Intervention de Elisabeth Doineau

Commission des affaires sociales — Réunion du 16 janvier 2019 à 8h35
Proposition de loi adoptée par l'assemblée nationale visant à améliorer la santé visuelle des personnes âgées en perte d'autonomie — Procédure de législation en commission article 47 ter à 47 quinquies du règlement - examen du rapport et du texte de la commission

Photo de Elisabeth DoineauElisabeth Doineau, rapporteur :

Si l'accès aux soins ophtalmologiques est un casse-tête pour l'ensemble de la population, le problème est exacerbé pour les patients hébergés dans une structure médico-sociale. Inscrite à l'ordre du jour de l'Assemblée nationale sur l'initiative de la députée Agnès Firmin Le Bodo, du groupe UDI, Agir et Indépendants, cette proposition de loi, d'envergure modeste, pose les premiers jalons d'une politique publique qui retiendra toute notre attention cette année, dans le cadre du débat national sur le grand âge et de la discussion de la future loi Santé : l'accompagnement de la perte d'autonomie et la prise en charge financière et humaine de la perte de certaines facultés.

La filière visuelle présente plusieurs blocages auxquels ce texte entend remédier.

Plusieurs acteurs interviennent lorsqu'une personne âgée perd de l'acuité visuelle : tout acte de correction de la vue doit d'abord être prescrit par un ophtalmologue ; la prescription peut être ensuite adaptée par un opticien-lunetier. Cette adaptation se fait dans le cadre d'une opération dite « de réfraction », au cours de laquelle le professionnel mesure le défaut optique et détermine la qualité de l'équipement à fournir.

Bien que le code de la santé publique consacre explicitement l'opticien-lunetier comme auxiliaire médical, l'exercice du test de réfraction n'est en aucun cas une délégation d'acte médical : l'ophtalmologue et l'opticien exercent chacun leur art dans le cadre distinct de l'activité médicale libérale ou hospitalière pour le premier, et commerciale pour le second. Cette dichotomie, conséquence logique de la différence des métiers, n'en est pas moins préjudiciable in fine.

La loi du 26 janvier 2016 portant modernisation de notre système de santé avait eu le mérite d'apporter plusieurs assouplissements à la rigidité de ce partage des tâches. Ils ont été intégralement neutralisés par un décret d'application le 12 octobre de la même année.

Auparavant, la délivrance de verres correcteurs, sur prescription médicale, ne pouvait être adaptée par l'opticien qu'à la double condition d'un renouvellement et d'une prescription initiale datant de moins de trois ans. La loi du 26 janvier 2016 a supprimé cette deuxième condition pour les verres ; le décret d'application l'a néanmoins maintenue pour la délivrance des lentilles de contact.

Ce même décret a conditionné la délivrance de verres correcteurs à l'existence d'une ordonnance médicale de moins de trois ans, pour tout patient âgé de plus de 42 ans. C'est tout simplement le rétablissement de la situation antérieure ! Pour le dire de façon plus explicite, les réformes les plus récentes ont mis en échec les tentatives pour atténuer les contraintes liées à la pluralité des acteurs de la filière visuelle.

Ce primat de la prescription médicale a des causes tout à fait légitimes, mais se heurte de plus en plus à certaines difficultés de terrain, dont les personnes âgées accueillies en établissement sont plus particulièrement victimes.

En premier lieu, l'écrasante majorité des personnes âgées, que ce soit pour des raisons financières ou d'arbitrage personnel, négligent leur santé visuelle. Au moment de l'admission en Ehpad, les ordonnances dépassent très souvent la limite de trois ans imposée par le décret, rendant impossible toute adaptation de l'équipement par un opticien.

La situation peut alors prendre un tour doublement déconcertant. D'abord, la personne âgée se voit contrainte de recourir à un prescripteur médical, alors même que l'intervention d'un opticien-lunetier serait dans la plupart des cas suffisante -et facilitée par la chalandise importante des enseignes. Ensuite, la personne âgée se trouve confrontée à la pénurie criante de soins ophtalmologiques, aggravée par un exercice de la profession concentré dans les pôles urbains et éloigné de la plupart des Ehpad situés en milieu rural ou sous-dense. La durée moyenne d'attente d'un rendez-vous chez l'ophtalmologue, hors région parisienne, est de 87 jours. À ce problème de délai s'ajoute celui, non moins prégnant, du transport de la personne âgée au cabinet.

