Intervention de Bruno Coquet

Délégation aux entreprises — Réunion du 13 décembre 2018 à 9h00
Impact de l'éventuelle instauration d'un bonus-malus sur les contributions patronales à l'assurance chômage — Présentation par l'observatoire français des conjonctures économiques de l'étude demandée par la délégation aux entreprises

Bruno Coquet, chercheur affilié à l'OFCE :

Réguler les contrats courts - on assiste à une explosion du recours à ce type de contrats - ; les réguler sans contraindre les entreprises - il s'agit de ne brider ni l'activité économique ni l'emploi - ; en préservant l'assurance chômage - ces pratiques coûtent assez cher, et ceci indûment, au régime d'assurance chômage - : le titre de l'étude que je vais vous présenter rassemble l'ensemble des éléments que nous avons tâché de prendre en compte dans nos propositions. Son sous-titre résume l'esprit du rapport : « Il ne s'agit pas de taxer, mais de fixer un prix, qui représente une tarification correcte du contrat d'assurance » - inciter, donc, et non punir.

Quelques éléments de contexte, d'abord.

Les contrats de travail de courte durée sont un outil indispensable au fonctionnement de l'économie. Ils contribuent à accroître la production potentielle, donc l'emploi. En effet, l'activité économique comporte une part d'incertitude ; de tels contrats permettent aux employeurs d'effectuer des prévisions à court terme et de s'adapter à une éventuelle contraction de la demande.

Ils permettent aussi aux employeurs de diversifier ce que j'appelle leurs choix technologiques, c'est-à-dire la gestion de leurs carnets de commande - et, dans une économie de services, ceux-ci ne se stockant pas, les contrats courts sont naturellement plus nombreux.

Il faut également mentionner, au titre de ce panorama, les « institutions du marché du travail » : la réglementation incite plus ou moins les employeurs à recourir aux contrats courts. Le plus souvent, l'employeur utilise des formes de contrats diversifiées. En général, l'activité économique est assez largement prévisible ; l'incertitude n'est jamais totale. Le CDI représente donc la forme la plus répandue : 85 % de l'emploi total.

Autre point de contexte : les contrats courts ne doivent pas permettre de s'affranchir d'un certain nombre de règles de bon fonctionnement d'une économie sociale de marché.

Première règle : l'agent qui prend un risque doit être rémunéré en conséquence - or, avec le contrat court, l'employeur peut transférer une partie de ce risque sur le salarié et sur l'assurance chômage.

Deuxième règle : les coûts de production doivent être répercutés sur les clients, et non sur des acteurs extérieurs, concurrents ou assurance chômage.

Enfin, troisième règle : la recherche de compétitivité ne doit pas s'appuyer sur la détérioration des conditions sociales, raison pour laquelle, historiquement, ont été créés des accords de branche, et pour laquelle, aussi, la France lutte contre le dumping social des pays à bas salaires.

Les contrats courts connaissent une croissance extrêmement vive et ininterrompue depuis quarante ans. Dans ce rapport, nous nous sommes concentrés sur les CDD de moins d'un mois et sur les missions d'intérim, dont la durée moyenne est d'une dizaine de jours. Le nombre de contrats signés chaque année a cru de manière explosive, passant de 20 millions à 40 millions, pour l'essentiel des contrats courts, pour l'essentiel dans le secteur tertiaire.

Au passage, on entend souvent dire que les chômeurs ne sortent pas du chômage ; mais ces contrats instables, souvent mal payés, sont bel et bien acceptés par des chômeurs. Ceux qui plaident pour inciter les chômeurs à reprendre un emploi ne tiennent pas compte du fait que beaucoup de chômeurs reprennent déjà des emplois.

Si le nombre de contrats augmente, le volume total d'heures travaillées, lui, augmente très peu, parce que ces contrats sont de plus en plus courts. S'agissant des CDD, depuis le début des années 2000, la durée moyenne des contrats est passée de 120 à 40 jours, soit une division par trois.

