Dans le cadre de la mission que j'ai conduite sur la formation à l'heure du numérique, j'ai été très sensibilisée par plusieurs médecins, pédiatres, orthophonistes et experts de la santé sur les troubles du développement qu'ils observaient chez un nombre croissant de jeunes enfants et les liens de cause à effet qu'ils constataient entre ces fameux troubles et l'exposition précoce aux écrans de leurs jeunes patients.
D'abord, l'exposition aux écrans commence dès la petite enfance et tend à augmenter en raison de la multi-exposition des enfants aux écrans et de la possibilité d'utiliser ces derniers n'importe où n'importe quand. Même si la France dispose malheureusement de peu de statistiques, des enquêtes montrent toutefois l'ampleur du phénomène.
Selon les résultats d'une étude de l'Institut national de la santé et de la recherche médicale (Inserm), présentée en septembre 2018, les deux tiers des enfants de deux ans regardent la télévision tous les jours et un enfant sur deux commence à la regarder avant dix-huit mois. En outre, 8 % des enfants de moins de deux ans passent déjà plus de deux heures par jour devant la télévision. En ce qui concerne les autres écrans - tablette, smartphone, jeux vidéos -, 20 % à 30 % des moins de deux ans les utilisent au moins une fois par semaine.
Selon une enquête déclarative de l'Association française de pédiatrie ambulatoire, menée en 2016 par 144 pédiatres auprès de 197 enfants de moins de trois ans et 231 enfants de plus de trois ans scolarisés en école maternelle et primaire, l'usage des écrans débute avant trois ans, même à l'école maternelle, ne serait-ce que lorsque les intempéries ne permettent pas aux enfants de jouer dans la cour. La télévision reste le média le plus utilisé. Certains enfants la regardent seuls et sans distinction entre les programmes adaptés ou non à leur âge, comme le journal télévisé. Par ailleurs, 47 % des enfants de moins de trois ans avaient joué avec un écran interactif pendant une durée médiane de trente minutes par semaine ; 29 % d'entre eux étaient livrés à eux-mêmes pendant ces périodes de jeu. Enfin, 44 % des parents prêtent leur téléphone portable à leur enfant de moins de trois ans pour l'occuper ou le consoler.
Enfin, selon une enquête Ipsos réalisée en 2017, les enfants d'un à six ans passent 4 h 37 par semaine devant Internet, soit 55 minutes supplémentaires par rapport à 2015 et 2 h 27 supplémentaires par rapport à 2012 !
On le voit bien, les enfants sont devant les écrans dès leur plus tendre enfance. L'industrie a vu en eux des clients potentiels et a mis sur le marché une panoplie de produits s'adressant directement aux bébés. Il est question non pas seulement de chaînes de télévision spécialisées, mais également de téléphones intelligents pour bébés, de tablettes ou d'ordinateurs pour bébés, qui peuvent d'ailleurs parfois se fixer aux sièges auto. Ces produits ne dictent pas aux parents l'utilisation qu'ils en feront, mais ils sont des facilitateurs de nature à créer un environnement favorable à l'augmentation du temps passé devant les écrans. De plus, ils contribuent à créer l'illusion qu'il est normal pour l'enfant de passer plusieurs heures de sa journée devant un écran.
Pourtant, toutes les études scientifiques confirment que les interactions qu'un enfant a avec son entourage et son environnement sont la meilleure source de stimulation pour lui. Or, plus un enfant passe de temps devant un écran durant une journée, moins il lui en restera pour jouer et interagir avec les autres.
