Monsieur le président, mes chers collègues, la trajectoire de politique économique pour les outre-mer que vous nous présentez, madame la ministre, au cours de cette séquence budgétaire, ainsi que les mécanismes qui y président, ont suscité des inquiétudes d’une rare intensité.
Ainsi, au cours des nombreuses auditions que j’ai conduites, toutes les remontées de terrain ont convergé pour exprimer de très sérieux doutes sur les choix stratégiques opérés.
Au centre de cette politique, c’est la question du développement des outre-mer qui se pose. Ce développement implique une vision de long terme.
Or plusieurs points constituent des signaux d’alerte.
Le premier concerne la réforme des allégements de charges patronales, un paramètre essentiel pour la compétitivité des économies ultramarines. Si, face à la concurrence régionale et au niveau très bas du coût du travail, cette mesure se justifie, elle ne peut plus se comprendre si l’on se place sur le long terme. De plus, associée à la remise en cause de la baisse des charges sur les salaires d’encadrement et d’expertise, elle enferme les marchés ultramarins, les condamnant à s’inscrire sur des segments de basse et de moyenne gamme.
Surtout, cette orientation n’est pas cohérente avec une politique de développement de la formation et d’exhortation des jeunes à participer à la mobilisation économique.
Les crédits de l’aide à la formation et à la qualification professionnelles sont, à cet égard, en légère hausse, ce dont il faut se féliciter. Mais, faute de salaires attractifs, trop de jeunes diplômés choisiront de poursuivre leur carrière à l’étranger. Il faut plus globalement prendre garde au nivellement salarial provoqué par une telle politique.
Il me semble que le niveau du coût du travail touche à des sujets de fond.
J’ouvre d’ailleurs une parenthèse pour rappeler que, s’agissant de la formation de base, les outre-mer sont pionniers avec un service militaire adapté, le SMA, qui démontre année après année son efficacité. J’ai relevé une approbation unanime au sujet de la solidité de la formation des jeunes passés par ce service militaire. Il existe là un potentiel de formation qui doit être développé, car le SMA ne profite qu’à 6 000 jeunes par an.
Fort pertinemment, les travaux du Sénat ont permis de borner la discussion sur l’établissement des seuils d’exonération, qui a été poursuivie durant la navette et à laquelle, madame la ministre, vous vous étiez engagée, l’honnêteté commande de le souligner. Les échanges ont abouti à un relèvement des seuils qui, sans répondre intégralement aux demandes formulées par les socioprofessionnels, constitue une amélioration par rapport au dispositif initial.
Je crois pouvoir dire que toutes les collectivités ont exprimé un besoin d’adaptation aux réalités locales, dans un souci d’efficience des dispositifs.
Tel a été le cas à Saint-Barthélemy qui a souhaité faire prévaloir la stabilité, surtout dans un contexte économique qui reste, malgré une reconstruction avancée, marqué par l’après-Irma.
L’île de Saint-Barthélemy n’est pas bénéficiaire du CICE : elle n’était donc pas directement concernée par les enjeux de sa transformation en baisse de charges, et je vous sais gré, madame la ministre, d’avoir entendu cette demande.
Un autre signe est envoyé au travers de la méthode employée, qui est inédite – il faut bien le dire – dans ses principes et dans ses proportions : celle-ci a renvoyé l’idée que les outre-mer, par « recyclage » des sommes disponibles localement, financeraient leur propre développement.
Pour 2019, en effet, le budget opère une ponction de sommes disponibles entre les mains des agents économiques pour les centraliser : cela s’appelle une hausse de la fiscalité, qui va modifier les comportements économiques dans un sens restrictif.
Certes, nous comprenons bien les contraintes budgétaires qui obligent à faire des arbitrages douloureux, madame la ministre, mais je ne peux m’empêcher de m’étonner, sinon de l’inexistence, du moins de la faiblesse de la prise en compte des effets collatéraux de mesures qui peuvent paraître pertinentes budgétairement.
Dans ces économies qui peinent, les augmentations fiscales résultant, d’une part, de la réduction de la réfaction de l’impôt sur le revenu des classes moyennes et, d’autre part, de la suppression de la TVA non perçue récupérable, la TVA-NPR, ne pourront avoir qu’un effet déstabilisateur.
