Intervention de Catherine Morin-Desailly

Réunion du 6 novembre 2018 à 14h30
Lutte contre la manipulation de l'information — Rejet en nouvelle lecture d'une proposition de loi et d'une proposition de loi organique

Photo de Catherine Morin-DesaillyCatherine Morin-Desailly :

Madame la présidente, monsieur le président de la commission des lois, monsieur le rapporteur pour avis, mes chers collègues, permettez-moi tout d’abord de féliciter notre nouveau ministre de la culture, Franck Riester, et de lui souhaiter pleine réussite dans l’exercice de ses fonctions.

Mes chers collègues, nous examinons donc aujourd’hui en nouvelle lecture la proposition de loi relative à la lutte contre la manipulation de l’information.

Le 26 juillet dernier, par un vote quasi unanime, le Sénat a adopté, sur proposition de sa commission de la culture, une motion tendant à opposer la question préalable à ce texte.

Actant un différend irréconciliable, la commission mixte paritaire qui s’est réunie le 26 septembre n’a pas pu trouver un accord. Les députés ont donc examiné en nouvelle lecture la présente proposition de loi le 9 octobre dernier.

Je rappellerai tout d’abord le constat – très largement partagé au Sénat – du grand danger que fait peser la manipulation de l’information sur nos sociétés, avant de souligner la prise de conscience générale de ce problème.

Premier point, un large consensus existe aujourd’hui sur la réalité du défi.

La proposition de loi traite d’une question qui fait très largement consensus : la capacité de certains, en particulier d’États étrangers, à mener des politiques de déstabilisation et de manipulation de l’opinion par le biais des plateformes en ligne.

Ce phénomène doit être analysé comme la convergence de deux composantes.

La première composante, ancienne, est ce que l’on désigne depuis longtemps par les termes de médisance, d’attaque gratuite ou de diffamation.

Le combat politique est par nature violent, et les mots dépassent souvent la pensée, de notre part comme de celle des militants, ce qui participe par ailleurs de la vitalité démocratique. Il est bien difficile, comme en témoigne une large jurisprudence bâtieautour de la loi de 1881, de faire la part des choses entre liberté d’expression, volonté de nuire ou simple erreur.

Les débats à l’Assemblée nationale ont d’ailleurs largement montré que les fausses informations résistent à toute tentative de définition satisfaisante permettant de les identifier rapidement et d’en faire un motif de retrait ou de sanction immédiat.

Ce n’est pas la capacité d’une personne à communiquer de fausses informations qui doit être mise en cause, mais bien les modalités de diffusion propres aux plateformes, qui amplifient de manière démesurée ces discours.

Ainsi intervient une composante nouvelle, la capacité des réseaux sociaux à amplifier massivement et rapidement des informations, et la possibilité pour certains d’en exploiter les failles.

Permettez-moi de citer le remarquable travail du centre d’analyse, de prévision et de stratégie du ministère de l’Europe et des affaires étrangères et de l’institut de recherche stratégique de l’École militaire intitulé Les manipulations de l ’ information : un défi pour nos démocraties et présenté à la conférence des ambassadeurs et des ambassadrices le 28 août dernier.

Ce travail confirme nos analyses sur le lien inextricable qui existe entre logique politique de manipulation et intérêt commercial : « En revanche, il ne faut pas distinguer trop nettement, comme on le fait parfois, les manipulations commerciales dont l’intention serait de faire de l’argent, et qui, pour cette raison, sont souvent dépolitisées par ceux qui les analysent, des manipulations politiques, qui nous intéressent ici. Car non seulement les premières peuvent avoir, qu’elles le veuillent ou non, des effets politiques bien réels, mais les secondes peuvent aussi faire gagner de l’argent aux médias, aux plateformes numériques, voire à des adolescents macédoniens. Autrement dit, les intérêts politiques et économiques s’entremêlent. »

Nous assistons donc à la rencontre de deux phénomènes : un phénomène ancien, que nous connaissons, où la diffamation côtoie, au point de ne pas en être discernable, la liberté d’expression, et une réalité nouvelle, car chacun, depuis son ordinateur, ici ou à l’étranger, peutpropager une vision déformée de la réalité pour des motifs politiques ou économiques – souvent les deux.

Je citerai en exemple deux événements postérieurs à la première lecture du présent texte.

Aujourd’hui ont lieu aux États-Unis les élections de midterm en vue du renouvellement complet de la Chambre des représentants et d’un tiers du Sénat.

