Intervention de Catherine Morin-Desailly

Commission de la culture, de l'éducation et de la communication — Réunion du 24 octobre 2018 à 9h30
Proposition de loi adoptée par l'assemblée nationale en nouvelle lecture relative à la lutte contre la manipulation de l'information — Examen du rapport et du texte de la commission

Photo de Catherine Morin-DesaillyCatherine Morin-Desailly, rapporteure :

Le débat que nous venons d'avoir traduit, je le crois, une position assez unanime.

Je vous renvoie à l'analyse de législation allemande dans mon rapport en première lecture. Celle-ci a suscité de fortes réserves auprès d'élus, y compris membres de la majorité, de l'organe d'expertise juridique officiel du Parlement, de Reporters sans Frontières, et des Nations-Unies, qui ont également fait part de leurs inquiétudes.

L'entrée en vigueur très récente de la loi ne permet pas encore d'en tirer tous les enseignements. Les critiques les plus vives se sont cependant concentrées sur quatre points : un champ d'application très vaste et peu délimité, une « privatisation de la censure », un fort risque de « censure préventive » compte tenu du montant très élevé des amendes encourues, qui pourrait conduire les plateformes à retirer toute publication signalée sans discernement.

En ce qui concerne la proposition de loi, le Sénat n'a pas de raison de modifier sa position de principe.

Dans ces conditions, je considère qu'une lecture détaillée de ce texte ne permettra pas plus aujourd'hui qu'hier de lever les sérieuses réserves soulevées, ni de tracer des perspectives ambitieuses.

La proposition de loi traite d'une question qui fait consensus : la capacité de certains, en particulier d'États étrangers, à mener des politiques de déstabilisation et de manipulation de l'opinion par le biais des plateformes en ligne.

Si le constat est partagé, les solutions apportées par la proposition de loi ne le sont pas, ce que traduit la position du Sénat, sous deux aspects : d'une part, le remède soit pire que le mal, d'autre part, les solutions proposées ne soient que trop partielles.

Ainsi, l'article 1er créé une procédure de référé qui présente plusieurs limites et risques. Mal calibrée, elle n'aura qu'une efficacité très réduite compte tenu de la vitesse de propagation de fausses informations dont aucune définition satisfaisante, en dépit des efforts de l'Assemblée nationale, n'a pu être trouvée. Plus probablement, face à l'impossibilité de trancher en moins de 48 heures sur une question mettant en jeu la liberté d'expression, le juge ne prendra pas les mesures de restrictions prévues, ce qui reviendra à décerner un brevet de respectabilité à l'information douteuse. A l'opposé, si le juge décide d'appliquer plus sévèrement le référé, il prendra le risque d'interférer dans le débat public en pleine campagne électorale, période durant laquelle la liberté d'expression est par tradition républicaine encore plus respectée. De manière générale, les manipulations d'aujourd'hui sont complexes, multiformes, élaborées comme de vraies stratégies destinées à nuire, et il faut beaucoup de naïveté pour penser qu'un juge de l'urgence sera en mesure de les apprécier dans un délai si réduit.

Les autres dispositions du texte, si elles prêtent moins le flanc à la polémique, n'en sont pas moins largement insuffisantes.

Les nouveaux pouvoirs confiés au CSA par le titre II introduisent des mesures non expertisées. La capacité de suspendre la diffusion d'une chaine étrangère fait courir le risque à nos médias de mesures de rétorsion. De telles dispositions méritent d'être approfondies et travaillées et auraient plutôt eu leur place dans le cadre plus vaste de la réforme de l'audiovisuel.

La régulation des plateformes constitue bien le sujet central. Cependant, la directive « e-commerce » de 2000 établit un régime d'irresponsabilité des hébergeurs qui prévient toute avancée sérieuse, comme le démontre la modestie des mesures prévues dans le texte. André Gattolin a raison de souligner que la proposition de résolution européenne n'aura pas un impact immédiat. Il me paraît cependant important de prendre date dès maintenant au moment où le projet de directive sur les droits d'auteur est en discussion et qu'une prise de conscience s'effectue au niveau mondial. Il faut en profiter pour engager dès maintenant des négociations au niveau européen afin de créer ce nouveau statut pour les plateformes et les moteurs de recherche.

Enfin, si le Sénat porte depuis longtemps un grand intérêt à la question de la formation au numérique et aux médias, et donc aux dispositions du titre III bis de la proposition de loi, il convient de rappeler que des mesures très proches ont déjà été adoptées en 2011, dans le cadre de l'examen du « troisième paquet télécom ». Malheureusement, sept ans plus tard, comme cela a été souligné dans mon récent rapport sur la formation à l'heure du numérique, il manque toujours un plan d'action global et stratégique.

En conséquence, je vous propose de rejeter le texte qui nous est proposé et d'adopter la présente motion tendant à opposer la question préalable, que je pourrai défendre en votre nom à l'issue de la discussion générale.

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