Intervention de Jean-François Delfraissy

Commission des affaires sociales — Réunion du 16 janvier 2019 à 9h30
Article 13 de la constitution — Audition de M. Jean-François delFraissy candidat proposé par le président de la république à la présidence du comité consultatif national d'éthique pour les sciences de la vie et de la santé

Jean-François Delfraissy, candidat proposé par le Président de la République à la présidence du Comité consultatif national d'éthique pour les sciences de la vie et de la santé :

Merci. Laissez-moi vous exprimer, au nom du CCNE, mes meilleurs voeux pour l'année 2019, pour vos proches et pour notre France, qui a besoin de toutes les bonnes volontés.

Vous m'avez reçu en audition il y a deux ans, pour décider de ma nomination à la tête du CCNE. En effet, si ses membres ont un mandat de quatre ans renouvelable, son président a un mandat de deux ans renouvelable. On pourrait trouver une harmonie entre ces deux durées - je n'en fais pas du tout une affaire personnelle.

Je suis professeur de médecine, spécialiste du domaine infectieux et du VIH-sida - je pourrais dire que je suis un bébé-sida qui a vieilli ; cela m'a formaté, en particulier en matière de relation entre la médecine et la société civile, dont les associations de patients. J'ai été nommé délégué interministériel sur Ebola et je suis président du CCNE depuis deux ans.

Qu'est-ce que la bioéthique ? Je suis favorable à une définition évolutive, même si cela choquera certains d'entre vous. Il s'agit de trouver un équilibre difficile entre les avancées rapides de la science et de la technologie - 50 % des connaissances sont renouvelées tous les cinq ans -, qui ne sont pas forcément des progrès pour l'homme, et les évolutions qui transforment la société. Ainsi, la situation de la famille n'est plus la même qu'il y a une cinquantaine d'années ; la place de l'enfant s'est considérablement accrue. La question est : comment trouver un juste milieu pour poser des questions qui débouchent sur des dispositions législatives, alors que l'on est dans le domaine de l'intime ? Les réponses de la France sont différentes de celles des pays anglo-saxons, qui passent beaucoup moins par la loi.

Il s'agit également de trouver un équilibre entre le besoin individuel, c'est-à-dire l'autonomie, et la vision collective et sociétale. On dit que les nouvelles générations sont plus égoïstes - je n'en suis pas persuadé ; chacun passe par différentes phases, plus individuelles ou plus collectives. C'est un enjeu majeur : comment respecte-t-on l'autonomie et comment construit-on collectivement ? Dans les pays anglo-saxons, c'est l'individu et l'autonomie qui priment. La France conserve une vision plus collective, ce que j'approuve.

Le CCNE a consacré toute l'année 2018 à l'organisation des états généraux de la bioéthique, comme le législateur l'en a chargé en 2011 pour donner une dimension plus large aux débats et les faire organiser par une entité indépendante, ce qui a des avantages et des inconvénients.

Nous avons publié notre rapport, qui sortira dorénavant tous les deux ans et non plus tous les cinq ans. Nous avons également publié quatre avis, sur la santé et l'environnement, sur la santé et les migrants, sur le vieillissement et les anciens - au-delà de l'organisation des Ehpad, nous avons abordé la question philosophique de la place des anciens dans la société que nous voulons - et enfin, sur la procréation - cet avis est sorti en juin 2017 avant les états généraux.

Dès janvier 2018, pour l'organisation des états généraux, je me suis posé les mêmes questions que ceux qui sont aujourd'hui chargés du grand débat national. Nous nous sommes appuyés sur les espaces éthiques régionaux en suivant plusieurs règles : ce ne devait pas être un débat d'experts ; il fallait utiliser différents outils - un site web, plus de 160 auditions, plus de 280 débats en région, des réunions avec les comités scientifiques et l'établissement d'un comité citoyen de 22 personnes tirées au sort puis sélectionnées pour suivre les débats avec un regard critique et s'emparer de deux sujets : la fin de vie et la génomique en population générale.

La démarche, au cours de laquelle le CCNE s'est montré le plus neutre possible, cherchant à écouter et entendre sans prendre parti, s'est achevée par la publication d'un rapport de synthèse. Le CCNE étant une toute petite structure de cinq personnes, nous nous sommes appuyés sur quatre stagiaires de haut niveau venus de Normale Sup et de Sciences Po. C'était d'autant plus intéressant que les générations étaient mélangées. On peut réussir des débats, mais il faut ensuite les retranscrire et j'ai admiré les capacités de plume et de synthèse de nos stagiaires de Normale Sup. Les outils numériques, que nous avons utilisés, ne peuvent pas construire des mécanismes de pensée aussi subtils.

Nous avions ouvert le périmètre des états généraux à neuf grands sujets dont deux nouveaux : santé et environnement d'une part et santé et big data d'autre part. Chaque outil a des déviances, qu'il s'agisse du site web - largement utilisé par les extrêmes - ou des débats -dont 80 % se sont bien passés, bien que d'aucuns ont prétendu qu'ils étaient houleux. La démocratie participative n'est pas facile à organiser.

Il est faux de dire que l'on a uniquement parlé de procréation. Nous avons aussi travaillé sur la fin de vie - en apportant des réponses nuancées -, sur la génétique - avec la question des banques de données - et sur un quatrième sujet qui a émergé. En effet, les débats citoyens n'ont de réalité que s'ils sont ouverts et peuvent faire naître des questions inattendues. Il s'est agi de la place du citoyen dans le système de soins présent et futur et dans sa gouvernance.