Fin juillet, Facebook a annoncé avoir détecté une campagne d’influence en cours. Son président a reconnu que la compagnie avait engagé une « course aux armements » avec ceux qui cherchaient à utiliser ses fonctionnalités pour manipuler l’opinion.

Il y a quelques jours, vous l’avez rappelé, monsieur le ministre, se tenait l’élection présidentielle au Brésil, qui a été marquée, elle aussi, par la violence des échanges et la polarisation de la société. Le plus remarquable est que le candidat finalement élu ne disposait au départ que d’une très faible notoriété et d’un accès très limité aux grands médias traditionnels. Il a d’ailleurs refusé jusqu’au bout de participer à tout débat télévisé, et a choisi d’axer sa communication sur internet, ce qui lui a permis de tenir des discours destinésà chaque fraction de son électorat sans crainte de contradiction.

Plus remarquable encore, beaucoup de Brésiliens sont persuadés que les propos parfois très virulents tenus par le candidat sont eux-mêmes des fake news – terme très largement utilisé par le président américain pour désigner les grands médias installés qui critiquent sa politique – ou plutôt des « infox ».

Bref, plus que jamais, nous sommes entrés dans l’ère de la post-vérité. Soyez assuré, monsieur le ministre, que nul au Sénat ne sous-estime la gravité ni l’actualité de la question posée par les manipulations de l’information.

Deuxième point, nous assistons à une prise de conscience très encourageante au niveau mondial. Ainsi, les opinions publiques sont de plus en plus sensibilisées à l’influence des plateformes.

On peut faire référence, sur une thématique proche mais pas totalement similaire, au rapport remis au Premier ministre le 20 septembre dernier intitulé Renforcer la lutte contre le racisme et l ’ antisémitisme sur internet.Ce rapport propose d’avancer sur la voie d’une responsabilisation des plateformes avec la création d’un statut particulier, dit « d’accélérateur de contenus » – une notion que j’approuve pleinement.

Par ailleurs, les plateformes elles-mêmes sont désireuses de ne plus prêter le flanc à des polémiques qui nuisent à leur image.

Facebook, société la plus fortement accusée de profiter des campagnes de désinformation et, par conséquent, la plus en pointe dans la lutte contre leur diffusion, a inauguré une salle de crise qui va réunir les principaux responsables pour les élections de midterm.

Certaines ont signé le code de bonnes pratiques contre la désinformation proposé par Bruxelles et présenté leur plan d’action pour éviter les campagnes de désinformation pendant les élections européennes de 2019.

La Commission réalisera une première évaluation en décembre. La commissaire pour l’économie et la société numériques, Mariya Gabriel, insiste sur quatre points : la transparence des publicités politiques sponsorisées, la démonétisation des contenus visant à désinformer, la réduction des faux comptes et des bots, et la promotion des outils à destination des citoyens.

Nous ne pouvons que partager pleinement ces objectifs, même s’il est difficile, comme vous l’avez rappelé, monsieur le ministre, de faire confiance à l’autorégulation du secteur. On sait bien que ce sont les différentes affaires qui ont contraint les plateformes à bouger pour se racheter une « virginité ».

Je développerai plus avant mon propos lorsque je défendrai la motion tendant à opposer la question préalable, mais, en conclusion de cette première intervention, je souhaite insister sur un point : le rejet par le Sénat de la proposition de loi qui nous est soumise en nouvelle lecture ne signifie nullement que nous refusons de voir la réalité en face.

Au contraire, parce que nous savons que ce danger ne disparaîtra pas spontanément et sera présent pendant des années, nous estimons indispensable de ne surtout pas y apporter de réponse de circonstance et potentiellement dangereuse pour la liberté d’expression. Mon collègue rapporteur pour avis de la commission des lois, Christophe-André Frassa, à qui je vais céder la parole, évoquera notamment les difficultés soulevées par l’article 1er de la proposition de loi.

Nous pensons comme vous, monsieur le ministre, que nous devons agir à plusieurs niveaux. Soyez assuré que la commission de la culture examinera sérieusement les différents textes que vous envisagez de présenter au cours de l’année à venir, et que nous serons heureux d’échanger avec vous et d’approfondir les différents sujets que vous avez cités – la réforme de l’AFP, de la loi Bichet, ou encore de l’audiovisuel.

Nous souhaitons simplement positionner nos réactions au bon niveau et, de ce point de vue, il nous semble indispensable d’entreprendre un travail collégial au niveau européen.

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