Intervention de Sylvie Robert

Réunion du 6 novembre 2018 à 14h30
Lutte contre la manipulation de l'information — Exception d'irrecevabilité sur la proposition de loi

Photo de Sylvie RobertSylvie Robert :

Madame la présidente, monsieur le ministre, mes chers collègues, je veux tout d’abord féliciter M. Riester pour sa nomination en qualité de ministre de la culture.

Vous l’avez compris, monsieur le ministre, les chantiers sont particulièrement nombreux. Nous ouvrons l’un d’entre eux avant d’attaquer le projet de loi de finances.

Vous n’êtes pas sans savoir que la proposition de loi relative à la lutte contre la manipulation de l’information soulève quelques questionnements au Sénat, non pas tant sur l’objectif politique, très légitime, que sur la réponse juridique, à la fois parcellaire et inadéquate, qui lui est apportée.

C’est pourquoi nous, membres du groupe socialiste et républicain, avons déposé, comme en première lecture, une motion tendant à opposer l’exception d’irrecevabilité sur ce texte. Je vais vous en exposer les motifs.

En premier lieu, il convient de partir de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen, qui proclame que « La libre communication des pensées et des opinions est un des droits les plus précieux de l’homme : tout citoyen peut donc parler, écrire, imprimer librement, sauf à répondre de l’abus de cette liberté dans les cas déterminés par la loi. »

Toutefois, dès l’origine, la liberté d’expression n’est pas définie comme un droit absolu : conformément à la lettre de l’article IV de la Déclaration, « La liberté consiste à pouvoir faire tout ce qui ne nuit pas à autrui ». En d’autres termes, la liberté d’opinion et la liberté d’expression sont intrinsèquement fondées sur une éthique de responsabilité.

L’ensemble de notre droit positif interne repose sur cet équilibre entre reconnaissance, consécration de la liberté d’expression et répression de ses abus.

Aussi, nous estimons que le présent texte rompt cet équilibre en de multiples endroits et que, en ce sens, un certain nombre de ses dispositions paraissent contraires à des principes pourtant constitutionnellement garantis.

Tout d’abord, plusieurs mesures de la proposition de loi s’avèrent constituer une entrave manifeste et disproportionnée à la liberté d’expression et à la liberté d’information.

Il convient de rappeler ici que le Conseil constitutionnel a souligné, selon une jurisprudence constante, que « la liberté d’expression et de communication est d’autant plus précieuse que son exercice est une condition de la démocratie et l’une des garanties du respect des autres droits et libertés. »

Par conséquent, elle est une forme de droit premier, à la fois individuel et collectif, qui conditionne la nature d’un régime politique, caractérise son degré démocratique et assure l’effectivité d’autres droits dérivés ou, tout du moins, de droits dont l’exercice dépend de celui de la liberté d’expression et de communication, à l’image, par exemple, de la liberté de la presse. Elle est donc un droit éminemment ordonnateur.

Or le présent texte est porteur, en lui-même, d’un risque de censure, qui menace la liberté d’expression, d’information et de la presse, d’autant plus que la notion de « fausse information » n’est même plus explicitée. Certes, la définition qui figurait initialement dans le texte était imparfaite, mais l’avoir purement et simplement effacée était-elle vraiment la solution ? Pour résumer, nous nous retrouvons à légiférer sur un sujet important, sans même avoir pris le temps de le définir clairement.

Dans ce contexte, comment pouvons-nous établir des dispositifs législatifs pertinents ou caractériser clairement des infractions pénales ? Le risque est d’ouvrir la boîte de Pandore et d’offrir inutilement des instruments à ceux qui pourraient être tentés de les utiliser à des fins hautement pernicieuses, voire non démocratiques. C’est d’ailleurs, comme vous le savez, monsieur le ministre, l’une des raisons invoquées par la Commission européenne pour ne pas légiférer sur ce thème.

En la matière, j’estime qu’il faut faire preuve de prudence et ne pas insulter l’avenir. Si le débat relatif à la manipulation de l’information mérite vraiment d’avoir lieu, les solutions apportées sont constitutionnellement chancelantes à l’égard du droit fondamental que constitue la liberté d’expression et de communication.

Par ailleurs, ce texte paraît porter atteinte aux principes constitutionnels de la liberté du commerce et de l’industrie ainsi que de la liberté d’entreprendre, pour des motifs divers.

Je pense, tout d’abord, à l’obligation de transparence imposée aux plateformes en période d’élections. Dans son avis, le Conseil d’État a mis en exergue que seul le rattachement de cette obligation à une « raison impérieuse d’intérêt général inédite », s’attachant à préserver « l’information éclairée des citoyens en périodes électorales », était de nature à la justifier. Si les députés ont effectivement pris le soin d’introduire cette précision, l’absence de définition de la notion d’« information éclairée » ne motive aucunement l’application de cette obligation, que la Cour de justice de l’Union européenne, la CJUE, a déjà condamnée à plusieurs reprises.

