dispositif avec la prise en compte de l'élection présidentielle. Pour ces articles délégués au fond, notre commission s'en est remise, par principe, à l'appréciation de la commission des lois.
Le 26 juillet dernier, par un vote quasi unanime, le Sénat a adopté, à l'initiative de notre commission, une motion tendant à opposer la question préalable à ce texte. Actant d'un différend irréconciliable, la commission mixte paritaire, qui s'est réunie le 26 septembre dernier, n'a pas pu trouver un accord. Les députés ont donc examiné en nouvelle lecture la proposition de loi le 9 octobre dernier.
Nos collègues de la commission des lois, à qui avaient été déléguées au fond les titres Ier et IV, se sont réunis mercredi dernier, et ont rejeté une nouvelle fois la proposition de loi. Pour mémoire, à l'occasion de la réunion de la CMP, son président Philippe Bas avait jugé que le texte n'était « pas améliorable ».
Je vais vous rappeler très brièvement les raisons qui vont me pousser à vous proposer d'adopter une nouvelle fois une motion tendant à opposer la question préalable, avant de tracer quelques perspectives plus encourageantes pour le futur.
Tout d'abord, les raisons de repousser une nouvelle fois ce texte.
Celles-ci sont fort simples : en nouvelle lecture, l'Assemblée nationale n'a pas fait évoluer son texte. Seules quelques précisions rédactionnelles ont été adoptées. Aucun des risques que nous avions mis en lumière, notamment sur l'article premier, n'a été pris en compte. En un mot, l'Assemblée a considéré la position du Sénat comme une posture politique, ce qui n'est pas dans nos habitudes, et n'a pas voulu entendre ce que nous portions, à savoir une incompréhension très large de la totalité de nos interlocuteurs.
Le seul point notable, paradoxalement, n'est pas de niveau législatif : c'est l'annonce par la ministre de la culture du lancement d'une mission confiée à l'ancien président de l'Agence France presse (AFP), Emmanuel Hoog, visant à créer une autorité de déontologie de la presse. La ministre a ainsi indiqué, et on ne peut que la suivre, que « le premier rempart contre la désinformation et la manipulation de l'information reste les médias et les journalistes ». Vous vous rappelez certainement, mes chers collègues, que ce point avait été abordée lors de notre table ronde avec les représentants de la presse, et semble être une piste prometteuse. Nous suivrons avec intérêt cette mission et il faudra certainement le moment venu entendre son auteur en commission. Pour autant, cela n'a que de lointains rapports avec le texte que nous étudions aujourd'hui, voire même participe de la cacophonie : si la solution est une instance de déontologie, il aurait été utile d'évoquer ce point dès le début de la discussion.
Cependant, les événements de ces dernières semaines montrent une incontestable prise de conscience des enjeux du sujet.
Tout d'abord, nos analyses ont été largement reprises.
Ainsi, le rapport « Les manipulations de l'information : un défi pour nos démocraties » du centre d'analyse, de prévision et de stratégie (CAPS) du ministère de l'Europe et des affaires étrangères et de l'Institut de recherche stratégique de l'École militaire, rendu public en août 2018, constitue une synthèse extrêmement riche des manipulations de l'information au niveau international. Les auteurs y font deux constats, que j'appuie depuis longtemps.
D'une part, le lien inextricable entre logique politique de manipulation et intérêt commercial.
Je cite le rapport : « En revanche, il ne faut pas distinguer trop nettement, comme on le fait parfois, les manipulations commerciales, dont l'intention serait de faire de l'argent, et qui pour cette raison sont souvent dépolitisées par ceux qui les analysent, des manipulations politiques, qui nous intéressent ici. Car non seulement les premières peuvent avoir, qu'elles le veuillent ou non, des effets politiques bien réels, mais les secondes peuvent aussi faire gagner de l'argent aux médias, aux plateformes numériques, voire à des adolescents macédoniens. Autrement dit, les intérêts politiques et économiques s'entremêlent ».
D'autre part, l'impact des campagnes de manipulation de l'information reste encore incertain, mais emprunte plusieurs canaux.
Aucune étude n'a pu établir avec certitude l'existence d'un « effet direct » sur les électeurs, le résultat serait plutôt, je cite de « semer le doute et la confusion et, parfois, d'encourager le passage à l'acte ». En revanche, un effet indirect sur les États se fait sentir, avec une tentation liberticide qui, je cite encore, « pourrait être le véritable effet final recherché par les puissances étrangères à l'origine des manipulations de l'information : non pas tant de convaincre la population de tel ou tel récit que d'inciter les gouvernements à prendre des mesures contraires à leurs valeurs démocratiques et libérales ». Comment ne pas mettre ces propos en parallèle avec l'article premier de la proposition de loi, qui suscite une incompréhension unanime ?
