Intervention de Denis Morin

Commission des affaires sociales — Réunion du 12 décembre 2018 à 9h30
Rôle des centres hospitaliers universitaires dans l'offre de soins — Audition pour suite à donner à l'enquête de la cour des comptes

Denis Morin, président de la sixième chambre de la Cour des comptes :

Je suis accompagné de M. Noël Diricq, président de la troisième section de la sixième chambre, qui traite notamment des établissements de santé et des établissements médico-sociaux, et de Christophe Strassel, conseiller maître, qui a piloté ce deuxième volet de l'enquête.

Il était particulièrement opportun de nous demander de réfléchir au rôle des CHU, sujet essentiel dans l'organisation du système de santé ; le Gouvernement, parallèlement, a demandé à l'ensemble des conférences compétentes de fournir un rapport sur ce thème à l'occasion du soixantième anniversaire des ordonnances Debré. Je vais donner quelques éléments de synthèse sur nos réflexions relatives à l'offre de soins, puis, monsieur le président, je répondrai aux questions que vous m'avez adressées.

J'irai d'emblée à l'essentiel : que proposons-nous ?

Nous ne proposons pas de supprimer des CHU. L'esprit de géométrie aurait pu nous dicter le raisonnement suivant : les CHU devraient coïncider avec les nouvelles grandes régions de la réforme territoriale. Mais cette voie nous a semblé totalement sans issue : quel établissement pilote choisir, par exemple, dans le Grand Est ? Dans certaines régions, Auvergne-Rhône-Alpes par exemple, chaque CHU a sa spécificité - et je ne suis pas certain que la suppression du plus petit des établissements de cette région, celui de Saint-Etienne, rendrait beaucoup service à l'organisation du système de santé dans le département de la Loire, qui présente un certain nombre de faiblesses que le CHU contribue à compenser. Il n'est pas utile, donc, de se lancer dans des débats de ce type.

En revanche, nous proposons de structurer l'ensemble des 41 structures juridiques concernées, hors AP-HP, en 8 à 10 grands réseaux, un peu à l'image des coopérations qui existent déjà aujourd'hui dans le cadre de GCS (groupements de coopération sanitaire) - je pense notamment au réseau Hugo, qui regroupe un certain nombre de CHU de la partie occidentale du pays. Cette proposition est le point de convergence permettant de traiter les difficultés discernées dans le fonctionnement des CHU en matière tant de formation et de recherche que d'accès aux soins. Il s'agit donc du moyen de réunir les deux volets distincts qui ont été étudiés par la Cour.

Quelles sont les principaux constats qui nous conduisent à formuler cette proposition ? Le premier constat est celui de l'hétérogénéité des CHU en matière d'offre de soins. Vous l'avez dit, monsieur le président : quoi de commun entre l'AP-HP, dont les ressources totales s'élèvent à un peu plus de 7 milliards d'euros, les CHU intermédiaires, à commencer par les HCL (hospices civils de Lyon) et l'AP-HM (Assistance publique-Hôpitaux de Marseille), et de très petits CHU, dont les budgets sont beaucoup plus faibles - Pointe-à-Pitre, 300 millions d'euros, ou Nîmes, 450 millions d'euros ? En même temps, hétérogénéité ne veut pas forcément dire difficultés.

Si l'on entre dans le détail de ce que font ces organismes, des prises en charge qu'ils assurent, l'hétérogénéité est encore plus frappante, entre des établissements qui couvrent tout le spectre des GHM (groupes homogènes de malades) et d'autres qui n'en couvrent qu'une partie, entre des établissements qui sont impliqués dans les activités d'expertise et de recours - c'est ce qu'on attend d'un CHU : l'excellence et la prise en charge de pathologies rares et d'actes difficiles - et d'autres, une très grande majorité, dont le « case-mix » les rapproche des gros CH (centres hospitaliers). Quand on compare par exemple le CHU de Grenoble et les CH de Chambéry et d'Annecy, il n'y a pas photo : en termes de rôle dans l'organisation du système de santé et même de qualité de la prise en charge, les deux CH sont nettement supérieurs au CHU.

