Intervention de Ernestine Ronai

Délégation aux droits des femmes et à l'égalité des chances entre les hommes et les femmes — Réunion du 6 décembre 2018 : 1ère réunion
Table ronde sur les violences faites aux femmes handicapées

Ernestine Ronai, co-présidente de la commission « Violences de genre » du Haut conseil à l'égalité entre les femmes et les hommes (HCE) :

Merci, Madame la présidente. Monsieur le sénateur Courteau, Madame la ministre, Monsieur le Défenseur des droits, Mesdames et Messieurs les sénateurs, Mesdames et Messieurs les responsables d'associations, je suis ici en tant que co-présidente de la Commission « Violences de genre » du Haut conseil à l'égalité entre les femmes et les hommes (HCE) et responsable de l'Observatoire des violences envers les femmes de Seine-Saint-Denis. Je précise que j'ai été coordinatrice nationale jusqu'à la fin 2016 et que je continue à être experte auprès de la MIPROF. Je m'exprime ici au titre de ces différentes expériences.

J'aimerais souligner en préambule un problème de vocabulaire. Lorsque les femmes sont victimes de violences, c'est bien le terme de violence qui est utilisé. Or pour les femmes handicapées, le terme de maltraitance lui est souvent substitué. Je pense que les deux phénomènes existent et que nous devons les distinguer. Il me semble important que le vocabulaire soit sans ambiguïté. Pour les femmes handicapées, nous pouvons bien sûr parler de maltraitance, mais aussi de violence. Dans mon département, une cellule existe concernant la maltraitance, pour parler des personnes âgées et handicapées victimes de violences. Le mot « violence » est difficilement prononcé. Or la tolérance sociale s'avère bien plus grande si l'on parle de maltraitance que de violence. En outre, les causes sont différentes. Lorsqu'on parle de violences faites aux femmes, on se réfère à la domination masculine des hommes sur les femmes, qui implique une autre approche que la notion de maltraitance.

Madame la ministre, vous avez tenu des propos qui me paraissent essentiels concernant la question des statistiques. En effet, nous manquons de données pour mieux appréhender l'ampleur de la réalité des violences faites aux femmes handicapées. Il existe en revanche certaines statistiques internationales. Madame la présidente l'a dit, l'ONU affirmait le 25 novembre 2016 que plus de la moitié des femmes handicapées étaient victimes de violences : c'est un niveau extrêmement préoccupant. Toutefois, aucune statistique française vraiment fiable n'existe. Nous espérions inclure ces sujets dans l'enquête Virage, mais les items spécifiques n'ont pas été mesurés par manque de moyens.

Je peux néanmoins citer quelques statistiques partielles. La MIPROF, par exemple, a réalisé une enquête avec le 114, le numéro d'urgence pour les femmes sourdes ou malentendantes. En deux mois, 4 166 appels ont été totalisés. Parmi eux, 1 658 appels étaient caractérisés comme situations d'urgence, dont 179 concernant des femmes malentendantes ayant subi des violences, ce qui constitue un chiffre très faible. Dans 80 % des cas, la femme contacte elle-même le 114. Elle peut ensuite être transférée vers les services de sécurité. De plus, dans la moitié de ces 179 cas, l'appel était en lien avec des violences conjugales. Dans cette enquête, on observe par ailleurs que les auteurs de violence sont les conjoints à 40 %, les ex-conjoints à 10 %, les enfants à 14 %, les parents à 9 % et des inconnus à 18 %. Les appels concernaient dans 43 % des cas des coups et blessures et, dans 25 % des cas, des menaces.

En outre, le 3919 (Violences Femmes Info)9(*) a mené une enquête pendant une année. Sur 18 613 appels concernant une violence, on note 115 femmes qui déclarent qu'une invalidité ou un handicap est à l'origine de l'apparition ou de l'aggravation des violences subies. Plus d'un tiers d'entre elles ont entre 40 et 49 ans. De plus, 57 femmes déclarent que le handicap est une conséquence des violences subies. Il faut avoir conscience de cet aspect du handicap.

Toutefois, ces chiffres restent peu représentatifs. Comme Madame la ministre l'a souligné, il est indispensable de créer un lien entre le 3919 et le 3977. Nous avons toutefois rencontré quelques difficultés avec ces interlocuteurs, car le 3977 ne souhaite pas établir de statistiques sexuées, qu'il considère comme discriminantes.

