Intervention de Franck Riester

Réunion du 6 novembre 2018 à 14h30
Lutte contre la manipulation de l'information — Rejet en nouvelle lecture d'une proposition de loi et d'une proposition de loi organique

Franck Riester :

Madame la présidente, madame la présidente de la commission de la culture et rapporteur de la proposition de loi, monsieur le président de la commission des lois, monsieur le rapporteur de la commission des lois, mesdames les sénatrices, messieurs les sénateurs, la manipulation de l’information constitue une menace bien réelle pour nos démocraties – l’actualité récente nous l’a encore rappelé.

L’élection présidentielle brésilienne nous a en effet offert un nouvel exemple de l’utilisation qui peut être faite des réseaux sociaux pour diffuser massivement, et rapidement, de fausses informations.

En ce qui concerne les élections de mi-mandat aux États-Unis, qui ont lieu aujourd’hui même, Twitter a supprimé il y a quelques jours des milliers de comptes automatiques qui se présentaient faussement comme démocrates et tweettaient des messages incitant à l’abstention. Cette nuit encore, Facebook a bloqué plus d’une centaine de comptes liés à des entités étrangères et soupçonnés de tentative d’ingérence dans le processus électoral.

Partout dans le monde, les fausses informations ébranlent la liberté de chaque citoyen de se forger sa propre opinion. Elles brouillent les frontières entre le vrai et le faux et sapent la confiance dans l’information. Elles menacent, à terme, la stabilité de nos démocraties.

Elles nous imposent d’agir.

L’Assemblée nationale a choisi de se saisir du sujet au travers de la proposition de loi et de la proposition de loi organique qui nous réunissent aujourd’hui et que le Gouvernement soutient.

Je suis convaincu qu’un débat au Sénat en première lecture aurait permis d’enrichir ces textes. Je respecte votre décision de ne pas les avoir examinés en première lecture, mais je la regrette. Je crois en effet que, face à la manipulation de l’information, il serait trop dangereux de ne rien faire.

J’ai entendu vos débats, légitimes, autour du référé judiciaire. Son champ d’application a été précisé à l’occasion des lectures successives. Il est très explicitement circonscrit et ne concerne que le contexte particulier de la période électorale. Il vise à nous doter d’outils adaptés pour réagir rapidement à des opérations orchestrées et délibérées de désinformation en période électorale.

Après le vote du texte en lecture définitive par l’Assemblée nationale et à l’issue des premiers mois de son application, nous aurons l’occasion d’évaluer le dispositif et, si besoin, de l’améliorer.

Mais le texte ne se résume pas à son article 1er. Surtout, la lutte contre la manipulation de l’information est un combat au long cours qui ne saurait être remporté grâce à un texte « miracle ».

La loi n’est pas la seule réponse que le Gouvernement apporte à cette question. Elle vient en complément de nos actions visant à soutenir la presse, à garantir la déontologie de l’information et à renforcer l’éducation aux médias.

La défense et la promotion d’une information pluraliste et de qualité sont nos premières armes pour combattre les tentatives de manipulation de l’information.

Je tiens à cet égard à saluer l’initiative lancée par Reporters sans frontières et son secrétaire général, Christophe Deloire, soutenu aujourd’hui par de très nombreuses personnalités, appelant à la signature d’un pacte international sur l’information et la démocratie, première pierre dans l’édification d’un cadre international pour l’information et la communication.

Comme l’a indiqué le Président de la République en septembre, la France s’engage à mobiliser l’ensemble des dirigeants internationaux sur ce sujet. Il est en effet de la responsabilité de l’État de garantir le pluralisme de la presse et des médias.

Sur ce sujet, la mobilisation du Gouvernement est totale. Les aides au pluralisme sont sanctuarisées à hauteur de 16 millions d’euros dans le budget pour 2019, voté en première lecture la semaine dernière par l’Assemblée nationale.

Nous prenons également notre part pour accompagner la mutation de la filière de distribution de la presse, avec la réforme à venir de la loi Bichet – nous aurons l’occasion d’en reparler.