L'usage des contrats courts est et reste typé par secteur. Par exemple, le secteur du médico-social utilise énormément de contrats courts, comme celui des hôtels, cafés et restaurants. L'industrie a traditionnellement recours à l'intérim - c'est toujours vrai -, et le tertiaire à des CDD courts. En réalité, dans le cadre de ce rapport, nous ne nous sommes pas intéressés au statut, mais à l'effet sur l'assurance chômage. De ce point de vue, la distinction entre contrat d'intérim et CDD court paraît peu significative, ce qui permet de ne pas tenir deux discours, l'un pour l'industrie, l'autre pour le tertiaire.

Nous nous sommes demandé pourquoi le recours aux contrats courts augmentait ainsi. Lorsque la conjoncture est très bonne et qu'on crée beaucoup d'emplois, on a plutôt tendance à créer des CDI ou à convertir des CDD en CDI : la progression du taux de recours aux CDD courts se ralentit dans les périodes de croissance soutenue. Seule exception : le courant des années 2000 - le taux de recours aux contrats courts a alors augmenté massivement, malgré une conjoncture plutôt bonne. Ceci s'explique par l'incidence de mesures spécifiques.

Première variable significative : la réglementation des contrats courts, en particulier des CDD d'usage, explique en grande partie le développement de ces contrats - il est possible en effet d'y recourir facilement, sans risque juridique. Autre facteur déterminant : les allègements de cotisations sociales sur les bas salaires. La réglementation ne dit pas que ceux-ci sont réservés aux contrats courts ; mais, les contrats courts étant principalement dédiés à des emplois peu qualifiés et à bas salaires, ils sont donc surexposés à cette politique d'allègement des cotisations sociales.

Depuis 2008, ces deux facteurs jouent néanmoins un rôle mineur : les allègements de cotisations sociales sont restés plutôt stables ; et le crédit d'impôt pour la compétitivité et l'emploi (CICE), principal dispositif actuel de baisse du coût du travail, concerne des salaires beaucoup plus élevés, donc généralement des contrats plus longs. Par ailleurs, on ne peut isoler un quelconque effet de la taxation des contrats courts mise en oeuvre entre 2013 et 2017 sur le taux de recours aux contrats courts.

De manière générale, les contrats courts ont modifié à la fois la physionomie de l'emploi et celle du chômage.

Les contrats courts ne correspondent pas forcément à des statuts courts : les CDI sont aujourd'hui assez souvent utilisés comme des contrats courts. L'Insee, en 2014, estimait que la moitié des CDI créés étaient rompus avant le premier mois. Quant au ministère du travail, il parvient à une conclusion analogue : un tiers des CDI durent moins d'un an. Il existe donc un usage court du CDI, car la période d'essai peut être rompue sans coût et sans préavis.

Je remarque, en outre, que les discussions sur les contrats courts oublient systématiquement le secteur public, où l'usage desdits contrats a pourtant été multiplié par trois - l'employeur n'y est pourtant pas soumis ni à la concurrence internationale ni à la saisonnalité de l'activité.

L'assurance chômage est surexposée à ces contrats courts. En effet, qui dit contrats courts dit beaucoup d'interruptions de contrats, et autant d'inscriptions, entre deux contrats, à Pôle emploi.

L'assurance chômage couvre bien ces risques, les partenaires sociaux ayant tenu compte du fait que le risque de chômage se déplaçait du salarié employé pendant 35 ans par exemple dans la sidérurgie, vers des actifs enchaînant des périodes d'emploi court et de chômage récurrent. Il est logique, légitime et rassurant que de nombreuses personnes issues de contrats courts soient couvertes par l'assurance chômage, puisqu'il s'agit de la forme que prend le risque aujourd'hui - une assurance doit assurer des risques effectifs. Il est naturel aussi que ces contrats courts nourrissent le déficit de l'assurance chômage ; c'est l'ampleur de ce déficit qui pose problème.

