Intervention de Laurence Rossignol

Délégation aux droits des femmes et à l'égalité des chances entre les hommes et les femmes — Réunion du 29 novembre 2018 : 1ère réunion
Échange de vues sur la loi visant à renforcer la lutte contre le système prostitutionnel et à accompagner les personnes prostituées

Photo de Laurence RossignolLaurence Rossignol :

Je voudrais tout d'abord remercier notre présidente d'avoir accepté d'organiser cette réunion. Le débat parlementaire fut effectivement assez rude. J'aimerais revenir sur le contenu et l'historique de cette loi.

J'ai appelé publiquement pour la première fois à la pénalisation des clients de la prostitution dans une tribune publiée lors de la Coupe du monde de football, qui se tenait en 2006 en Allemagne, pays où la prostitution est légale et réglementée depuis 2002. On avait alors vu s'ouvrir à Berlin des « Eros Center » et on avait observé que la légalisation et l'encadrement de la prostitution avaient eu pour conséquence un accroissement spectaculaire de l'achat de services sexuels au moment de la Coupe du monde, ainsi qu'une hausse du nombre de personnes prostituées. Elles n'étaient pas seulement sorties de l'invisibilité et de la clandestinité : leur nombre augmentait, avec l'apport d'une « main-d'oeuvre » étrangère particulièrement précaire.

À partir de là, ce fut un très long combat, qui aboutit en 2016 grâce à l'adoption de la loi. Michelle rappellera les étapes de son examen parlementaire.

On distingue schématiquement trois postures sur la question de la prostitution :

- la position règlementariste est fondée sur la légalisation et l'encadrement de la prostitution et l'achat de services sexuels ; cela aboutit à la fameuse définition des « travailleurs du sexe » ;

- le prohibitionnisme, qui consiste à interdire la prostitution, ce qui revient à la pénalisation des prostituées (c'est par exemple le cas aux USA) ;

- et l'abolitionnisme, opposé au système prostitutionnel, qui veut agir sur la demande en pénalisant non pas les personnes prostituées, mais les clients.

J'ajouterai une quatrième posture, celle de l'hypocrisie - non assumée par les États mais très répandue, qui fut la situation française jusqu'à l'adoption de la loi de 2016. On se situait dans le camp des pays abolitionnistes, mais l'achat de services sexuels n'était en rien répréhensible par la loi. Il y avait eu un léger basculement vers le prohibitionnisme au moment de la loi sur la sécurité intérieure qui, en 2003, a créé le délit de racolage passif2(*) et a traité la question sous l'angle de l'ordre public et non sous l'angle social. Or la prostitution est un problème éminemment sociétal.

La proposition de loi déposée en décembre 2011 par Guy Geoffroy et Danielle Bousquet, puis Catherine Coutelle3(*), qui faisait suite à une mission d'information parlementaire, est fondée sur le principe abolitionniste. Elle présuppose que l'achat de services sexuels n'est pas acceptable dans une société moderne. L'objectif est non pas de combattre l'exercice de la prostitution, mais l'achat de services sexuels.

Je rappelle à cet égard que les victimes de la prostitution sont très majoritairement des femmes - dans une proportion de 90 % - et que 80 % des prostituées sont des personnes étrangères en situation irrégulière. De plus, 80 % des victimes de la traite des êtres humains le sont à des fins d'exploitation sexuelle.

Donc le mythe de la « prostituée au grand coeur », qui dispose librement de son corps et pour qui la prostitution est une activité relevant de la liberté individuelle, n'existe que dans les romans du XIXe siècle ! Dans la vraie vie, les prostituées sont des étrangères en situation irrégulière, victimes de la traite des êtres humains.

L'achat de services sexuels concerne essentiellement les femmes. Dès lors, et j'insiste sur ce point, la prostitution reproduit des représentations collectives qui vont au-delà de la prostitution elle-même.

Quand votre collègue de bureau va, entre midi et deux, acheter du sexe tarifé, à son retour au travail son regard sur les femmes qui l'entourent ne peut qu'être imprégné de ce qu'il vient de vivre et de faire ; que l'on puisse acheter du sexe tarifé signifie que les femmes sont à la disposition des hommes. La prostitution concerne donc l'ensemble des femmes.

Il est d'ailleurs révélateur de constater que, quel que soit notre statut social, nous nous sommes toutes fait au moins une fois traiter de « pute » dans notre vie, comme si toutes les femmes étaient potentiellement des vendeuses de services sexuels.

Légaliser l'achat de services sexuels, c'est donc admettre que toutes les femmes sont potentiellement des vendeuses de services sexuels, ce qui est profondément contradictoire avec l'idée que les hommes et les femmes puissent être égaux. De fait, la sexualité qui va avec la prostitution est très inégalitaire : elle repose sur l'idée que les hommes doivent avoir, à tout moment, la possibilité d'exercer une sexualité considérée comme irrépressible, sinon ils deviendraient méchants et agressifs... Cette justification de la prostitution - et même de ce qui la rend nécessaire - a pour corollaire une représentation de la sexualité des hommes et des femmes très différenciée.

Mais des discours de ce type ont forcément un impact aussi sur notre façon d'appréhender le viol et avec des arguments pareils, on trouve des circonstances atténuantes aux violeurs ! Ce n'est pas de leur faute, puisque leur désir est irrépressible !

