Nous venons de réunir des représentants de l'ensemble de professions de la justice : avocats, magistrats, personnels de greffe, personnels judiciaires... Nous avons été impressionnés par les convergences de vues qui se sont exprimées, et nous avons ressenti les interventions que nous avons entendues comme convergentes avec nombre de points de vue que nous avions traduits dans votre projet de loi.
Vous l'aviez déposé au Sénat pour que son examen en première lecture y débute, et nous avions apprécié ce geste du Gouvernement. Nous avions beaucoup échangé dans les mois précédents, et vous avez vous-même souligné l'intérêt que vous aviez pris à l'examen des réflexions du Sénat. Celles-ci avaient donné lieu à un rapport, adopté en avril 2017, qui reprenait beaucoup de lignes directrices que vous avez vous-même arrêtées.
Aussi la suite du processus législatif nous a-t-elle beaucoup déçus. Nous avons eu l'impression d'une occasion manquée. Notre travail visait à dégager des consensus et à faire en sorte qu'une réforme ambitieuse de la justice soit acceptée par ses acteurs. C'est une nécessité pour toute réforme, et l'on voit comment celles qui sont mises en oeuvre par voie d'autorité rencontrent de grandes difficultés qui en limitent la portée, quelles que soient leurs ambitions - car il ne suffit pas d'avoir raison pour faire évoluer une société.
Malgré l'échec de la commission mixte paritaire, nous pensons - vous savez que le Sénat est généralement uni sur les questions de justice, qui dépassent les clivages politiques - que votre réforme, telle qu'elle sort de l'Assemblée nationale, se heurte à de telles résistances que vous pourriez vous-même trouver intérêt à ce que nous fassions un travail ensemble pour mieux prendre en compte un certain nombre de préoccupations qui se sont exprimées, et qui ne nous ont pas paru remettre en cause radicalement votre approche. Il s'agirait plutôt d'amender certaines dispositions qui ne sont pas mûres ou mériteraient d'être entourées de plus de garanties.
La table ronde a mis en évidence cinq attentes profondes.
Premier point : la déjudiciarisation. La conciliation préalable obligatoire suscite de fortes réserves. Ce n'est pas que la recherche d'une conciliation préalable soit une mauvaise approche : nous la partageons avec vous. C'est son caractère obligatoire qui, à certains égards, apparaît comme portant atteinte aux chances de réussite de la conciliation elle-même. La certification obligatoire des plates-formes, que nous avions adoptée, est une mesure attendue car, si on développe la conciliation et que celle-ci passe par les plates-formes, le justiciable a besoin d'être certain que ces plates-formes offriront toutes les garanties nécessaires.
Le recours aux directeurs des caisses d'allocations familiales (CAF) pour la révision des pensions alimentaires continue à susciter des questions. On nous dit que les CAF ont déjà beaucoup de travail, comme les juridictions, et que déshabiller Pierre pour habiller Paul n'est pas forcément une amélioration du service public rendu aux usagers.
Deuxième point : la procédure pénale qui est l'un des principaux points d'achoppement, qu'il s'agisse de la prolongation de la garde à vue, des perquisitions, de l'accès au dossier, de la comparution à délai différé ou du recours à la visioconférence sans l'accord de la personne poursuivie. Pour ce qui concerne les plaintes en ligne, beaucoup de sujets pourraient donner lieu à des discussions, sur lesquels nous vous offrirons des pistes de compromis possible si vous souhaitez ouvrir le dialogue.
Troisième point : le regroupement du tribunal d'instance et du tribunal de grande instance n'a généralement pas été contesté dans son principe mais plutôt dans ses modalités, et dans les garanties qui accompagneront ces regroupements de juridictions. Nous sommes prêts à y travailler aussi car nous avons nos propres idées sur le sujet. Quant à la spécialisation de certaines juridictions, les notions de technicité et de volumétrie appellent des précisions qui rassureraient, tout en étant d'ailleurs conformes aux intentions que vous aviez exprimées. Nous avons eu aussi un long échange sur les greffes des conseils de prud'hommes qui a souligné l'extrême importance de cette fonction. Nous en avions tenu compte au moment du vote de la loi sur la justice du XXIe siècle, présentée par Mme Taubira. Ce sujet est extrêmement délicat. Mérite-t-il un conflit aigu avec les professionnels ? Une voie de sortie pourrait être d'engager un dialogue plus approfondi.
Quatrième point : la justice des mineurs. Vous connaissez notre opposition à une réforme qui serait conçue, rédigée et mise en oeuvre par voie d'ordonnance. Cette disposition a été introduite en séance publique à l'Assemblée nationale, et nous ne pouvions pas, sans pouvoir nous appuyer sur un vote du Sénat, faire autre chose que refuser cette procédure en commission mixte paritaire. Pourquoi ne présenteriez-vous pas un projet de loi dans les mêmes délais, puisque vous allez y travailler dans un temps relativement bref et que, de toute façon, vous avez décidé de ne pas mettre en oeuvre une telle ordonnance avant qu'elle ait été ratifiée ?
Si j'ai bien compris le contenu du texte, la question du budget est revenue à plusieurs reprises. La comparaison avec les effectifs de la justice des principales démocraties européennes montre que l'effort de rattrapage est considérable. Nous pensons - et les professionnels partagent notre opinion - qu'un effort plus important aurait dû être planifié. Nous voyons bien que votre marge de manoeuvre est très faible. Cependant les professionnels que nous avons entendus sont très sensibles au sujet, et le Sénat avait prévu une trajectoire budgétaire plus ambitieuse, même si les contraintes des finances publiques ne nous sont évidemment pas inconnues.
Il y a aussi entre nous, Gouvernement et Sénat, des désaccords sur lesquels nous n'avons pas eu d'échange avec les professionnels. Il faut en prendre acte, mais ce n'est pas en traitant de ces questions que nous sortirons de l'impasse actuelle entre les professions judiciaires et le Gouvernement. Prenons donc acte de notre désaccord sur la manière dont le projet de loi traite la question de la surpopulation carcérale, sur le fait que vous ne souhaitez pas, à ce stade, assurer la pérennité du financement de l'aide juridictionnelle, et sur le parquet national antiterroriste, dont nous ne percevons pas la valeur ajoutée dans la lutte contre le terrorisme.
Vous le savez, madame la garde des Sceaux, le Sénat n'est pas une chambre d'obstruction. Le Sénat est par nature une assemblée constructive. Il ne cherche pas à empêcher, il n'est pas dans une opposition systématique, quelle que soit la majorité en place. Rien n'est plus important pour lui que de réussir à trouver des accords avec l'Assemblée nationale et le Gouvernement pour participer jusqu'au bout au processus législatif. Et, même s'il n'y a pas d'accord lors de la commission mixte paritaire, nous ne désespérons pas d'être utiles en discutant avec vous d'un certain nombre d'inflexions qui nous paraissent depuis le début nécessaire à votre projet. Vous apprécierez si ces inflexions sont acceptables. En tous cas, cette audition nous est utile pour essayer de voir s'il est encore possible de cheminer ensemble vers un résultat, qui ne peut naturellement pas être le texte adopté par le Sénat, et nous le comprenons très bien, mais qui ne serait pas non plus exactement la réforme que vous avez rétablie dans tous ses points à l'Assemblée nationale.