Cette analyse doit nous conduire à une réflexion approfondie sur le rôle et le statut des hébergeurs, qui, parfois contre leur volonté, ont rendu possible la diffusion massive de fausses informations, considérées par des algorithmes aveugles comme autant de sujets susceptibles de susciter l'intérêt, et donc une audience monétisée en recettes publicitaires.
C'est là où le Sénat doit prendre toute sa place.
Le 27 septembre dernier, j'ai déposé une proposition de résolution européenne sur la responsabilisation partielle des hébergeurs. À ce jour, et je tiens à vous en remercier, 87 sénatrices et sénateurs l'ont cosignée. Les signataires sont issus de tous les groupes du Sénat, ce qui marque bien la nature trans-partisane de notre réflexion, et le caractère partagé de nos analyses.
Nous sommes en phase avec deux mouvements très profonds, qui commencent à peine aujourd'hui à faire sentir leurs effets.
Premier mouvement, la prise de conscience dans les opinions publiques de l'influence des plateformes.
Je veux ici faire référence, sur une thématique proche, mais pas totalement similaire, au rapport remis le 20 septembre dernier « Renforcer la lutte contre le racisme et l'antisémitisme en ligne ». Ce rapport propose d'avancer sur la voie d'une responsabilisation des plateformes, avec la création d'un statut particulier dit « d'accélérateur de contenus », notion que j'approuve pleinement. Je note que, pour les auteurs, une telle évolution ne nécessiterait pas de rouvrir la directive « e-commerce » de 2000, mais d'amender la loi confiance en l'économie numérique de 2004. La différence avec la manipulation de l'information, qui justifie pour sa part un nouvel examen de la directive, est cependant dans la nature même du message. Comme l'ont montré les débats à l'Assemblée nationale, et les efforts de la rapporteure de la commission des lois Mme Naïma Moutchou, les « fausses informations » résistent à toute tentative de définition satisfaisante, permettant de les identifier rapidement et d'en faire un motif de retrait ou de sanction immédiat. Ce n'est pas la capacité d'une personne à communiquer des fausses informations qui doit être remise en cause, mais les modalités de diffusion propres aux plateformes qui amplifient de manière démesurée et potentiellement dangereuse, ces discours.
Second mouvement, les plateformes elles-mêmes, si j'ose dire, essaient de sauver ce qui peut l'être.
Plusieurs plateformes ont signé le code de bonnes pratiques contre la désinformation proposé par Bruxelles et présenté leurs plans d'action pour éviter les campagnes de désinformation pendant les élections européennes de 2019. La Commission européenne fera une première évaluation en décembre. Dans leurs conclusions préliminaires du Conseil du 18 octobre, les chefs d'État et de gouvernement insistent aussi sur l'importance de la lutte contre la désinformation. La commissaire chargée du Numérique, Mariya Gabriel, qui nous avait adressé un message lors de notre table ronde sur le sujet, a insisté sur quatre points : la transparence des publicités politiques sponsorisées, la démonétisation des contenus visant à désinformer, la réduction des faux comptes et des bots, et la promotion des outils à destination des citoyens. Nous ne pouvons bien entendu que partager pleinement ces objectifs, même si il est difficile de faire confiance à l'autorégulation du secteur...
Les géants du web, justement, semblent désireux de prendre des mesures, notamment pour les élections américaines de « mid terms ». Facebook a inauguré une « salle de crise » qui va réunir les principaux responsables au moment des élections. Plusieurs voies sont envisagées :
- la modération des contenus, avec une hausse des effectifs en charge de la vérification, et la suppression de faux comptes : 583 millions au premier semestre 2018 chez Facebook par exemple ;
- la transparence publicitaire chez Facebook et Twitter ;
- la lutte contre les fausses informations, avec des partenariats noués avec plusieurs grands médias pour vérifier les informations.
Comme vous le voyez, mes chers collègues, le monde bouge, et en se positionnant immédiatement dans le rejet d'une « aventure législative nationale » assez frustre, en privilégiant plutôt la voie de l'Europe, notre commission et le Sénat participent mieux, plus stratégiquement et à termes plus intelligemment au débat.