Je pense, ensuite, à la situation de concurrence déloyale induite dès lors que certains médias peuvent se retrouver privés d’une exposition « juste et équitable ». Ce pourrait être le cas pour les sites ou les pages supprimés à la suite de l’intervention du juge des référés, conformément à l’article 1er, pour les services audiovisuels qui verraient leur convention unilatéralement résiliée par le Conseil supérieur de l’audiovisuel, le CSA, même hors période électorale, en vertu de l’article 6, ou leur distribution ou diffusion suspendues par cette instance pendant la période électorale.

Surtout, il peut être noté une disparité de traitement flagrante entre les services conventionnés, seuls inclus dans le champ d’application de la proposition de loi, et ceux qui sont autorisés, c’est-à-dire diffusés par voie hertzienne, lesquels demeureraient en dehors du périmètre du texte. Autrement dit, la mise en œuvre des articles du titre II entraînerait une rupture d’égalité manifeste en termes de libre concurrence, autre principe constitutionnel sur lequel l’Union européenne et la CJUE sont très vigilantes.

De plus, la faculté de résiliation unilatérale de la convention par le CSA, ouverte par l’article 6 de la proposition de loi, interroge fortement.

Le Conseil constitutionnel, dans sa décision du 10 juin 2009 sur la loi favorisant la diffusion et la protection de la création sur internet, a censuré des dispositions qui visaient à conférer à une autorité administrative indépendante, ou AAI, des pouvoirs de sanction inadaptés et excessifs.

Postulant qu’une AAI « n’est pas une juridiction », que les pouvoirs de sanction octroyés par le projet de loi « peuvent conduire à restreindre » le « droit de s’exprimer et de communiquer librement », le Conseil conclut que, « eu égard à la nature de la liberté garantie par l’article XI de la Déclaration de 1789, le législateur ne pouvait, quelles que soient les garanties encadrant le prononcé des sanctions, confier de tels pouvoirs à une autorité administrative ». Partant, le parallèle est évident avec la présente proposition de loi, pour ce qui concerne tant la liberté concernée que le pouvoir de sanction confié au CSA.

De surcroît, dans son avis, le Conseil d’État a mis en lumière que « le fait de sanctionner une personne morale en raison des seuls agissements commis par d’autres personnes morales, qui peuvent être sans lien direct avec elle », ce qui serait le cas, par exemple, des filiales de l’actionnaire de la société, « apparaît difficilement conciliable avec les principes constitutionnels de responsabilité personnelle et de personnalité des peines, garantis par les articles VIII et IX de la Déclaration de 1789 ».

Enfin, d’autres points juridiquement douteux et singulièrement flous laissent à penser que nous devons, en tant que législateurs, preuve d’incompétence négative. En effet, le Conseil constitutionnel est « attentif à ce que le législateur ne reporte pas sur une autorité administrative […] ou sur une autorité juridictionnelle le soin de fixer des règles ou des principes dont la détermination n’a été confiée qu’à la loi », en vertu de l’article 34 de la Constitution. À cet égard, ce dernier a été élargi au secteur des médias lors de la réforme constitutionnelle de 2008, que vous connaissez bien, monsieur le ministre, grâce à un amendement des sénateurs socialistes.

Désormais, le législateur a compétence pour établir les règles concernant « la liberté, le pluralisme et l’indépendance des médias ».

Par ailleurs, l’incompétence négative est caractérisée quand « le législateur élabore une loi trop imprécise ou ambiguë » ou qu’il renvoie au pouvoir réglementaire « de façon trop générale ou imprécise ». Or, comme cela a été démontré précédemment, le cœur même de ce texte, à savoir « la fausse information », n’est nullement défini.

Aussi, étant donné cette imprécision générale et constante, de nombreux contentieux risquent d’éclore et quantité d’inconnues demeurent.

Comment le juge des référés pourrait-il se prononcer sur des faits de nature à influencer un scrutin encore non advenu ? Comment effectuer un contrôle a priori sur un événement dont l’aboutissement est, par nature, incertain ? Que signifie un service audiovisuel « sous influence » d’un État étranger ? En l’état, cette notion juridique est inexistante dans notre droit positif. Il eût été primordial de l’encadrer et de déterminer des critères qui permettent de l’appréhender.

En conclusion, je veux, à la suite de mes collègues, insister sur le danger de légiférer, sans prendre le temps, sur un sujet aussi épineux, aussi complexe juridiquement et aux implications si multiples.

Monsieur le ministre, « pour agir avec prudence, il faut savoir écouter », écrivait Sophocle. Au-delà de la présente motion, j’espère que vous saurez écouter le Sénat !

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