Toujours selon des données scientifiques, le temps passé devant un écran est corrélé à une forme physique moins bonne et à des problèmes de santé mentale et de développement social. Une pratique excessive des écrans peut avoir les conséquences suivantes :
- conséquences sur le développement du cerveau et de l'apprentissage des compétences fondamentales : les enfants surexposés aux écrans ont plus de risques de souffrir d'un retard de langage que les autres. Une étude récente menée par des chercheurs québécois et américains a mis en évidence l'impact à long terme d'une exposition importante aux écrans dans les premières années de vie d'un enfant. Elle a montré que chaque heure supplémentaire passée devant la télévision par un enfant en bas âge diminuait ses performances scolaires à l'âge de dix ans (moindre intérêt pour l'école, moindre habileté sur le plan des mathématiques). Cette surexposition précoce entraînait également une moindre autonomie, une moindre persévérance et une intégration sociale plus difficile avec, notamment, un risque accru de souffrir d'une mise à l'écart par ses camarades de classe ;
- conséquences sur les capacités d'attention et de concentration. Cela est vrai même si l'enfant se trouve dans une pièce avec la télévision allumée sans qu'il la regarde ;
- conséquences sur le bien-être et l'équilibre des enfants. D'après une enquête réalisée par le ministère de la santé britannique, les enfants qui passent trop de temps devant les écrans seraient moins heureux, plus anxieux et plus déprimés que les autres ;
- conséquences sur le comportement. La surexposition des plus petits risque d'entraîner une attitude passive face au monde qui les entoure.
Des recommandations nationales sont régulièrement énoncées concernant les comportements à adopter en matière d'utilisation des écrans pour prévenir les risques avérés. Elles sont unanimes pour proscrire les écrans avant trois ans et insistent sur la nécessaire présence d'un adulte pour accompagner l'enfant dans son apprentissage des écrans. C'est ainsi que le carnet de santé de l'enfant a été récemment complété par le message suivant : « Avant trois ans, éviter l'exposition aux écrans : télévision, ordinateur, tablette, smartphone. »
De surcroît, des campagnes de sensibilisation sont organisées afin d'informer les parents ainsi que toutes les personnes au contact des jeunes enfants. Plusieurs guides des bonnes pratiques ont été élaborés. On peut citer celui de Serge Tisseron, psychiatre, l'un des premiers médecins à s'être publiquement inquiétés des conséquences de l'exposition des jeunes enfants aux écrans ; il nous avait alertés dès 2013 lors d'une table ronde sur la nouvelle société numérique que nous avions organisée ici même. On peut également citer le guide réalisé par l'Union nationale des associations familiales et le groupe de pédiatrie générale ou encore celui qui a été élaboré par le Centre de liaison de l'enseignement et des médias d'information (Clemi).
Le Conseil supérieur de l'audiovisuel (CSA) est particulièrement impliqué depuis dix ans dans la protection des enfants de moins de trois ans des effets de la télévision et, depuis l'avènement des outils numériques, des écrans en général. Chaque année, il organise sur les supports de communication à sa disposition (site Internet, « lettre du CSA », communiqués de presse, etc.) une campagne tendant à sensibiliser le public sur les dangers présentés par les écrans en ce qui concerne les enfants de moins de trois ans.
En outre, sous le contrôle du CSA, les chaînes de télévision lancent chaque année à leurs frais une campagne de sensibilisation pendant trois jours, le plus souvent avant les vacances de la Toussaint, pour rappeler les bonnes pratiques à adopter en matière d'exposition des enfants aux écrans. Celle-ci prend généralement la forme d'un film court réalisé par une chaîne ou un groupement de chaînes et diffusé à l'antenne.
Néanmoins, ces initiatives se heurtent à deux limites.
D'une part, ces campagnes de sensibilisation disposent de peu de moyens financiers, ce qui empêche une diffusion large de ces messages à caractère sanitaire et ne permet pas une prise de conscience générale de la gravité de la situation et des mesures à prendre pour y remédier. Ainsi, la brochure développée par le CSA à l'occasion de la dixième année de campagne d'information ne figure que sur son site Internet en l'absence d'accord avec le ministère chargé de la santé sur une prise en charge par ce dernier de l'impression des documents et de leur diffusion auprès des crèches, des écoles maternelles, des pédiatres, des hôpitaux, etc.
D'autre part, les actions actuellement conduites sont le fait d'initiatives isolées, qui se juxtaposent sans être coordonnées ; en témoigne la récente saisine par la direction générale de la santé du Haut Conseil de la santé publique.