Le groupe que je représente soutiendra bien évidemment la motion tendant à opposer la question préalable. La loi ne répond, en effet, pas correctement aux enjeux et elle peut, de surcroît, s'avérer dangereuse. Je partage ainsi le terme « d'aventure » que vous avez utilisé. Je préconise dans quelques années une évaluation de l'impact de cette législation qui sera, très certainement, adoptée.
Tout a déjà été dit sur ce texte, notamment à l'occasion de la réunion de la commission mixte paritaire. Nous aurions aimé travailler à des propositions mais cela n'a pas été possible. Le seul élément notable introduit à l'Assemblée nationale n'est pas de nature législative. Il s'agit de la mission confiée à Emmanuel Hoog. Nous sommes face à une loi de convenance qui correspond à un engagement du Président de la République. Je souligne, cependant, que l'article 1er a fait l'objet d'une modification à la marge en ne cherchant plus à donner une définition de la fausse information, qui apparaît cependant en creux. Comme en première lecture, mon groupe déposera une motion tendant à opposer l'exception d'irrecevabilité et nous considérons qu'il faudra déposer un recours devant le Conseil Constitutionnel. Enfin, je tiens à souligner que le débat reste très largement ouvert tant il est vrai que de plus en plus de personnes ont tendance à ne plus chercher l'information qu'auprès d'une seule source et à ignorer ce qui les dérange. Cela contribue à miner le débat démocratique.
Je vais rappeler les arguments qui, en première lecture, m'ont conduit à voter en faveur du texte. On peut s'étonner que le Sénat n'ait pas souhaité amender la proposition de loi, ce qui laisse le champ libre à l'Assemblée nationale. Cette position n'est pas dans nos habitudes car elle n'autorise pas la discussion et ne contribue pas à la défense du bicamérisme. J'ai bien conscience que ce texte ne sera pas adopté par le Sénat, ce qui me semble être une erreur. Je constate que les GAFA se sont précipités à Bruxelles sous la menace d'une législation européenne. L'Allemagne a adopté récemment une législation sur le sujet. Pour terminer, je suis évidemment en parfait accord avec la proposition de résolution européenne relative à la responsabilisation partielle des hébergeurs.
Pour répondre à notre collègue Claude Malhuret, nous défendons tous les droits du Parlement et on ne peut que regretter le recours à une proposition de loi pour satisfaire une promesse électorale. Le gouvernement fait preuve, par ailleurs, d'une certaine incohérence puisqu'il explique, d'une part, que ce texte ne s'applique qu'à la période électorale alors qu'il défend, d'autre part, sa nécessité pour lutter contre les fausses informations dans le débat public. Nous maintenons notre soutien à la motion.
Notre position n'a pas changé depuis l'été. Il n'y a eu aucune volonté en commission mixte paritaire de faire évoluer les choses. On doit garder notre position. Le texte a été mal préparé et il suscite l'opposition unanime des professionnels que nous avons entendus. Nous suivrons la position de la rapporteure.
Il n'y a pas eu d'évolution à l'Assemblée nationale prenant en compte les arguments du Sénat. La discussion générale du 6 novembre prochain permettra de rappeler notre position.
Nous sommes opposés à cette motion, d'autant plus que des apports ont été réalisés lors de l'examen à l'Assemblée nationale en nouvelle lecture. La définition d'une fausse information a été abandonnée et le texte évoque maintenant les conditions de diffusion de ces fausses informations. Une voie d'appel a également été introduite. Il était possible, pour le Sénat, d'essayer de réécrire ce texte et il est dommage de ne pas saisir cette opportunité compte tenu du temps qui sera nécessaire pour faire émerger une solution au niveau européen. Je rappelle qu'une dizaine de pays sont hostiles à toute régulation. Si la commission européenne a menacé de légiférer et qu'un code de bonne conduite a été initié par les entreprises, il est refusé par des acteurs comme Twitter. Face au lobbying de ces géants qui veulent des règles réduites au minimum, une proposition de résolution européenne ne suffira pas pour faire évoluer les choses. Il est aussi important d'élaborer des textes au niveau national qui pourront être pris en compte au niveau européen. Si, en 2004, on a refusé de réguler ces nouveaux acteurs qui ne disposaient pas encore d'un véritable modèle économique, la situation a aujourd'hui changé du fait des revenus considérables qu'ils tirent de la publicité et de l'exploitation des bases de données. Il est temps de construire un rapport de force grâce à l'adoption de dispositions législatives.