Nous avons hésité quant à l'émission d'une opinion du CCNE dans le rapport de synthèse, chapitre par chapitre. Certains y étaient favorables, d'autres non. Le CCNE n'est pas là pour dire ce qu'il faut faire ou non. Je sais ce qu'est le bien et le mal, mais je ne suis pas là pour le dire. Le rôle du CCNE est d'exposer les arguments ; il peut donner une opinion mais ce n'est pas une obligation. Nous avons finalement décidé de dessiner une table d'orientation pour les décideurs, que nous avons publiée en septembre : c'est l'avis 129 du CCNE. Nous y abordons plusieurs questions : qu'est-ce qui a changé depuis 2011, dans la médecine, la société, le droit ? Quels sont les grands principes de la bioéthique en 2019, puisque son corpus change ? Par exemple, qu'est-ce que le corps, qu'il s'agit de ne pas commercialiser ? Chacun s'accorde sur le don d'organes et le don de sang. C'est déjà plus complexe pour le don de gamètes. Quid du génome ? Parle-t-on encore du corps ? Des données personnelles inscrites dans une grande base de big data appartiennent-elles au corps ? Face au changement du corpus de la bioéthique, soit l'on ferme les yeux, soit l'on s'interroge.

Nous avons également émis une série d'opinions sur de grands sujets et mené une réflexion sur l'avenir. Le modèle français de construction de la loi de bioéthique est très particulier en ce qu'il réunit l'ensemble des acteurs, politiques, sachants et désormais citoyens, tous les cinq à sept ans, pour une révision globale. C'est très différent au Royaume-Uni ou en Allemagne où les lois sont plus spécifiques. On pourrait penser que c'est plus pragmatique. Les états généraux m'ont fait changer d'avis. Heureusement que l'on évolue, sinon quel sens cela aurait-il d'organiser ces débats ? L'avantage d'une loi de bioéthique est qu'elle réunit l'ensemble des acteurs or c'est la conjonction des différents sujets qui est importante. Ainsi, l'accès aux origines pour les enfants issus de dons de gamètes recouvre l'anonymat et la gratuité du don, le désir de connaître ses origines et la technologie du séquençage génomique à haut débit. C'est la conjonction du génome et du big data qui est en jeu. L'intérêt d'une loi globale est bien d'offrir une vision globale et non sectorisée.

Notre opinion est qu'il faut conserver ce modèle, sans nous contenter d'un débat ponctuel tous les cinq ans. Nous recommandons de poursuivre le débat et l'information sur la bioéthique, au cours d'un dialogue continu avec la société française, dans les régions.

Autre recommandation, nos grands organismes de recherche devraient s'intéresser davantage aux grands sujets sociétaux. Bien sûr, la recherche, dont je viens, est libre mais un grand pays comme le nôtre a besoin de mener ses propres recherches opérationnelles, que ce soit sur la fin de vie - personne n'exploite les données de la Cnam - ou le devenir des enfants issus de la PMA au sens large - les résultats des études réalisées sur des petites cohortes en Californie ou au Canada sont d'ailleurs très rassurants. C'est une question régalienne : travailler sur des sujets qui intéressent les Français, pas seulement les chercheurs.

Il y a également un effort à fournir sur la formation bioéthique des jeunes médecins. Cela changera certainement avec la diversification de leur recrutement : plus seulement des étudiants qui ont obtenu une mention très bien au bac S mais aussi des personnes plus orientées vers les sciences économiques et sociales. Construire une vision partagée sur la bioéthique est l'un des grands enjeux pour cette profession.

Concernant le CCNE, faut-il un grand comité d'éthique constitué de plusieurs piliers verticaux - les sciences de la vie, le numérique ou encore l'environnement - ou plusieurs comités d'éthiques qui travailleraient ensemble ? Le CCNE s'est emparé de la question numérique : il a inscrit à l'agenda bioéthique le sujet « numérique et santé », il a renouvelé sa composition de 50 % pour y faire entrer trois spécialistes de ce domaine, il a commandé un rapport sur le thème « Intelligence artificielle et santé » qui a été publié en octobre. Le monde du numérique veut son comité d'éthique, il n'a pas cette culture pluridisciplinaire que nous avons, nous l'y aiderons. Mais que veut-on à terme ? Je ne connais pas la réponse à cette question. En revanche, faire du CCNE une agence serait avoir tout faux. Nous sommes une petite structure autonome - et nous essayons de ne pas dépenser trop d'argent, constituée d'intellectuels qui prennent le temps de réfléchir. Il ne faudrait pas nous transformer en un de ces « machins » que la France a une capacité extraordinaire à créer. Pour autant, si plusieurs comités d'éthique devaient exister, il faudrait s'attacher à faire émerger une vision globale.

La France a toujours une forte visibilité internationale sur la bioéthique ; nous l'avions un peu perdue, nous l'avons retrouvée avec les états généraux. Si je répondais à toutes les invitations que nous avons reçues - entre autres, celles du Japon et de la Tunisie, je pourrais parcourir le monde en 2019, ce qui n'est évidemment pas possible car manque la révision de la loi bioéthique que j'espère avant l'été - il faudra veiller à la congruence du texte avec les résultats des états généraux. Je m'emploierai néanmoins à transmettre notre expérience.

Enfin, ce groupe extraordinaire qu'est le CCNE, lorsque j'y suis entré, n'était pas du tout ouvert sur la société civile, ce qui a commencé à changer avec le renouvellement. Nous réfléchissons aussi à associer un comité citoyen, qui serait de plus petite taille que celui des états généraux, à la construction de la pensée éthique dès l'élaboration des avis, pas seulement a posteriori. S'il y a des réticences à ce projet à l'intérieur du comité, c'est, à mon sens, un grand enjeu pour nous.

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