Début août, le Haut Conseil de la santé publique a été saisi par le ministère pour établir une revue de la littérature scientifique sur la définition de la surexposition aux écrans et les risques induits ; une analyse critique des recommandations françaises et internationales existantes concernant les comportements à adopter en matière d'utilisation des écrans pour prévenir les risques avérés ; et proposer, le cas échéant, de nouvelles recommandations. Il dispose de seize mois pour remettre ses propositions. Or un comité tripartite rassemblant des membres de l'Académie des sciences, de l'Académie des technologies et de l'Académie de médecine travaille déjà sur ce sujet et devrait rendre ses conclusions d'ici au mois d'avril prochain.
Face à l'asymétrie d'informations sur les dangers liés à l'exposition précoce des jeunes enfants et compte tenu de l'efficacité limitée des campagnes de sensibilisation actuelles, j'ai souhaité donner du poids aux propositions figurant dans mon rapport d'information précité, que j'ai regroupées dans cette proposition de loi que nous examinons aujourd'hui et dont nombre d'entre vous sont cosignataires - et je les en remercie.
Ce texte, que j'ai enrichi et amélioré, avait deux objets : obliger les fabricants d'ordinateurs, de tablettes et de tout autre jeu ludopédagogique disposant d'un écran à assortir les emballages de ces produits d'un message à caractère sanitaire avertissant des dangers liés à leur utilisation par des enfants de moins de trois ans pour leur développement psychomoteur ; exhorter le ministère chargé de la santé à engager chaque année une campagne nationale de sensibilisation aux bonnes pratiques en matière d'exposition aux écrans.
Toutefois, la table ronde organisée par notre commission le 24 octobre dernier, les remarques que certains d'entre vous avaient faites à cette occasion, ainsi que l'audition très approfondie de membres du CSA et celle du cabinet de la ministre m'ont conduite à compléter ma proposition de loi en introduisant une nouvelle obligation : à l'instar de ce qui est imposé aux messages publicitaires portant sur les boissons sucrées et les produits alimentaires manufacturés, il est proposé que toute publicité pour des télévisions, smartphones, ordinateurs portables, tablettes et jeux numériques, quel que soit son support, soit assortie d'un message à caractère sanitaire.
Par ailleurs, compte tenu de la nécessité de multiplier les campagnes de sensibilisation pour faire passer les messages de santé publique, je suggère de ne pas se limiter à une seule campagne nationale annuelle de sensibilisation et de prôner des actions régulières d'information et d'éducation institutionnelles en partenariat avec le CSA, mission inscrite à l'article 14 de la loi du 30 septembre 1986 relative à la liberté de communication. Enfin, il me paraît plus pertinent de faire figurer ces nouvelles dispositions dans la partie du code de la santé publique visant les actions de prévention concernant l'enfant.
Comme vous pouvez le constater, mes chers collègues, je n'ai pas hésité à compléter la présente proposition de loi afin de vous proposer une rédaction qui me paraît répondre à l'objectif que tous les cosignataires et moi-même avons à coeur : prendre nos responsabilités en tant que responsables politiques et apporter des solutions concrètes pour lutter contre un phénomène qui est en train de devenir un véritable problème de santé publique.
Cette proposition de loi s'inscrit dans le prolongement de la directive sur les services de médias audiovisuels, dite directive SMA, récemment renégociée et qui oblige les États à prendre toutes les mesures appropriées, afin que tous les fournisseurs de services de médias, y compris les réseaux sociaux et les plateformes de partage de vidéos, ne nuisent pas à « l'épanouissement physique, mental ou moral des mineurs ».
En conclusion, cette proposition de loi est à dessein limitée à la problématique de la surexposition des très jeunes enfants aux écrans. J'ai conscience de ses limites, notamment parce qu'elle ne prévoit aucune obligation en direction des sites de vente en ligne ou des plateformes de partage de vidéos. Cette question est fondamentale, mais je ne sais pas si elle pourra être résolue aujourd'hui. Je compte bien me saisir du prochain projet de loi sur l'audiovisuel, qui sera l'occasion de transposer la directive SMA, pour trouver le moyen juridique approprié afin d'impliquer les hébergeurs de sites et les fournisseurs Internet de contenus dans la lutte contre l'exposition aux écrans. Cela va d'ailleurs dans le sens de la proposition de résolution européenne visant à responsabiliser les plateformes que j'ai déposée en septembre dernier et qui a été examinée par la commission des affaires européennes fin octobre.