Dans cet ensemble de CHU, on trouve donc des choses extrêmement disparates. Ce constat de l'hétérogénéité du système CHU avait déjà été mis en évidence, dans le premier volet qui vous a été remis l'an dernier, en matière de recherche : hétérogénéité, donc dispersion des moyens, donc, s'agissant de la recherche, absence de visibilité internationale, ce handicap étant le résultat direct de l'hétérogénéité.

Le premier chapitre de notre rapport contient un ensemble d'éléments extrêmement précis et documentés, qu'on retrouve dans peu de productions. On entend souvent, par exemple, que les CHU prendraient en charge des pathologies beaucoup plus sévères, ce qui serait facteur de surcoûts. C'est inexact : quand on compare les malades pris en charge, on constate que les taux de sévérité sont tout à fait comparables dans les CHU et dans les CH. Ce n'est donc pas un élément discriminant.

S'agissant de ce qui constitue aujourd'hui l'une des difficultés majeures de notre système de soins, la prise en charge des personnes âgées polypathologiques - elle ne se fait ni dans les Ehpad (établissements d'hébergement pour personnes âgées dépendantes), qui sont insuffisamment médicalisés, ni en ville, naturellement -, nous avons établi que les CHU avaient un comportement d'éviction des personnes âgées : peu de personnes âgées de plus de 85 ans y sont prises en charge ; ce sont les CH qui assument cette fonction de façon massive. À l'inverse, compte tenu du régime des autorisations, on observe une surprésence des jeunes enfants dans les CHU, ce qui tient notamment au fait que les services de pointe en néonatologie se trouvent avant tout dans ces établissements.

Nous avons visité sept CHU, hors AP-HP ; nous avons procédé à des auditions systématiques avec des responsables de CHU et de CH ; nous avons travaillé sur l'ensemble des bases de données de santé pour offrir une information précise et documentée. Le premier de nos constats, donc, est celui de l'hétérogénéité des CHU, dont beaucoup se rapprochent en réalité des CH. Ce constat, parmi d'autres, nous permet de dire que le modèle CHU s'essouffle - c'est le mot que nous avons retenu après de longues discussions : « crise » eût pu faire l'affaire, mais ce terme est un peu galvaudé ; « difficulté » eût été un peu faible ; nous avons donc parlé d' « essoufflement », sachant que nous ne proposons absolument pas de remettre en cause la trilogie des missions exercées par les CHU : soin, formation, recherche. Le lien fait entre ces trois missions nous semble extrêmement puissant ; c'est une marque de fabrique de notre système de santé, et un point fort, et non faible. Nos propositions visent donc à le conforter.

Deuxième chapitre du rapport, et deuxième élément d'essoufflement : la situation financière de ces établissements. Cette situation est caractérisée par des déficits récurrents, permanents depuis 2011, et qui se sont très fortement aggravés en 2017, comme d'ailleurs s'est aggravée la situation financière de l'ensemble des CH. Nous n'avons pas d'explication - et je crains que le ministère n'en ait pas non plus - à ce trou d'air dans l'évolution de l'activité du secteur public hospitalier, après des années de dynamisme où ledit secteur reprenait des parts de marché dans le domaine de l'hospitalisation. En particulier, le déficit de l'AP-HP, presque 200 millions d'euros en 2017, s'explique par l'attrition de l'activité, alors que, par exemple, et pour une raison que nous n'expliquons pas bien, les Espic (établissements de santé privés d'intérêt public), en région parisienne, sont extrêmement dynamiques - Saint-Joseph a vu son activité progresser de 6 %.

Je rappelle le déficit considérable observé en 2017 sur le segment des CHU : plus de 400 millions d'euros. Qui dit déficit durable dit lourd endettement, et incapacité à faire face aux investissements. Autant beaucoup a été fait, à l'occasion des plans de 2007 et de 2012, pour moderniser le parc des CH, autant les CHU n'ont pas beaucoup émargé à cette manne. Aujourd'hui, quand les malades se déplacent dans les CHU, ils disent tous que le compte n'y est pas.

Quelle est selon nous l'explication de ce déficit récurrent des CHU ? De notre point de vue, l'explication n'est pas à rechercher du côté de la T2A, la tarification à l'activité. En dépit de données fragiles, nous avons tenté de comparer les tarifs et les coûts moyens, pathologie par pathologie, sur un groupe de pathologies représentatif du case-mix des CHU. Nous avons observé que les CHU n'étaient pas pénalisés par la T2A, en tout cas pas plus que les CH : l'explication du déficit récurrent des premiers n'est donc pas à rechercher dans le fonctionnement de la T2A, dont le poids dans la tarification des CHU est de 55 %.