Pendant longtemps, l'assurance chômage a voulu trop bien faire ; ses règles étaient donc très « généreuses » pour les contrats courts, en particulier pour l'intérim. Depuis 2011, ces règles sont peu à peu revues. Il en reste deux qui incitent aux contrats courts, en ce sens qu'elles offrent des droits plutôt favorables : la règle de calcul du salaire de référence et le taux de remplacement. L'assurance chômage doit donc, avant toute chose, travailler sur ses propres règles.

Quant à la régulation du recours aux contrats courts, elle est déséquilibrée. Historiquement, la France fait du droit. On a donc privilégié la régulation juridique du marché du travail au détriment de la régulation économique, alors même que le motif du recours aux contrats courts n'est pas juridique : ce n'est pas parce que le code du travail l'autorise qu'on utilise de tels contrats, mais parce que c'est économiquement rentable.

Dès lors qu'on veut réformer le marché de l'emploi, il est toujours question de l'indicateur de protection de l'emploi de l'OCDE. En la matière, la France est au-dessus de la moyenne de l'OCDE, tant pour le CDD que pour le CDI ; mais, paradoxalement, l'écart de « rigidité » entre la France et les autres pays est important sur le CDD, pas sur le CDI. Ce qui apparaît dans le radar de l'OCDE, ce sont donc les régulations juridiques qui contraignent l'usage des CDD. Si la moyenne de l'OCDE a baissé très significativement depuis 1995, du fait des réformes du marché du travail, l'indicateur de protection de l'emploi relatif aux CDD est resté, en France, parfaitement stable. Tous les ministres qui se sont succédé depuis les années 1990 vous diront que des réformes très importantes ont été menées en matière de régulation du marché du travail ; c'est vrai : en la matière, on a voté une loi par trimestre. Mais ces réformes n'ont eu aucun effet sur l'indicateur OCDE.

La régulation a donc été juridique ; dans cette affaire, la régulation économique est le parent pauvre, si l'on excepte l'indemnité de fin de contrat et la petite expérience de taxation menée entre 2013 et 2017. C'est ce volet qu'il faut renforcer.

L'usage des contrats courts a de multiples causes ; il n'y a donc pas une solution unique, mais beaucoup de réponses à apporter. Ce constat s'applique en particulier à l'assurance chômage : la taxation des contrats courts, bien qu'indispensable, ne suffira pas à faire cesser leur utilisation. Elle doit donc prendre sa place au sein d'un panel de réformes au champ bien plus large que celui de la seule assurance chômage, et même plus large que celui du marché du travail.

L'assurance chômage, comme toute assurance, assure un risque ; elle ne doit pas assurer ce qui relève du choix des employeurs. À partir du moment où l'usage du contrat court, qui rend inévitable l'alternance avec des phases de chômage, répond à des problèmes d'organisation de la production et de réponse aux carnets de commande - j'ai parlé de choix « technologiques -, il s'agit d'un choix. On sort donc du domaine du risque, et l'assurance doit s'en prémunir : elle ne saurait prendre en charge ce qu'on appelle une « externalité », c'est-à-dire un coût qui devrait bien plutôt être intégré par l'employeur dans son coût de production et facturé au client. À défaut, l'entreprise fait peser sur ses concurrents ainsi que sur les autres secteurs d'activité, qui contribuent à la caisse commune de l'assurance chômage, le coût de ses choix.

On pourrait énoncer le problème comme suit : l'assurance chômage fait deux choses à la fois. Elle indemnise le chômage ordinaire, donc assure un risque lié aux fluctuations de l'activité économique, d'une part ; d'autre part, elle couvre aussi très bien le choix technologique de recourir au contrat court, créant une incitation au chômage temporaire et volontaire. Ce système, dans lequel les entreprises s'appuient sur l'assurance chômage - elles ont raison de le faire, de leur point de vue -, mène à la faillite.