Nous accompagnerons de même la mutation de l’AFP, l’Agence France Presse, grâce à la mobilisation de 2 millions d’euros supplémentaires dans le budget pour 2019, sachant que les crédits budgétaires qui lui étaient consacrés en 2018 étaient déjà en augmentation.

Et nous continuerons le combat européen pour obtenir la consécration d’un droit voisin. Celui-ci permettra un juste partage de la valeur créée par la circulation en ligne des contenus de presse.

Par ailleurs, les débats à l’Assemblée nationale ont fait apparaître un consensus qui dépasse les clivages politiques, autour de la nécessité d’aborder la question de la déontologie de la presse. La mission qui vient d’être confiée par mon ministère à Emmanuel Hoog doit aboutir à des propositions concrètes d’ici à la fin du mois de janvier 2019, donc à très court terme – nous aurons également l’occasion d’en reparler. La mise en œuvre de ces propositions concrètes pourra contribuer à restaurer le lien de confiance entre les Français et les médias.

Je le répète, les journalistes et la qualité de l’information qu’ils produisent sont à nos yeux le premier rempart contre les fausses informations.

L’éducation aux médias constitue également un remède essentiel contre la désinformation. Grâce aux amendements déposés à l’Assemblée nationale, sa place a été renforcée dans la proposition de loi. Elle deviendra un élément obligatoire de l’ensemble des programmes scolaires.

En outre, le budget que lui consacre le ministère de la culture a doublé cette année. Il renforcera le soutien des pouvoirs publics aux actions de sensibilisation menées par les professionnels et les associations auprès des jeunes. Il financera aussi la création d’un grand programme de service civique pour l’éducation aux médias.

Si donc la loi n’est pas notre seule arme pour lutter contre la manipulation de l’information, elle est cependant indispensable. Dans le contexte que nous connaissons, il serait dangereux de nous contenter d’attendre une réponse européenne qui tarde encore à venir.

Vous le savez, la France a toujours été pionnière en matière de régulation, et nous souhaitons qu’elle le soit encore en matière de régulation numérique. C’est ce que nous encourageons quand nous militons pour la taxation des GAFA ou des GAFAN, quand nous nous battons pour une véritable protection numérique du droit d’auteur ou pour une lutte efficace contre les discours de haine sur internet.

C’est aussi, je le crois, notre responsabilité en matière de lutte contre la manipulation de l’information. Nous avons le devoir de donner l’impulsion, d’expérimenter, d’avancer vers de nouveaux modes de régulation qui pourront permettre d’inspirer ensuite les réponses européennes.

Chère Catherine Morin-Desailly, je suis évidemment en accord avec vous quand vous affirmez que la régulation la plus efficace se fera à l’échelle européenne, et je partage votre souhait de faire évoluer le droit européen, notamment la directive sur le commerce électronique, ou directive e-commerce, afin de responsabiliser effectivement les plateformes, mais cela ne doit pas, en attendant, conduire à l’inaction au niveau national.

Je veux rappeler clairement que les propositions de loi dont nous débattons ne sont en rien incompatibles avec la construction d’une approche coordonnée au niveau européen. Bien au contraire, elles peuvent y contribuer en proposant des solutions dont l’Union européenne pourrait s’inspirer.

Depuis que ces textes ont été annoncés, les instances européennes se sont d’ailleurs emparées du sujet. C’est une bonne chose et je tiens à le saluer. Les initiatives récentes au niveau européen convergent avec l’ambition portée par ces textes.

Je pense à la résolution relative à l’affaire Cambridge Analytica, adoptée le 25 octobre par le Parlement européen, ou encore au code de bonnes pratiques publié le 26 septembre dernier par la Commission à l’intention des plateformes internet et des acteurs de la publicité et signé le 16 octobre par Facebook, Google, Twitter et Mozilla.

Ces initiatives, si louables soient-elles, ne vont toutefois pas assez loin. Elles ne définissent pas d’engagement suffisamment clair et concret ni d’objectifs mesurables, comme l’ont regretté les professionnels invités à s’exprimer sur le sujet. Surtout, elles ne présentent aucun caractère contraignant pour les plateformes. Or je suis convaincu qu’il serait trop dangereux de s’en remettre uniquement – et même naïvement –, à l’autorégulation des plateformes.

