… et cela de manière quasi unanime, puisque la motion que j’ai présentée, en première lecture, au nom de la commission de la culture, a été adoptée par 288 voix contre 31.
On sait bien, monsieur le ministre, les conditions dans lesquelles ce texte de circonstance a été élaboré. À l’origine, il n’avait pas du tout fait l’objet d’une étude d’impact de la part du Conseil d’État. C’est a posteriori, à la demande de l’Assemblée nationale, que celle-ci a été réalisée.
Or, si on l’examine de manière approfondie, très peu d’éléments sont positifs. Ce n’est pas non plus parce que la proposition de loi ne couvrirait pas l’intégralité du champ d’action que nous ne voulons pas en débattre. C’est simplement parce que le peu qui est présenté nous semble tout à fait rédhibitoire.
J’articulerai mon intervention autour de deux axes : les insuffisances et les dangers relevés dans le texte, d’une part, les perspectives qui s’offrent à nous, d’autre part.
S’agissant des insuffisances et des dangers présents dans le texte qui nous est proposé, si le constat est partagé, les solutions apportées par la proposition de loi ne le sont pas.
Ainsi, l’article 1er crée une procédure de référé qui présente plusieurs limites et risques. Mal calibrée, celle-ci n’aura qu’une efficacité très réduite, compte tenu de la vitesse de propagation des fausses informations dont aucune définition satisfaisante, en dépit des efforts de l’Assemblée nationale, n’a pu être trouvée.
Plus probablement, face à l’impossibilité de trancher en moins de quarante-huit heures une question mettant en jeu la liberté d’expression, le juge ne prendra pas les mesures de restriction prévues, ce qui reviendra à décerner un brevet de respectabilité à l’information douteuse.
À l’opposé, si le juge décide d’appliquer plus sévèrement le référé, il prendra le risque d’interférer dans le débat public en pleine campagne électorale, période durant laquelle la liberté d’expression est par tradition républicaine encore plus respectée.
De manière générale, monsieur le ministre, les manipulations d’aujourd’hui sont complexes, multiformes, élaborées comme de vraies stratégies destinées à nuire, et il faut beaucoup de naïveté pour penser qu’un juge de l’urgence sera en mesure de les apprécier dans un délai aussi réduit.
Déjà, nous apprenons que les manipulateurs commencent à recourir à de nouveaux subterfuges, destinés aussi bien à contourner les mesures mises en place qu’à s’insinuer toujours plus profondément dans les opinions publiques.
Ainsi, les faux comptes sur les réseaux sociaux sont de moins en moins détectables. Des comptes bien réels peuvent même être piratés. Les progrès de l’intelligence artificielle permettent des opérations de manipulation en profondeur directement sur les forums. En un mot, le dispositif proposé, potentiellement dangereux, est probablement déjà dépassé.
Au reste, n’est-ce pas déjà tomber dans un piège que de créer un tel référé ? Là encore, je veux citer le rapport du centre d’analyse, de prévision et de stratégie du ministère de l’Europe et des affaires étrangères et de l’institut de recherche stratégique de l’École militaire sur les manipulations de l’information. Si aucune étude n’a pu établir avec certitude l’existence d’un effet direct de ces manipulations sur les électeurs, celles-ci auraient tout de même pour conséquence de « semer le doute et la confusion et, parfois, d’encourager le passage à l’acte ».
En revanche, un effet indirect sur les États se fait sentir, avec une tentation liberticide qui « pourrait être le véritable effet final recherché par les puissances étrangères à l’origine des manipulations de l’information : non pas tant de convaincre la population de tel ou tel récit que d’inciter les gouvernements à prendre des mesures contraires à leurs valeurs démocratiques et libérales ». Monsieur le ministre, comment ne pas mettre en parallèle ces propos et l’article 1er de la proposition de loi, qui suscite une incompréhension si large ?
Les autres dispositions du texte, si elles prêtent moins le flanc à la polémique, n’en sont pas moins largement insuffisantes.
Les nouveaux pouvoirs confiés au Conseil supérieur de l’audiovisuel par le titre II correspondent à des mesures non expertisées. Par ailleurs, la capacité de suspendre la diffusion d’une chaîne étrangère fait courir à nos médias le risque de mesures de rétorsion. De telles dispositions auraient plutôt leur place – nous le pensons et nous y travaillerons avec vous, monsieur le ministre – dans le cadre plus vaste de la réforme de l’audiovisuel que le Gouvernement prépare depuis plusieurs mois.
La régulation des plateformes constitue bien le sujet central, comme je l’ai dit tout à l’heure. Cependant, la directive e-commerce de 2000 établit un régime d’irresponsabilité des hébergeurs qui prévient toute avancée sérieuse, comme le montre la modestie des mesures prévues dans le texte.
Enfin, si le Sénat porte depuis longtemps un grand intérêt à la question de la formation au numérique et aux médias, donc aux dispositions du titre III bis, il convient de rappeler que des mesures très proches ont été adoptées dès 2011 dans le cadre de l’examen du « troisième paquet télécom », texte dont j’avais l’honneur, déjà à l’époque, d’être la rapporteur. Après tout, la loi n’a pas vocation à être répétitive !
