Cette année encore, nous examinons pour avis les crédits du programme 165 « Conseil d'État et autres juridictions administratives » avec les crédits du programme 164 « Cour des comptes et autres juridictions financières », au sein de la mission « Conseil et contrôle de l'État », dont le Premier ministre est responsable.
Pour l'exercice 2019, les juridictions administratives bénéficient d'une hausse de leur budget de 3,4 % par rapport à l'exercice précédent et d'un plafond d'emplois en augmentation de 132 équivalents temps plein travaillé (ETPT).
Sur ces 132 nouveaux emplois, 122 sont en réalité destinés à la Cour nationale du droit d'asile (CNDA), confrontée à une croissance sans précédent de son activité, avec notamment une hausse de 34 % des saisines en 2017. Cette augmentation est directement liée à la hausse des décisions rendues par l'Office français de protection des réfugiés et apatrides (OFPRA). La situation s'est encore dégradée en 2018 avec un nouvel accroissement de 20 % du nombre des saisines, ainsi qu'en raison de divers mouvements sociaux qui ont touché la Cour entre février et juillet 2018. Les délais de jugement imposés par la loi du 29 juillet 2015 relative à la réforme du droit d'asile, fixés à cinq mois pour les procédures ordinaires et à cinq semaines pour les procédures accélérées, n'ont pu être respectés.
Selon Mme Dominique Kimmerlin, nouvelle présidente de la CNDA que j'ai rencontrée lors de ma visite à la Cour à la fin du mois d'octobre, le renforcement des moyens alloués en 2019 devrait permettre, sauf imprévu, de faire face au flux de nouvelles affaires enregistrées. Les délais légaux imposés par la loi de 2015 pourraient être atteints au 31 décembre 2019 et les personnels contractuels, massivement recrutés ces dernières années, pour une durée de deux ans, pourraient ne pas être renouvelés.
Parallèlement, pour 2019, seuls 10 ETPT sont créés à destination des tribunaux administratifs et des cours administratives d'appel, qui font figure, selon les personnes que j'ai rencontrées, de grands « laissés pour compte » de ce budget.
Sans remettre en cause la nécessité de renforcer les effectifs de la CNDA, ces créations d'emplois à destination des autres juridictions administratives sont insuffisantes compte tenu de l'augmentation constante de leur activité. Ces dernières années, on a en effet observé une progression des contentieux de masse et la dévolution de nouvelles compétences par le législateur. Pour 2018, on observait déjà, au 30 octobre, une hausse d'activité de 6,3 % dans les tribunaux administratifs et de 8,6 % dans les cours administratives d'appel.
Parmi les réformes qui sont venues alourdir la charge des juridictions récemment, il faut évoquer la loi du 10 septembre 2018 pour une immigration maîtrisée, un droit d'asile effectif et une intégration réussie. Cette loi a supprimé le caractère suspensif de certains recours devant la CNDA. Dans ces hypothèses, il appartient désormais au juge de l'éloignement, à l'occasion d'un litige sur la légalité de l'obligation de quitter le territoire français, de suspendre temporairement, jusqu'à l'expiration du délai de recours devant la CNDA ou jusqu'à ce que la CNDA se soit prononcée, l'exécution de cette mesure si les éléments produits par le requérant sont suffisamment sérieux pour que la Cour soit susceptible de prendre une décision de protection.
Selon les personnes entendues, ce nouveau dispositif brouille la frontière des compétences entre juge de l'éloignement et juge de l'asile. Le juge de l'éloignement doit se prononcer seul, très rapidement, alors même que les enjeux humains en cause sont très importants, sur des éléments relatifs à la demande d'asile, alors qu'il n'a pas la compétence technique de la CNDA pour le faire.
Les nouvelles hypothèses de recours non suspensif devant la CNDA concernent 20 000 demandeurs d'asile par an. En supposant que la moitié seulement fasse l'objet d'une obligation de quitter le territoire français, contestée devant le tribunal, les conclusions tendant au rétablissement du droit au maintien sur le territoire emploieront au minimum 6 ETPT de magistrats, qui ne sont pas pris en compte dans le projet de loi de finances pour 2019.
Il faut bien admettre que nous votons parfois des textes sans vérifier que leur mise en application pourra être assurée par les juridictions.
Pour faire face à cette pression contentieuse constante, des économies ont été recherchées avec le développement des téléprocédures, de la médiation ou le recours aux effectifs d'aide à la décision ; le projet de loi de programmation 2018-2022 et de réforme pour la justice prévoit en outre la création d'un corps de juristes assistants.
Parallèlement, les juridictions administratives ont eu recours à différents outils visant à renforcer leur efficacité comme la multiplication des procédures à juge unique ou le décret du 2 novembre 2016 portant modification du code de justice administrative, appelé aussi décret « JADE », qui permet d'évacuer rapidement de nombreuses affaires.