Les réseaux sociaux ont récemment pris des mesures afin de lutter contre la diffusion de fausses informations, et c’est tant mieux ! Facebook a, par exemple, renforcé l’information sur les médias d’où proviennent les articles partagés sur son réseau. Les initiatives de ce type démontrent que nous allons dans le bon sens et doivent être encouragées.

Les plateformes numériques ont aussi pris conscience de leur responsabilité sociétale et démocratique. Elles reconnaissent de plus en plus clairement l’urgence du combat à mener – une urgence dont elles n’avaient peut-être pas encore pris ou souhaité prendre la mesure il y a encore quelques mois. Elles reconnaissent le bien-fondé de notre exigence d’une transparence renforcée sur les contenus d’information sponsorisés, notamment en période électorale.

Les présents textes prévoient de l’inscrire dans la loi. Ainsi, lorsque des techniques publicitaires seront utilisées pour promouvoir un contenu d’information – ce point est très important –, l’internaute en sera informé et saura d’où provient réellement l’information. Cela contribuera à aiguiser sa vigilance et à mieux le prémunir contre des tentatives de manipulation.

De même, les montants consacrés au sponsoring seront rendus publics. Les journalistes et la société civile pourront mieux détecter les opérations orchestrées de désinformation, et les pouvoirs publics pourront mieux veiller au respect des règles de financement des campagnes électorales.

Nous inscrivons également dans la loi un devoir de coopération des plateformes. Cette mesure esquisse un nouveau cadre de régulation adapté à l’ère numérique fondé sur la responsabilisation des plateformes, collectif et transparent, à la fois souple et exigeant. Plutôt que de calquer des mécanismes traditionnels de responsabilité applicables aux médias qui ne leur sont pas pleinement adaptés, les propositions de loi font le choix d’un dispositif de corégulation qui laisse les plateformes libres de choisir les modalités les plus appropriées pour lutter contre les fausses informations, tout en les obligeant à en rendre compte auprès du Conseil supérieur de l’audiovisuel.

C’est la seule manière efficace d’éviter les deux écueils qui nous guettent : d’une part, celui de l’inaction des plateformes, qui laisserait la désinformation se propager, troublant la qualité du débat démocratique, voire l’ordre public, et, d’autre part, celui d’une action opaque et arbitraire des plateformes, qui nous ferait courir le risque de l’émergence d’une censure privée.

Mesdames les sénatrices, messieurs les sénateurs, ce n’est pas parce que les géants du numérique sont des géants qu’ils peuvent échapper à toute régulation. Internet est un espace public et, comme tout espace public, il doit être régi par des règles.

Trouver la meilleure manière de réguler l’activité des géants du numérique est notre responsabilité. Je sais que nous partageons cet objectif.

Madame la présidente, chère Catherine Morin-Desailly, je connais votre mobilisation sans faille, ainsi que celle de vos collègues de la commission de la culture, et plus largement du Sénat pour que la révolution numérique se fasse au service de nos concitoyens.

J’entends aussi vos appels à la prise en main de notre destin numérique. Je n’oublie pas que vous avez été l’une des premières à alerter sur les dangers qu’il pouvait y avoir à confier la gestion de données sensibles à des entreprises qui n’appliquent pas les mêmes règles que nous.

Vous vous êtes toujours attachée, avec les membres de la commission, à défendre notre souveraineté numérique, y compris dans la conclusion de marchés publics.

Je veux vous remercier, ainsi que l’ensemble de vos collègues, pour votre engagement dans ce domaine.

Protéger nos concitoyens, protéger leur liberté : tel est le sens des propositions de loi dont vous êtes aujourd’hui saisis. Je crois savoir que vous vous apprêtez à adopter deux motions tendant à opposer la question préalable. Si tel était le cas, cela nous priverait de l’examen des deux propositions de loi. Je souhaite au contraire que nous puissions débattre de ces textes.

Je veux croire que le projet de loi relatif à la réforme de l’audiovisuel, que j’aurai l’honneur de défendre devant vous l’année prochaine, nous permettra de renouer le fil d’un dialogue fructueux au service d’une modernisation de notre régulation.

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