C'est ce dernier point qui motive la présente proposition de loi. Le décret d'application précité mentionne l'obligation pour l'opticien-lunetier de procéder au test de réfraction dans l'enceinte de son magasin ou dans un local y attenant. Cette restriction est d'autant moins compréhensible qu'est prévue, quelques lignes plus bas, la possibilité de délivrer des lentilles ou des verres aux patients à leur domicile ou en établissement. La personne âgée doit donc se déplacer en magasin pour bénéficier du test de réfraction, mais a la possibilité de se voir délivrer un équipement, directement consécutif à ce test, à domicile ou en établissement !

C'est à cette aberration que le présent texte entend remédier. Son article unique prévoit la possibilité, pour le directeur général de l'Agence régionale de santé (ARS), d'autoriser au sein des Ehpad la réalisation par les opticiens-lunetiers des tests de réfraction et l'adaptation, dans le cadre d'un renouvellement, des verres correcteurs ou des lentilles de contact. Cette disposition est indéniablement bienvenue, mais reste d'ampleur limitée.

Premièrement, alors que l'intention initiale de notre collègue députée était d'habiliter directement les opticiens-lunetiers à effectuer des opérations de réfraction et d'adaptation en Ehpad, le groupe La République en marche en séance publique a voulu ajouter une autorisation préalable du directeur général de l'ARS. Ce qui risque de compliquer l'accès à ce droit nouveau. Les députés de la majorité ont invoqué le risque de conventions anticoncurrentielles que les gestionnaires d'Ehpad pourraient être tentés de signer avec un ou plusieurs opticiens partenaires. Or ces conventions sont déjà incluses dans le contrôle de qualité externe imposé aux Ehpad par la loi relative à l'adaptation de la société au vieillissement ! La précaution est donc largement superflue : au lieu de protéger la personne, elle risque au contraire de la priver du droit ouvert par le texte.

Deuxièmement, je déplore que ce texte se limite au seul exercice des missions de l'opticien en Ehpad. Il aurait été tout aussi judicieux d'y traiter de l'allongement de la durée de validité de l'ordonnance émise par le prescripteur médical, ainsi que du partage des tâches au sein de la filière visuelle, car il est trop éloigné des réalités de terrain.

L'intitulé de cette proposition de loi a fait naître chez nous certains espoirs, rapidement déçus. Le texte affiche l'ambition d'« améliorer la santé visuelle des personnes âgées en perte d'autonomie » mais se limite à ouvrir la possibilité d'un test de réfraction en Ehpad, négligeant ainsi la grande majorité des pathologies visuelles dont sont atteints les résidents et qui ne peuvent être traitées par la simple délivrance d'un équipement optique.

Traiter d'un tel sujet nous éloignerait certes des bornes étroites de notre texte, mais nous toucherions alors aux enjeux réels et substantiels de l'organisation de la filière visuelle. Après avoir entendu l'ensemble des acteurs concernés, je suis convaincue que tous sont d'accord pour valoriser davantage les compétences de l'orthoptiste dans le dépistage et le diagnostic de ces pathologies.

Au vu de cet enjeu de santé publique, les réponses apportées par cette proposition de loi, limitées au seul champ de l'équipement en verres correcteurs des personnes âgées accueillies en Ehpad, sont insuffisantes. Mme la secrétaire d'État me répondra probablement que l'ampleur de ces sujets appelle un texte plus ambitieux et qu'une prochaine loi Santé ne manquera pas de leur apporter une réponse adéquate.

Ce n'est pas la première fois que le Sénat est appelé à se prononcer sur des textes modestes, dont la discussion est si étroitement corsetée par le Gouvernement qu'elle ne manque jamais de mêler une légère amertume à la légitime fierté de leurs auteurs. Ces initiatives se voient limitées à l'échelon restreint d'un acte ou d'une autorisation particulière, sans que l'appréhension globale du problème posé nous soit ouverte, alors que notre expérience d'élus locaux nous en donne bien souvent la connaissance fine.

Aux ajouts profitables que le Sénat pourrait faire est opposée la menace implicite d'une interruption de la navette ou d'un retrait du soutien de la majorité de nos collègues députés, avec pour conséquence regrettable la privation d'un droit nouveau pour nos concitoyens. C'est pourquoi malgré l'intention louable dont ce texte est animé et que je tiens à saluer, je vous recommande sans enthousiasme son adoption conforme dans la version adoptée par l'Assemblée nationale.

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