Je rappelle d'ailleurs que le Gouvernement, au titre des mesures « Ma Santé 2022 », a annoncé son intention de faire converger le financement de l'ensemble des segments de notre système de santé, y compris la médecine libérale, vers une structure dans laquelle l'acte représenterait 50 % des ressources, le reste étant constitué de contributions forfaitaires. Dans le secteur hospitalier, on a l'habitude de ce mix : à la tarification à l'activité répondent des dotations d'intérêt général, notamment les dotations de financement des Migac (missions d'intérêt général d'aide à la contractualisation), et en particulier des Merri (missions d'enseignement, de recherche, de référence et d'innovation).

Pour ce qui est du fonctionnement des dotations forfaitaires, la masse des concours publics a globalement augmenté sur la période 2011-2017, étant entendu qu'une partie de ces dotations a été orientée, en 2014, vers le FIR (fonds d'intervention régional), cet instrument original - notre système administratif est plutôt connu pour ses cloisonnements - à disposition des ARS (agences régionales de santé) qui couvre l'ensemble de leurs compétences et permet une fongibilité, dans des limites posées par le législateur, entre les différents segments de notre système de santé. Cette masse, donc, n'a cessé de croître.

Nous nous interrogeons en revanche sur le fonctionnement des dotations Merri, qui financent la recherche dans les CHU, mais aussi, désormais, dans les CH et dans certains établissements privés. L'extension du champ des établissements éligibles aux Merri, à enveloppe constante, réduit mécaniquement le droit de tirage de chacun : dans ce nouveau schéma, les CHU se sont vus privés d'un certain nombre de ressources.

Deux approches sont possibles : on peut arguer de l'existence de critères d'attribution des Merri pour dire qu'il ne tient qu'aux CHU de s'améliorer, l'extension de ces dotations hors du champ des CHU révélant que la recherche n'y est pas nécessairement plus efficace que dans d'autres structures. À l'inverse, on peut plaider pour le retour à une vision moins dispersée, plus centrée sur les CHU, car c'est là qu'est l'excellence de la recherche. Nous ne tranchons pas nettement entre ces deux approches, mais nous appelons à une révision des critères d'attribution des Merri - à vrai dire, ce message n'est pas particulièrement original.

Ce n'est donc pas dans la façon dont le ministère a géré les dotations d'intérêt général qu'il faut rechercher la cause principale des difficultés financières des CHU, mais plutôt dans l'évolution de leurs charges : de 2011 à 2017, les charges ont augmenté plus rapidement que les produits, sans que la sévérité des affections des patients pris en charge ne le justifie - or, les lois de l'arithmétique résistant encore et toujours à la mise en doute généralisée de tout, on peut affirmer, de manière à la fois consensuelle et solennelle, que des déficits s'ensuivent nécessairement d'une telle asymétrie. Nous avons y compris observé que, s'agissant des dépenses hors soins, la dynamique d'augmentation des charges a été beaucoup plus forte dans les CHU que dans les CH, sans raison particulière.

Nous avons également noté que la productivité était globalement plus faible dans les CHU que dans les CH. Les CHU sont loin d'être les plus performants, et, encore une fois, nous n'avons pu trouver de raisons pour le justifier. En particulier, la productivité n'est pas bonne aux deux extrémités du segment, dans les plus petits et dans les plus grands CHU. Elle est notamment très médiocre à l'AP-HP.

Bien entendu, certaines choses échappent à la maîtrise des gestionnaires : les grands plans catégoriels décidés par l'État - je pense notamment au plan PPCR (« Parcours professionnels, carrières et rémunérations ») -, auxquels s'ajoutent des plans catégoriels spécifiques au monde de la santé, impactent la dynamique des charges, y compris médicales. Ces charges sont automatiques, contraintes ; dans une certaine mesure, elles traduisent soit l'amélioration de la situation catégorielle des personnels, qui peut être considérée comme souhaitable, soit la mise à disposition des patients de traitements innovants, particulièrement coûteux - je pense notamment au traitement de l'hépatite C.