Le débat que nous venons d'avoir traduit, je le crois, une position assez unanime.
Je vous renvoie à l'analyse de législation allemande dans mon rapport en première lecture. Celle-ci a suscité de fortes réserves auprès d'élus, y compris membres de la majorité, de l'organe d'expertise juridique officiel du Parlement, de Reporters sans Frontières, et des Nations-Unies, qui ont également fait part de leurs inquiétudes.
L'entrée en vigueur très récente de la loi ne permet pas encore d'en tirer tous les enseignements. Les critiques les plus vives se sont cependant concentrées sur quatre points : un champ d'application très vaste et peu délimité, une « privatisation de la censure », un fort risque de « censure préventive » compte tenu du montant très élevé des amendes encourues, qui pourrait conduire les plateformes à retirer toute publication signalée sans discernement.
En ce qui concerne la proposition de loi, le Sénat n'a pas de raison de modifier sa position de principe.
Dans ces conditions, je considère qu'une lecture détaillée de ce texte ne permettra pas plus aujourd'hui qu'hier de lever les sérieuses réserves soulevées, ni de tracer des perspectives ambitieuses.
La proposition de loi traite d'une question qui fait consensus : la capacité de certains, en particulier d'États étrangers, à mener des politiques de déstabilisation et de manipulation de l'opinion par le biais des plateformes en ligne.
Si le constat est partagé, les solutions apportées par la proposition de loi ne le sont pas, ce que traduit la position du Sénat, sous deux aspects : d'une part, le remède soit pire que le mal, d'autre part, les solutions proposées ne soient que trop partielles.
Ainsi, l'article 1er créé une procédure de référé qui présente plusieurs limites et risques. Mal calibrée, elle n'aura qu'une efficacité très réduite compte tenu de la vitesse de propagation de fausses informations dont aucune définition satisfaisante, en dépit des efforts de l'Assemblée nationale, n'a pu être trouvée. Plus probablement, face à l'impossibilité de trancher en moins de 48 heures sur une question mettant en jeu la liberté d'expression, le juge ne prendra pas les mesures de restrictions prévues, ce qui reviendra à décerner un brevet de respectabilité à l'information douteuse. A l'opposé, si le juge décide d'appliquer plus sévèrement le référé, il prendra le risque d'interférer dans le débat public en pleine campagne électorale, période durant laquelle la liberté d'expression est par tradition républicaine encore plus respectée. De manière générale, les manipulations d'aujourd'hui sont complexes, multiformes, élaborées comme de vraies stratégies destinées à nuire, et il faut beaucoup de naïveté pour penser qu'un juge de l'urgence sera en mesure de les apprécier dans un délai si réduit.
Les autres dispositions du texte, si elles prêtent moins le flanc à la polémique, n'en sont pas moins largement insuffisantes.
Les nouveaux pouvoirs confiés au CSA par le titre II introduisent des mesures non expertisées. La capacité de suspendre la diffusion d'une chaine étrangère fait courir le risque à nos médias de mesures de rétorsion. De telles dispositions méritent d'être approfondies et travaillées et auraient plutôt eu leur place dans le cadre plus vaste de la réforme de l'audiovisuel.
La régulation des plateformes constitue bien le sujet central. Cependant, la directive « e-commerce » de 2000 établit un régime d'irresponsabilité des hébergeurs qui prévient toute avancée sérieuse, comme le démontre la modestie des mesures prévues dans le texte. André Gattolin a raison de souligner que la proposition de résolution européenne n'aura pas un impact immédiat. Il me paraît cependant important de prendre date dès maintenant au moment où le projet de directive sur les droits d'auteur est en discussion et qu'une prise de conscience s'effectue au niveau mondial. Il faut en profiter pour engager dès maintenant des négociations au niveau européen afin de créer ce nouveau statut pour les plateformes et les moteurs de recherche.
Enfin, si le Sénat porte depuis longtemps un grand intérêt à la question de la formation au numérique et aux médias, et donc aux dispositions du titre III bis de la proposition de loi, il convient de rappeler que des mesures très proches ont déjà été adoptées en 2011, dans le cadre de l'examen du « troisième paquet télécom ». Malheureusement, sept ans plus tard, comme cela a été souligné dans mon récent rapport sur la formation à l'heure du numérique, il manque toujours un plan d'action global et stratégique.
En conséquence, je vous propose de rejeter le texte qui nous est proposé et d'adopter la présente motion tendant à opposer la question préalable, que je pourrai défendre en votre nom à l'issue de la discussion générale.