Les données issues du Collectif féministe contre le viol (CFCV) vont dans le même sens : dans un tiers des cas rencontrés, l'invalidité ou le handicap est une résultante du viol, notamment en ce qui concerne le handicap mental. Nous devons absolument garder cela à l'esprit. Il convient donc que les victimes de violences soient prises en charge en psycho-trauma. Les dix unités de psycho-trauma qui viennent d'être créées constituent un premier pas. Dans les statistiques que nous demanderons à ces unités, il faudra intégrer la question du handicap, aussi bien pour les enfants que pour les adultes. Lorsque le handicap survient après le viol, la moitié des femmes victimes souffrent de dépression ou d'invalidité. Certaines sont hospitalisées dans des services de psychiatrie ou font des tentatives de suicide. Pour ces femmes qui deviennent handicapées suite à un viol, la situation est extrêmement lourde. Cela signifie qu'une meilleure prise en compte du viol et des violences sexuelles aura des conséquences très importantes pour elles. En outre, le coût sera moins élevé pour la société, si vous me pardonnez ce constat prosaïque.

En 2016, nous avons mené en Seine-Saint-Denis une enquête sur les viols condamnés. Dans cette enquête, 15 % des victimes de viol sont des femmes handicapées. Lorsque le viol est correctionnalisé, cette proportion est de 6 %. Ces chiffres conséquents justifient que le sujet des violences faites aux femmes revête des dimensions spécifiques pour les femmes handicapées.

Vous avez abordé, Madame la ministre, la question de la formation des professionnels, qui est en effet cruciale. Si l'on veut que les femmes victimes, handicapées ou non, puissent révéler les violences qu'elles ont subies, il est nécessaire qu'elles puissent se tourner vers des professionnels formés. En effet, si je suis une femme handicapée, mon agresseur tient probablement de tels propos : « Ils ne te croiront pas », « Je dirai que tu es handicapée » ou « Je dirai que tu es folle, tu prends des médicaments ». Par conséquent, il est encore plus difficile de révéler ces violences. Or les femmes handicapées se rendent dans des associations spécialisées. Il doit donc être obligatoire, selon moi, que les professionnels qui travaillent dans un lieu d'accueil des personnes handicapées soient formés au repérage des violences.

Outre l'État et les associations, j'aimerais souligner le rôle important des collectivités territoriales, puisque les Maisons départementales des personnes handicapées (MDPH) en dépendent. De plus, les services des conseils départementaux comprennent des directions dédiées aux personnes handicapées et aux personnes âgées. Dans ce cadre, il devrait être obligatoire que les professionnels soient formés à la question des violences. En Seine-Saint-Denis, nous avons sensibilisé 800 agents travaillant dans ce type de direction, et notamment les personnels d'accueil.

Sur quoi doit porter cette formation ?

Tout d'abord, sur le repérage de la violence. Les professionnels doivent être capables de poser la question à la personne, ce qui suppose de la recevoir seule, sans son accompagnant. La seule exception concerne le cas des personnes malentendantes : un interprète peut assister à l'entretien. Les autres personnes peuvent être reçues de manière individuelle sans difficulté. Il s'agit ensuite de poser la question simplement : « Êtes-vous victime de violences ? ». La personne peut alors raconter son histoire, à la suite de quoi on peut tenter d'identifier l'agresseur et d'entamer les démarches pour assurer la protection de cette femme, comme on le fait pour les autres femmes victimes de violences. Un repérage systématique, fondé sur un tel questionnement, doit donc être mis en place. Une fois que le repérage est effectué, il faut savoir à qui s'adresser et quel discours tenir. Ces sujets peuvent faire l'objet d'un apprentissage rapide.

Les personnels soignants sont évidemment inclus dans les professionnels que j'évoque. Qu'ils soient médecins traitants, infirmiers, kinésithérapeutes ou encore psychiatres, tous doivent être formés aux violences. Nous savons que les agressions sexuelles de personnes en situation de handicap surviennent fréquemment dans un cadre médical. On doit donc aider les soignants à définir les interdits.