Aujourd’hui, il manque toujours un plan d’action global et stratégique, comme je l’ai rappelé dans un récent rapport sur la formation à l’heure du numérique, une question à laquelle je sais que votre collègue Jean-Michel Blanquer est très sensible, monsieur le ministre, et sur laquelle il travaille.
En nouvelle lecture, l’Assemblée nationale n’a pas fait évoluer son texte. Seules quelques précisions rédactionnelles ont été adoptées. Aucun des risques que nous avions mis en lumière, notamment sur l’article 1er, n’a été pris en compte. En un mot, l’Assemblée nationale a considéré que la position du Sénat était une posture politique, ce que nous regrettons, et n’a pas voulu entendre ce que nous exprimions, à savoir une incompréhension très large – je le répète – de la totalité de nos interlocuteurs, ces nombreuses personnes, tous secteurs confondus, que nous avons auditionnées.
En ce qui concerne maintenant les perspectives qui s’offrent à nous, je souhaite proposer une stratégie, certes plus ambitieuse, mais surtout plus fine.
Aujourd’hui, nous voyons que si la liberté d’expression demeure un bien sacré, y compris dans ses dimensions les moins glorieuses, la voie que lui font prendre les nouvelles technologies de l’information est encore en gestation. Nous sommes à une époque charnière où la puissance des GAFAM – Google, Apple, Facebook, Amazon et Microsoft – semble dominer nos sociétés, à la fois financièrement et culturellement.
Or, ce modèle imposé, nous n’en voulons pas ! Nous ne voulons pas d’un débat démocratique hystérisé, polarisé, qui déchire les peuples, ce que nous voyons depuis quelques années. Nous voulons – c’est le même sujet – le respect des droits d’auteur. Nous voulons aussi que l’information portée par des rédactions indépendantes puisse vivre.
Si nous voulons parler de l’avenir, deux sujets doivent être évoqués.
Le premier est la démarche annoncée in extremis par votre prédécesseur, Mme Françoise Nyssen, d’une mission confiée à l’ancien président de l’AFP, M. Emmanuel Hoog, visant à créer une autorité de déontologie de la presse. La ministre a ainsi indiqué, et l’on ne peut que la suivre, que « le premier rempart contre la désinformation et la manipulation de l’information reste les médias et les journalistes ».
Il s’agit à l’origine d’une proposition de Reporters sans Frontières que son président nous avait exposée lors d’une table ronde au Sénat. Nous suivrons bien sûr avec intérêt cette mission, qui s’annonce bien complexe et ne faisait pas l’unanimité dans la presse. Pour autant, si la solution est une instance de déontologie, il aurait été utile de l’évoquer dès le début de la discussion.
Le second sujet, vous vous en doutez, est la nécessité d’une approche européenne ce qui, me semble-t-il, rejoint en grande partie vos convictions, monsieur le ministre.
Le 27 septembre dernier, j’ai déposé une proposition de résolution européenne sur la responsabilisation partielle des hébergeurs. L’expérience allemande n’a pas encore été évaluée, mais elle ne nous paraît pas du tout convaincante, en raison du risque de privatisation de la censure qu’elle fait courir.
À ce jour, quelque 87 de mes collègues ont cosigné cette proposition de résolution, des sénatrices et sénateurs issus de tous les groupes du Sénat, ce qui marque bien la nature transpartisane de notre réflexion et le caractère partagé de nos analyses. Ce texte a été adopté à l’unanimité par la commission des affaires européennes sur le rapport d’André Gattolin et de Colette Mélot, que je remercie.
En effet, le vrai sujet est bien celui du rôle et du statut des hébergeurs, qui, parfois contre leur volonté, rendent possible la diffusion massive de fausses informations, considérées par des algorithmes aveugles comme autant de sujets susceptibles de susciter l’intérêt, donc une audience monétisée sous la forme de recettes publicitaires.
Il faut donc engager dès maintenant des négociations à l’échelon européen, afin de créer un nouveau statut pour ces plateformes et ces moteurs de recherche.
Tout cela, vous le voyez, est lié. Les débats en cours en Europe sur les droits d’auteur posent une question très proche. Les oppositions que nous y voyons marquent bien l’importance des intérêts en jeu. Nous ne pouvons pas laisser nos concitoyens, les Français comme les Européens, dépendre d’outils qu’il est si aisé de détourner de leur usage premier.
Pour internet, le temps de l’innocence est achevé. Voici venir celui de la responsabilité ! C’est Tim Berners-Lee lui-même, le fondateur du web, qui le dit.
Nous avons pleinement conscience que ce chemin n’est pas le plus simple, monsieur le ministre : il est exigeant pour nous tous, beaucoup plus que ne l’est en tout cas l’aventure législative nationale assez fruste qui nous est proposée aujourd’hui.
Le Sénat n’a donc aucune raison de modifier sa position de principe. Dans ces conditions, je considère qu’une lecture détaillée ne permettra pas plus aujourd’hui qu’hier de lever les sérieuses réserves soulevées ni de tracer des perspectives ambitieuses.
En conséquence, mes chers collègues, je vous propose de rejeter la proposition de loi qui nous est soumise et d’adopter la présente motion tendant à opposer la question préalable.