Autre idée fausse : les femmes prostituées prendraient du plaisir dans la prostitution. Cela suppose que la sexualité féminine ne repose pas sur le désir des femmes. On nie le désir féminin. Dans cette logique, les femmes n'auraient aucun désir propre, leur seul désir étant de se soumettre au désir des hommes.

On voit donc que la question de la prostitution va très loin : la question de la vente de services sexuels n'est pas qu'une affaire de clients et de prostituées ; au contraire, c'est l'affaire de toute une société.

Lorsqu'on élève nos enfants, on essaie de leur inculquer des valeurs qui leur permettent de vivre en société, selon certains codes, pour en faire des gens bien. On leur apprend qu'on ne vole pas les bonbons à la boulangerie, même s'ils nous font envie, qu'on règle ses conflits autrement qu'à coups de poing dans la cour de récréation... Et on apprend aussi à nos garçons que le corps des femmes n'est pas à leur disposition, même s'ils ont l'argent pour se le payer. Parallèlement, on apprend à nos filles que le respect de leur corps et de leur sexualité sera un élément important de la construction de leur identité et de leur personnalité. Dès lors que la prostitution est admise, il est difficile d'inculquer ces valeurs : admettre qu'il est possible pour les enfants des autres d'acheter un acte sexuel, mais le refuser pour les siens, est totalement contradictoire.

Autre argument : aujourd'hui, les associations qui travaillent avec les personnes prostituées constatent que ces dernières sont soumises à une violence sexuelle quotidienne. Dès lors qu'il n'y a pas de désir, la prostitution est, à mon avis, un viol tarifé. Dans cette démarche, le client va passer outre la question du consentement sexuel de la femme en payant. Le consentement s'achète ainsi avec de l'argent. Ce n'est pas qu'une vue de l'esprit. Quand on s'entretient avec des femmes prostituées, toutes disent travailler avec la peur au ventre à chaque instant. Il faut en avoir conscience, elles se soumettent à des violences sexuelles quotidiennes et répétées.

Par ailleurs, il faut savoir qu'une proportion significative - entre deux tiers et trois quart, les statistiques ne sont pas très précises - a elle-même été victime de violences sexuelles dans l'enfance. Ainsi, la prostitution arrive souvent après un parcours de vie de disqualification de soi-même, de son corps. C'est après avoir été mises à la disposition d'un adulte, étant enfants, que ces personnes tirent une mésestime d'elles-mêmes qui peut les conduire à la prostitution.

Voilà pourquoi je considère que la prostitution n'est pas une question de liberté individuelle, contrairement à ce que prétendent les auteurs de la QPC, mais une question sociale qui concerne la condition des femmes et la représentation de la sexualité des femmes et des hommes.

Je n'ai pas parlé du proxénétisme, car tout le monde est d'accord pour le condamner. Mais il ne suffit pas de lutter contre le proxénétisme.

Un autre mythe sur lequel je veux porter votre attention est celui de la fille qui travaille seule en free-lance, quand elle le veut. Cela arrange les clients de penser que la fille est consentante, mais ce n'est pas la vérité. On assiste aujourd'hui à une hausse spectaculaire et inquiétante de la prostitution des jeunes filles mineures. Les policiers parlent du syndrome « Zahia ». Or toutes ces jeunes filles ont un proxénète derrière elles. La prostitution est exercée, dans la quasi-totalité des cas, dans un cadre de proxénétisme.

Or si on veut combattre l'achat de services sexuels, si on pense que la prostitution ne peut être un projet de société durable, il faut tarir la demande, agir à la source. Les clients ne sont pas des pervers ou des malades qui auraient besoin de se défouler. On peut d'ailleurs discuter pour savoir si une partie de l'humanité est destinée à permettre à l'autre partie de se défouler, soit disant pour protéger les autres. Dans cette logique, la prostitution serait nécessaire, sinon il y aurait des viols. C'est un argument scientifiquement inopérant. Il n'y a aucune corrélation entre la prostitution et le nombre de viols, contrairement à ce que certains voudraient faire croire.

Le client de prostituées est monsieur tout le monde. Il a un siège bébé à l'arrière de sa voiture et il va au bois de Boulogne pour se faire faire une fellation après avoir déposé les enfants à la crèche. Pourquoi se priverait-il, si c'est à portée de main et que c'est agréable pour lui ? La prostitution est une sexualité dépourvue de tout préliminaire et de toute obligation de respect de l'autre. Même pas besoin de parler ! D'où la loi sur la pénalisation des clients, pour tarir la demande.

La QPC est portée par Médecins du Monde et le STRASS (syndicat du travail sexuel). Je m'attendais à une telle démarche, dans la mesure où la loi n'a pas n'a pas fait l'objet d'un recours au Conseil constitutionnel au moment de son adoption. Je pensais que cette QPC viendrait d'un client. Elle se fonde sur la liberté d'entreprendre. Or la seule liberté d'entreprendre qui soit en jeu est celle des proxénètes, pas des prostituées.

Ils invoquent aussi le droit à la vie privée. Mais la prostitution est par définition un déni de la vie privée - on parle d'ailleurs de « fille publique » pour désigner les prostituées. La seule liberté de la vie privée que l'on protège, c'est celle du client et du proxénète !

Pour moi, ces deux arguments sont donc irrecevables.

Enfin, il faut être conscient que si la loi était abrogée, cela constitutionnaliserait en quelque sorte le droit d'acheter le corps d'autrui. Quels verrous constitutionnels demeureraient alors pour s'opposer à la GPA ou à la vente d'organes ?

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