Intervention de Sophie Joissains

Réunion du 1er décembre 2018 à 9h30
Loi de finances pour 2019 — Justice

Photo de Sophie JoissainsSophie Joissains :

Monsieur le président, madame la garde des sceaux, madame, messieurs les rapporteurs, mes chers collègues, depuis 2002, la mission « Justice » est devenue mission prioritaire du budget général de l’État.

Dans le présent projet de loi de finances, un effort important, correspondant aux souhaits du Sénat, a été fait pour les crédits de la mission « Justice », à l’exception toutefois de ceux du programme « Administration pénitentiaire ». J’y reviendrai.

La moyenne d’augmentation générale des autres programmes est satisfaisante. Seul le programme « Justice judiciaire » connaît une progression très inférieure. Du point de vue des financements accordés au fonctionnement des juridictions judiciaires, la France occupe en Europe un rang très médiocre : la dépense par habitant s’élève à 65, 90 euros par an, contre 122 euros en Allemagne, 119, 20 euros aux Pays-Bas ou 75 euros en Italie. Notre rapporteur pour avis Yves Détraigne craint fort que, compte tenu de l’inflation, l’augmentation budgétaire de ce programme ne soit finalement que résiduelle… Il recouvre pourtant l’ensemble des dépenses des juridictions judiciaires, le budget de l’École nationale des greffes – les greffiers sont les grands oubliés de la réforme –, la subvention versée à l’École nationale de la magistrature et le personnel affecté au sein du réseau judiciaire de proximité…

La proximité est, elle aussi, passée en grande partie par pertes et profits. Certaines des juridictions transformées en chambres seront inévitablement fermées à l’avenir, madame la garde des sceaux, et ce sont encore les habitants des territoires ruraux qui en feront les frais.

La question des moyens et de leur affectation est essentielle pour offrir à nos concitoyens une justice de qualité, une justice accessible offrant protection et garanties d’impartialité. Elle ne saurait en aucun cas trouver une solution dans de simples réorganisations, qui se révéleront à terme mortifères : suppression de tribunaux d’instance, déjudiciarisation ou encore dématérialisation débridée des procédures.

Comme les rapporteurs de la commission des lois, je constate que la trajectoire budgétaire retenue par le Gouvernement dans le projet de loi de programmation 2018-2022 est bien moins ambitieuse que celle proposée par le Sénat. Sera-t-elle suffisante pour redresser le service public de la justice ? Non, sauf à réduire drastiquement son rôle auprès des citoyens. Cela semble être le chemin pris : déjudiciarisations coûteuses pour le contribuable, règlements amiables en ligne non sécurisés des litiges, disparition progressive des audiences de conciliation, disparition programmée des jurés, et ne parlons même plus du juge de paix, passé aux oubliettes… La liste est longue !

Je constate également que certaines ambitions du Gouvernement, reprenant les engagements de la campagne présidentielle, sont au mieux revues à la baisse, au pire abandonnées.

Je veux bien sûr parler ici de notre politique pénitentiaire. Nous avons voté dès 2009 le principe de l’encellulement individuel. Près de dix ans plus tard, l’échec est patent. Les détenus sont parfois quatre par cellule, sans que l’administration ait même toujours la possibilité de les grouper par catégorie de faits commis. La douche des détenus entassés est loin d’être quotidienne, et je n’évoque pas les soins psychiatriques… Inutile de souligner combien la réinsertion devient hasardeuse dans ces conditions !

La situation des bâtiments est elle aussi profondément préoccupante. De nombreux établissements sont à la limite de l’insalubrité et leur sûreté n’est pas toujours garantie.

Il avait été annoncé 15 000 places de prison supplémentaires en cinq ans ; le Gouvernement avance aujourd’hui l’objectif de 7 000 places livrées à l’horizon 2022. C’est insuffisant, et l’on peut se demander si cet objectif pourra même être tenu.

Le personnel des prisons françaises souffre de sous-équipement, de sous-effectif chronique et d’agressions quotidiennes, au moins verbales. Quelles mesures d’accompagnement et de protection ont été prévues à leur endroit ?

Sur ce programme, la commission des lois a émis un avis défavorable.

J’évoquerai maintenant l’aide juridictionnelle, un sujet qui me tient à cœur et sur lequel Jacques Mézard et moi-même avons été corapporteurs d’une mission d’information en 2014.

Les moyens mobilisés devraient augmenter de 7 %, pour atteindre 507 millions d’euros. C’est une excellente chose, mais, au regard des contraintes pesant sur le budget de l’État, il sera vraisemblablement nécessaire de conforter ces financements. Nous avons cosigné deux amendements en ce sens, dont l’un vise à instaurer une contribution sur la protection juridique des contrats d’assurance, une mesure que nous préconisions déjà dans notre rapport d’information adopté à l’unanimité de la commission des lois en 2014. Il faudra envisager une véritable réforme de l’aide juridictionnelle, madame la ministre.

Au-delà de ces aspects budgétaires, il est impossible de ne pas dire quelques mots sur la réforme de la justice, que j’évoquais à l’instant.

Pour la discussion de cette réforme, essentielle pour notre République et les droits de nos concitoyens, il a été recouru à la procédure accélérée, alors que les propositions des deux chambres auraient dû faire l’objet d’un examen minutieux et approfondi. La forme est bien souvent le reflet du fond… L’objectif de l’Assemblée nationale, ou plutôt des députés de la majorité, a été de revenir purement et simplement au projet du Gouvernement, en faisant fi des propositions du Sénat.

Il est pratique de bénéficier d’une majorité large et facile de se passer du concours de la deuxième chambre ; c’est aussi éminemment dangereux. Contre-pouvoirs et corps intermédiaires sont à la base de nos principes démocratiques. Ce texte est une catastrophe. On ne peut ignorer l’indignation unanime des professionnels du droit. Avocats et magistrats se sont mobilisés jeudi dernier pour une journée « justice morte ». Sinistre présage…

Syndicats, bâtonniers et avocats continuent d’être très actifs auprès de nous et, à titre personnel, je partage sans réserve leur profonde inquiétude. Il vous faut écouter, il vous faut entendre, madame la ministre !

Le groupe Union Centriste votera évidemment l’augmentation des crédits de la mission « Justice », avec l’ensemble des réserves que je viens d’exprimer.

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