En plus du repérage, les professionnels doivent être formés aux mécanismes de la violence. La situation de handicap représente une difficulté supplémentaire en cas de violences, non pas en raison d'éventuelles déficiences de la victime, mais à cause du regard posé par la société sur les personnes handicapées. En effet, on a tendance à les considérer comme des personnes mineures et non comme des personnes majeures. À nouveau, je souligne l'importance du vocabulaire, qui est parfois révélateur de ce constat. La première étape consiste à repérer la violence psychologique dont la personne est victime. Il s'agit par exemple de mécanismes de dévalorisation. Il faut insister sur ce point : dans les situations de violence, il y a toujours un prétexte invoqué par l'agresseur. Pour les personnes handicapées, ce prétexte peut s'appuyer sur des échecs ou des humiliations qui s'expriment par exemple de cette manière : « Tu n'y arrives pas ». Les professionnels observeront peut-être avec sympathie un mari qui est en réalité un mari violent : la société verra le courage de ce monsieur qui s'occupe de sa femme handicapée, alors même qu'il contribue à la rendre incompétente et à l'empêcher de devenir plus autonome.

Cette dévalorisation peut également survenir à l'extérieur de la cellule familiale, par exemple au restaurant, où le serveur s'adresse habituellement à l'homme valide plutôt qu'à la femme invalide. Il s'agit d'une réelle négation de son existence sociale. En outre, la dévalorisation devant les enfants existe aussi : elle est particulièrement douloureuse. Le regard de la société, qui valorise le comportement du mari, rend donc encore plus difficile pour la femme de révéler ces violences. Pour cette raison, les professionnels jouent un rôle crucial.

J'aimerais évoquer par ailleurs les violences de nature administrative et financière. Si la femme est en couple, elle ne peut pas toujours percevoir son allocation d'adulte handicapé (AAH), même si elle n'est pas sous tutelle. En outre, si elle travaille, une fois les obstacles à l'embauche surmontés, la question de la libre gestion de son salaire risque de se poser. In fine, les injonctions contradictoires sont nombreuses.

Enfin, la violence physique doit également être prise en compte dans les mécanismes auxquels les professionnels seront formés, notamment dans les actes de soins, et en particulier au moment de la toilette.

J'aimerais vous raconter un épisode qui m'a été relaté hier par un responsable d'atelier en Établissement et service d'aide par le travail (ESAT). Une femme, handicapée mentale, qui travaille dans une cuisine s'est fait toucher les seins à plusieurs reprises par le gestionnaire de la cuisine, sous un prétexte de plaisanterie. Elle a mis beaucoup de temps à révéler ces faits car elle craignait que cette agression ne soit minimisée : tout le monde riait autour d'elle ! À nouveau, l'agresseur pense souvent qu'une femme handicapée ne le dénoncera pas, ce qui l'autorise à tous types d'agissements.

Pour l'ensemble de ces raisons, il est important de réaliser des formations et de rappeler les sanctions pénales encourues. Une agression sexuelle, comme celle que je viens d'évoquer, peut être punie de cinq ans d'emprisonnement. Nous devons le redire. Les professionnels doivent pouvoir prendre conscience des comportements violents afin que les victimes soient prises en compte.

Je finirai par citer un paragraphe qui figure dans tous les guides publiés par la MIPROF : « Les femmes handicapées peuvent également être victimes de violence au sein du couple ou de violences sexuelles. La vulnérabilité liée au handicap place bien souvent les femmes dans des situations de dépendance économique et émotionnelle vis-à-vis de leur agresseur. Elles peuvent avoir plus de difficulté à dénoncer les violences du fait de situations spécifiques. » L'inclusion d'un tel paragraphe dans l'ensemble des formations, et pas seulement dans le champ des professionnels travaillant dans le secteur du handicap, aiderait les femmes handicapées victimes de violences à parler de ce qu'elles subissent. Je précise d'ailleurs que les trois kits sur les violences10(*) réalisés par la MIPROF sont traduits en Langue des signes française (LSF), sous-titrés et disponibles en audiodescription. Il est évidemment essentiel que ces documents soient accessibles aux personnes handicapées.

Aucun commentaire n'a encore été formulé sur cette intervention.

Inscription
ou
Connexion