Une partie des charges sont donc automatiques, à l'image de ce qui se passe pour les budgets locaux : quand l'État prend des décisions qui impactent l'ensemble des fonctions publiques, y compris la fonction territoriale, ces décisions s'imposent à l'ensemble des exécutifs locaux.

Voici pour le deuxième chapitre : un déficit préoccupant, élément de fragilité et facteur d'essoufflement. Conclusion : il faut renforcer la capacité à maîtriser les charges. Martin Hirsch nous a par exemple annoncé que, vu la situation financière où se trouve l'AP-HP, le taux d'évolution de la masse salariale serait nul au cours des quatre prochaines années. Un magistrat verra sans doute dans un tel engagement la promesse d'une amélioration de la productivité ; mais cette annonce veut dire aussi qu'on supprime de l'emploi, ce qui pose d'autres questions.

Ceci dit, certains établissements, les HCL par exemple, ont vu pendant plusieurs années leur masse salariale gelée, et ont fini par sortir d'une situation financière qui était, en 2010, extrêmement fragile. Ils ont ainsi pu recouvrer leur capacité à investir, donc à se développer et à embaucher. Des mesures d'urgence sont donc parfois nécessaires, mais en même temps porteuses d'un développement ultérieur.

Je passerai rapidement sur le troisième chapitre, qui a trait à la qualité. Nous avons été frappés des faibles performances des CHU en matière de certification. La certification ne porte pas sur la qualité médicale des établissements, mais sur la qualité et la sécurité de la prise en charge au sens large, la traçabilité des informations par exemple, le lien entre hôpital et ville, qui est très perfectible. Il y a quelques années, quand la Haute Autorité de santé (HAS) portait ses pas dans les CHU et menaçait d'une mauvaise note, c'était considéré comme attentatoire ; aujourd'hui, beaucoup de CHU qui étaient mal classés en termes de certification ont engagé des efforts pour améliorer leur notation. Globalement, donc, les choses ont tendance à s'améliorer, mais on part d'assez loin. Je note d'ailleurs que, dans de nombreux territoires, le CHU est loin d'être le mieux classé - les CH, eux, sont souvent certifiés sans réserve.

Dernier point : le rôle territorial des CHU. Je rappelle notre proposition : constituer des réseaux de CHU. Les CHU, dans beaucoup de régions, vivent dans une sorte de splendide isolement ; ils se conçoivent comme le lieu de l'excellence, jugement qui doit être nuancé, et ils ont beaucoup de difficultés à nouer des partenariats avec les autres acteurs du système de santé. Or de tels partenariats nous semblent absolument indispensables. Notre idée n'est donc pas de faire une croix sur les établissements les plus petits et les plus fragiles, mais d'amener ceux-ci à travailler en coopération les uns avec les autres, dans le cadre de huit réseaux. Tel est le moyen, selon nous, de trouver des complémentarités, sources d'efficacité, en matière de formation et de recherche, et d'entrer dans une vraie logique de gradation des soins - l'adressage des patients, aujourd'hui, se fait indépendamment de cette logique de gradation, à laquelle réfléchissent pourtant les régulateurs des systèmes de santé de la plupart de nos voisins.

Il s'agit également de regrouper un certain nombre de moyens de recherche pour leur donner une plus grande visibilité internationale. Dans les classements internationaux, année après année, nous perdons des places. Que la Chine nous passe devant, c'est dans l'ordre des choses ; que l'un de nos voisins européens nous devance, c'est moins acceptable.

Je précise qu'il nous a semblé que cette idée de réseaux de CHU n'était pas révolutionnaire, et qu'elle était au contraire susceptible de faire converger un certain nombre d'acteurs.

Il faut aussi revoir la façon dont les CHU tissent des liens avec d'autres établissements de santé, publics ou privés - le secteur privé n'est nulle part dans le viseur du régulateur, ce qui est dommage. À l'occasion notamment des réflexions sur les projets de santé en région, le rôle des CHU doit être davantage affirmé. Les ARS doivent davantage s'appuyer sur eux ; et, là encore, selon la logique d'une gradation des soins, des coopérations entre CHU et CH, et en particulier entre CHU et GHT (groupements hospitaliers de territoire), doivent être tissées. Il y a des conventions à signer, des partenariats à organiser ; ce travail est pour l'instant assez balbutiant.

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