Intervention de Bernard Fournier

Réunion du 22 janvier 2019 à 14h30
Mécanisme de justice transitionnelle à dimension internationale en irak — Adoption d'une proposition de résolution européenne dans le texte de la commission

Photo de Bernard FournierBernard Fournier :

Monsieur le président, monsieur le secrétaire d’État, mes chers collègues, Bruno Retailleau vient de rappeler l’ampleur terrible des crimes de masse de l’État islamique. Les chiffres de l’épuration religieuse et ethnique qu’a connue l’Irak sont terribles : en une génération, la population chrétienne d’Irak a diminué de 75 %. Ce sont vingt siècles d’histoire qui ont presque été balayés en vingt ans !

Et pourtant, il reste aujourd’hui des populations chrétiennes et membres des minorités religieuses, notamment yézidies, shabaks ou kakaïs, qui tentent de survivre dans leur pays, en particulier au Kurdistan irakien. Une partie des populations qui ont fui l’arrivée de Daech, en particulier dans la région de la plaine de Ninive, aspire à retourner vivre chez elle.

Je voudrais tout de suite apporter deux précisions, dont nos débats en commission, la semaine passée, ont montré l’importance.

Tout d’abord, il ne s’agit pas, ici, de défendre les chrétiens d’Orient, juste parce qu’ils sont chrétiens, ni toute autre minorité du fait de son appartenance à une religion ou à une origine plutôt qu’à une autre. Il s’agit de faire en sorte que le Moyen-Orient, et l’Irak plus spécifiquement, puisque c’est de ce pays que nous discutons aujourd’hui, conserve sa véritable identité.

L’identité du Moyen-Orient, depuis trois millénaires, est d’être un creuset des peuples, des religions et des cultures. C’est cette ouverture, cette capacité à définir un vivre ensemble qu’il faut sauver, et ce pour des raisons non seulement morales, bien sûr, mais aussi de sécurité collective.

Il faut la sauver pour des raisons morales, car nous, Européens, avons appris les cruelles leçons de l’Histoire, lorsque l’intolérance prend le dessus dans les sociétés et conduit à la persécution de civils désarmés. Que ce soit à travers les trop longues guerres de religion en France, la Shoah dans toute l’Europe, ou, plus récemment, l’épuration ethnique dans les Balkans, l’histoire de l’Europe s’est forgée dans ces terribles épreuves. La mémoire de ces persécutions, dont certaines sont encore proches, nous fait un devoir de nous élever contre ces crimes de masse, au Moyen-Orient ou dans toute autre région du monde.

Si certains trouvent qu’elles ne suffisent pas, à ces raisons morales s’ajoutent également des considérations très pragmatiques de préservation de notre sécurité. Les pays dans lesquels on laisse libre cours au nettoyage ethnique et religieux, où les crimes les plus odieux peuvent être perpétrés sans sanction, s’enfoncent dans une radicalité toujours plus grande, ce qui en fait aussi, tôt ou tard, des menaces pour leurs voisins.

Or nous savons bien, désormais, que la déstabilisation du Moyen-Orient a des conséquences très directes et très concrètes sur les pays européens, que ce soit à cause des entreprises terroristes, favorisées par la constitution de foyers djihadistes au Moyen-Orient et la propagation d’une version fondamentaliste et dévoyée de l’islam, ou des migrations que les troubles de la région provoquent.

Par conséquent, encourager le maintien chez elles des minorités du Moyen-Orient, c’est agir selon notre conscience, mais c’est aussi agir selon nos intérêts.

La seconde précision que je souhaitais apporter, c’est que notre attachement au respect des droits des minorités ne nous fait naturellement pas oublier les innombrables victimes sunnites de l’État islamique. Rappelons que cette organisation djihadiste, si elle s’est fixé comme but de persécuter les minorités, a plus généralement comme objectif d’éliminer tous ceux qui n’adhèrent pas à son projet criminel.

Comme le reste de la population irakienne, les sunnites ont aussi été les victimes des djihadistes, et l’attention portée à la volonté de détruire des populations entières du fait de leur appartenance religieuse ou ethnique ne nous fait pas oublier, je le répète, les crimes commis contre certains sunnites.

Je ne m’attarderai pas longtemps sur le contenu de la proposition de résolution, que Bruno Retailleau vient de présenter. Je rappellerai simplement qu’elle s’attache à la question de la justice transitionnelle, c’est-à-dire la justice qui permet d’effectuer une transition entre l’état de guerre civile, caractérisée par des exactions contre les populations, et l’État de droit.

L’idée selon laquelle, après le traumatisme des crimes commis contre les populations civiles, la société ne peut revenir à un état normal que s’il est rendu justice aux victimes de ces crimes n’est pas nouvelle. Elle était déjà présente dans l’organisation du procès de Nuremberg.

On la retrouve ensuite dans plusieurs pays dans lesquels la démocratie remplace la dictature militaire, avec des procès des principaux responsables des juntes.

On en retrouve enfin des versions récentes plus développées, à l’instar de la commission « Vérité et réconciliation » en Afrique du Sud, mise en place en 1995 pour permettre au pays de tourner la douloureuse page de l’apartheid.

Tous ces exemples illustrent l’importance de la reconnaissance des crimes et de la désignation des principaux responsables, pour éviter leur occultation et la perpétuation de l’injustice faite aux victimes.

En réalité, il s’agit non pas de régler les comptes du passé, et de prévoir une vengeance ou une revanche, mais, bien au contraire, de permettre les conditions du vivre ensemble pour l’avenir.

C’est un point important, qui explique à la fois l’intérêt que l’Union européenne porte à ce sujet, et la proposition de résolution qui nous est soumise : la justice transitionnelle vise en même temps le passé, le présent et l’avenir.

Le passé, car il s’agit de nommer les crimes pour ce qu’ils sont, de les établir de façon claire et précise pour éviter qu’ils ne soient plus tard niés ou contestés.

Le présent, car il faut permettre le retour chez elles des populations persécutées. Or cet objectif, déjà ardu, sera presque impossible à atteindre si ces populations ne peuvent avoir confiance dans une forme de justice et être assurées que leurs droits seront reconnus et respectés.

L’avenir, enfin, car comment imaginer que l’Irak puisse se reconstruire pacifiquement s’il n’est pas rendu justice aux victimes des exactions passées ?

Reconnaître les victimes et ce qu’elles ont subi, c’est aussi affirmer leur légitimité à vivre dans leur pays et à retrouver leurs maisons, qui ont souvent été détruites ou occupées par d’autres après leur fuite.

Il faut rappeler également le contexte irakien, qui est celui d’une décrue des combats, et d’un début de normalisation politique. Si l’État islamique n’a pas été éradiqué, il a perdu l’essentiel de son emprise territoriale, et ses activistes ont plongé dans la clandestinité dans les zones sous contrôle gouvernemental. C’est aussi ce début de stabilisation qui permet d’envisager la mise en place d’une justice transitionnelle.

Naturellement, nous devons garder à l’esprit la nature de ce texte, qui n’a pas la force normative d’une loi. Toutefois, cette résolution peut avoir une portée très concrète, notamment pour guider l’action de l’Union européenne.

C’est pourquoi notre commission a adopté cette résolution et propose au Sénat de confirmer cette position.

Aucun commentaire n'a encore été formulé sur cette intervention.

Inscription
ou
Connexion