Avec la réduction de l’abattement de l’impôt sur le revenu, il reste que ce sont 70 millions d’euros dont seront privés des secteurs d’activité tels que les loisirs, les services à la personne, et j’en passe. Dans cette hypothèse, un cercle vicieux, qui pourrait se traduire à terme par une augmentation des dépenses sociales, s’enclenchera.
En outre, bien que n’ayant pas une inclination particulière pour le développement subventionné, il n’en demeure pas moins que la TVA-NPR constitue un élément de la trésorerie des entreprises. Il y a donc fort à parier que celles-ci seront tentées de compenser sa suppression par des augmentations de prix, créant un autre cercle vicieux inflationniste.
Il est vrai que les territoires ultramarins se caractérisent par leurs besoins en infrastructures. La progression du fonds exceptionnel d’investissement, dont les crédits s’établissent à 110 millions d’euros, est conforme aux préconisations du Livre bleu outre-mer.
Ainsi, à la dépense fiscale faisant appel au libre arbitre des agents économiques, vous préférez la recentralisation des crédits et l’étatisation de la dépense. Le choix a donc été fait de prendre un risque récessif pour améliorer les infrastructures.
Là encore, la compensation soulève de nombreuses inquiétudes essentiellement, très prosaïquement d’ailleurs, en raison du traitement administratif des demandes de financement qui seront présentées. Qui va les traiter, à quel rythme et selon quel processus ?
Dans tous les cas, entreprises et collectivités auront à remplir des dossiers qui devront ensuite être instruits, cette dernière étape comportant des incertitudes et entraînant des délais d’attente. Madame la ministre, le Gouvernement est-il en mesure de s’engager à garantir la célérité des démarches ?
L’annualité budgétaire se traduit trop souvent par des crédits non consommés et l’étape administrative ne doit en aucun cas se transformer en une variable de limitation de la consommation.
La stabilité du cadre fiscal et économique est l’autre enjeu pour les outre-mer.
Chaque gouvernement, quelle que soit sa couleur politique, se fait fort de présenter sa réforme avant même que les mesures adoptées par ses prédécesseurs n’aient atteint leur rythme de croisière. C’est un stop and go incessant qui pousse les investisseurs à l’attentisme.
Il en va ainsi du CICE, transformé en réduction de cotisations, alors que les entreprises venaient à peine de s’y adapter. Au surplus, cette transformation ne sera pas dénuée de conséquences fiscales.
À la différence du CICE, c’est-à-dire un crédit d’impôt assis sur la masse salariale, les baisses de cotisations entraînent une hausse du résultat net et du bénéfice imposable de l’entreprise. Fiscalement, il n’est donc pas certain que les réductions de charges ne soient pas atténuées dans certains cas par des augmentations d’impôts.
Par ailleurs, en ce qui concerne les zones franches d’activité nouvelle génération, il conviendra de même d’être attentif aux effets d’éviction qui pourraient être occasionnés par la simplification du dispositif et la suppression des zones géographiques, ainsi qu’aux « trous dans la raquette », comme a pu le redouter un entrepreneur auditionné.
Au total, en dépit de toutes les réserves exprimées, je vous fais crédit, madame la ministre, d’avoir pris en compte l’apport du Sénat pour rééquilibrer une approche trop comptable des outre-mer. C’est dans cet esprit constructif que je ne m’opposerai pas à l’adoption des crédits de cette mission, espérant qu’elle permettra une coconstruction accrue dans l’unique intérêt des outre-mer.
Si, sur un plan purement comptable, notre groupe choisit de ne pas s’opposer à votre budget, reconnaissons ici que, derrière les chiffres, il existe des choix politiques forts et surprenants, pour ne pas dire inquiétants, faits par votre gouvernement. Je peux donc comprendre et partager les inquiétudes qui se sont généralisées en outre-mer.
Tout en affirmant votre volonté d’appliquer une politique de différenciation territoriale, madame la ministre, je constate avec une certaine amertume que vous choisissez une direction et un cap diamétralement opposés. C’est dans les territoires que se prennent les bonnes décisions, c’est dans les territoires que se prennent les décisions les mieux adaptées et les plus efficaces. Alors, pourquoi ne pas laisser et redonner aux territoires les moyens et la liberté d’agir ?