Toutes les personnes que j'ai entendues se sont accordées pour dire qu'il n'était pas possible d'aller plus loin dans les réformes de procédure sous peine d'« abîmer » définitivement la justice administrative en portant atteinte aux principes mêmes qui la régissent.
Malgré la situation très tendue, au prix d'importants efforts des magistrats et des personnels, les juridictions administratives continuent à afficher de bonnes performances en termes de délais de jugement, de réduction du stock des affaires anciennes et de qualité des décisions rendues.
Les efforts demandés aux magistrats et aux personnels des juridictions ne sont cependant pas sans conséquences sociales et humaines. À cet égard, le premier baromètre social établi en 2017 par le Conseil d'État révélait que la charge de travail est ressentie comme excessive par 60 % des magistrats, et comme inconciliable avec la vie privée par 55 % d'entre eux. Par ailleurs, les jours d'arrêt maladie ont augmenté de 11 % chez les magistrats et de 18 % chez les agents de greffe entre 2016 et 2017.
Les juridictions financières, quant à elles, bénéficient d'une augmentation de 1 % de leurs crédits par rapport à l'année précédente, hausse qui sert à financer la création de 15 emplois supplémentaires pour atteindre à l'horizon 2022 le plafond d'emplois de 1 840 ETPT.
Hors titre 2, les crédits sont stables par rapport à 2018 et destinés principalement à des dépenses contraintes, liées aux activités du contrôle, sans permettre par exemple le développement de projets informatiques d'ampleur, qui constituent pourtant un enjeu crucial pour le fonctionnement de la Cour et des chambres régionales et territoriales des comptes.
Par ailleurs, je tiens à relayer ici une inquiétude exprimée lors de son audition par le Premier président de la Cour des comptes, M. Didier Migaud, concernant l'application de mesures de régulation budgétaire à la Cour, qui seraient envisagées par le Gouvernement.
Selon les principes internationaux, le bon fonctionnement des institutions supérieures de contrôle suppose que les contrôleurs des finances publiques disposent « de l'indépendance fonctionnelle et organisationnelle nécessaire à l'exécution de leur mandat ». En application de ces principes, il me semble nécessaire de mener une réflexion pour consacrer expressément dans les règles budgétaires la dispense de mise en réserve de précaution des crédits en début de gestion, ainsi que l'obligation de recueillir l'accord de la Cour avant toute mesure d'annulation des crédits ouverts en loi de finances initiale.
Quant aux juridictions financières, au cours des années récentes, elles ont vu leurs missions se multiplier alors même que leur plafond d'emplois, fixé à 1 840 ETPT, n'a pas évolué depuis 2010.
Pour n'évoquer que deux réformes parmi les plus récentes, la loi du 7 août 2015 portant nouvelle organisation territoriale de la République (NOTRe) a prévu un dispositif d'expérimentation de certification des comptes de collectivités territoriales. C'est très bien, mais avec quels moyens ? Un bilan intermédiaire sera réalisé fin 2018. Sans l'anticiper, à la suite des auditions et déplacements que j'ai réalisés, notamment à la chambre régionale des comptes Bourgogne-Franche-Comté, il me semble qu'envisager une généralisation de ce dispositif aurait un impact extrêmement lourd sur les juridictions financières.
La loi du 26 janvier 2016 de modernisation de notre système de santé, ensuite, a étendu les compétences de contrôle des juridictions financières à l'ensemble des établissements et services sociaux et médico-sociaux, y compris de droit privé à but lucratif. Cette réforme concerne potentiellement plusieurs dizaines de milliers d'établissements supplémentaires. Il sera impossible pour les juridictions financières de contrôler plus de quelques structures par an à moins d'une hausse substantielle du plafond d'emplois et des crédits du titre 2 du programme 164.
Comme l'a fait valoir M. Didier Migaud, lors de son audition, toutes les économies possibles et toutes les mutualisations ont désormais été réalisées, notamment à travers la restructuration de la carte des chambres régionales des comptes.
Il résulte de cette situation tendue une priorisation des travaux, qui se traduit par une concentration des contrôles sur les situations qui présentent le plus de risques, voire par un véritable effet d'éviction sur les missions traditionnelles des juridictions financières, en particulier sur le contrôle budgétaire. Parallèlement, les personnes entendues ont souligné un recul du rôle de l'État au niveau local et une baisse du contrôle de légalité sur le terrain, ce qui accroît le risque de dérapages pour les collectivités territoriales.
En conclusion, dans la mesure où les juridictions administratives et les juridictions financières continuent, tant bien que mal, à afficher des performances satisfaisantes, je vous propose d'émettre un avis favorable à l'adoption des crédits des programmes « Conseil d'État et autres juridictions administratives » et « Cour des comptes et autres juridictions financières » rattachés à la mission « Conseil et contrôle de l'État », inscrits au projet de loi de finances pour 2019. Pour autant, j'appelle votre attention sur le fait que la situation de ces juridictions est de plus en plus tendue et nécessitera un aménagement de leurs moyens dans l'avenir.