La solution idéale consisterait à séparer ces deux risques : l'assurance chômage ordinaire et une assurance chômage temporaire, technologique, proche de ce qui existe aux États-Unis, qui ferait l'objet d'une caisse et d'un financement particuliers. Si l'on gagne, en effet, à mutualiser le financement de l'indemnisation du chômage ordinaire, le chômage temporaire, en revanche, doit être financé par ses seuls utilisateurs - la théorie économique est claire sur ce point.

Il est malheureusement impossible de procéder ainsi, tout simplement parce qu'une telle séparation exigerait de mettre « cul par-dessus tête » l'assurance chômage. À court terme, la seule solution est d'adapter cette dualité du régime d'assurance chômage aux pratiques des employeurs. Les journaux résumeraient : « on va taxer les contrats courts ».

Je serai plus nuancé. Certaines expériences de taxation ont manifestement échoué : les intermittents du spectacle paient une cotisation double de celle du droit commun ; pour autant, dans ce secteur, les contrats courts continuent de se multiplier. Autre exemple : les CDD en auto-assurance ; ils concernent le secteur public - près d'un tiers des salariés, en France, n'est pas affilié à l'assurance chômage, parce que leur employeur peut s'en exonérer ; le versement de l'allocation, dans les mêmes conditions que celles prévues par l'Unédic, est alors intégralement à sa charge. Pourtant, le recours aux CDD, dans le secteur public, a considérablement augmenté. Je citerai enfin l'expérience menée de 2013 à 2017 sur les contrats courts eux-mêmes ; la règle étant plus rare que les exceptions, la majorité d'entre eux échappaient à la taxation.

L'objectif doit être d'inciter les employeurs à adopter des comportements responsables en matière de recours aux contrats courts : les employeurs qui utilisent des contrats longs n'ont pas à subventionner ceux qui utilisent des contrats courts ; c'est pourtant ce qui se passe, via l'assurance chômage. Il s'agit donc d'empêcher un tel transfert, sans punir les employeurs - je l'ai dit : l'usage des contrats courts est normal ; il s'agit simplement de le contrôler.

Il ne faut pas viser un statut, mais un effet : taxer les CDD engendre des manoeuvres de contournement. Les employeurs utilisent d'autres statuts, par exemple le CDI. En définitive, il faut trouver une formule simple et applicable : il s'agit de taxer un comportement. Si le prix subi par l'employeur est indépendant de ce comportement, l'effet produit ne sera pas l'effet escompté.

Dans le cadre d'un tel réseau de contraintes, nous proposons une troïka d'instruments dont le coeur serait une tarification dégressive en fonction de la durée du contrat de travail. Cette tarification s'appliquerait à tous les contrats, quel que soit le statut. Le mois de l'embauche, le taux de cotisation serait le même pour tous ; il diminuerait ensuite, au fil des mois et de la durée du contrat. Deux contrats successifs d'un mois, en revanche, seraient chacun taxés au taux initial. On inciterait ainsi à recourir à des contrats longs.

Il ne s'agit pas de renflouer l'Unédic : les hausses de prélèvements sur les débuts de contrats seraient compensées par une baisse du taux « normal » de cotisation, qui passerait, dans l'exemple que nous donnons, de 4,05 à 3,75 %.

La principale critique adressée à ce type de formule consiste à y voir une taxe à l'embauche. Ce problème est très facile à traiter via une franchise minime destinée à exonérer les petites entreprises, jusqu'à vingt salariés permanents, les PME en forte croissance et les entreprises qui recourent faiblement aux contrats courts. Ne seraient ainsi taxées que celles qui abusent des contrats courts. Si tout cela ne suffit pas, nous proposons l'instauration d'un forfait dû dès lors qu'un contrat de travail est signé, permettant de dissuader les employeurs de recourir à des contrats extrêmement courts.

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