Dans ce premier chapitre, la Cour formule également une appréciation sur l’évolution des finances publiques nationales pour 2019. Cette dernière apparaît, à bien des égards, très incertaine.
Permettez-moi un bref rappel des circonstances que vous connaissez.
La trajectoire inscrite en septembre 2018 dans le projet de loi de finances qui vous a été présenté a été substantiellement modifiée par les mesures d’urgence annoncées en décembre, en réponse au mouvement des « gilets jaunes ».
Le projet de loi de finances initiale pour 2019 anticipait une dégradation du déficit public, le fixant à 2, 8 points de PIB. Vous le savez, cette dégradation aurait été temporaire et exceptionnelle, résultant en grande partie de la transformation du crédit d’impôt pour la compétitivité et l’emploi, le CICE, en baisses de cotisations sociales, ce qui représente de l’ordre de 0, 9 point de PIB.
Après le dépôt du projet de loi de finances, des dispositions fiscales et sociales nouvelles de soutien au pouvoir d’achat ont été annoncées. Constituées principalement de baisses de prélèvements, elles représentent un montant proche de 11 milliards d’euros. Le Gouvernement a alors annoncé des mesures de compensation, qui contiendraient, selon lui, la hausse du déficit à 3, 2 points de PIB. Dans ce scénario, la dette publique française augmenterait toutefois, contrairement à ce que prévoit la loi de programmation des finances publiques que vous avez adoptée en décembre 2017.
Voilà pour les faits.
La Cour constate que la prévision de déficit public du Gouvernement, ainsi contenue à 3, 2 points de PIB, est soumise à plusieurs incertitudes. J’en citerai trois.
La première tient au fait que le scénario macroéconomique défini en septembre 2018 en loi de finances initiale présente désormais un risque sérieux de ne pas se réaliser. Il table sur une prévision de croissance à 1, 7 % pour 2019. Or, depuis le moment où cette prévision a été élaborée, l’environnement macroéconomique s’est dégradé en Europe et dans le monde. Les dernières prévisions de l’INSEE en témoignent ; elles anticipent en effet pour 2018 une croissance de 1, 5 %, moins élevée que la prévision initiale de 1, 7 %.
Deuxième incertitude : si une partie des mesures de soutien au pouvoir d’achat annoncées en fin d’année a été votée en loi de finances, la prévision de déficit du Gouvernement n’intègre pas l’impact des dispositions figurant dans la loi portant mesures d’urgence économiques et sociales, estimé à 3, 7 milliards d’euros. Le Gouvernement s’est engagé à le compenser en intégralité ultérieurement ; cela reste à documenter et à concrétiser.
Enfin, pour que la hausse du déficit ne dépasse pas la cible de 3, 2 points de PIB, les objectifs de dépense des administrations publiques votés dans les lois de finances pour 2019 devront être parfaitement tenus, dans un contexte de ralentissement économique.
Que retenir au-delà de ces chiffres ? Les efforts de redressement engagés par la France ces dernières années semblent s’essouffler. S’agissant de la situation de ses comptes publics, l’écart se creuse entre notre pays et ses partenaires européens, ce qui peut mettre en jeu sa crédibilité au sein de l’Union européenne. Avec des niveaux d’endettement élevés, nous nous exposons aussi aux conséquences d’une remontée des taux d’intérêt, que nous savons inéluctable, même si elle sera vraisemblablement progressive. Surtout, la Cour constate que, faute d’avoir complètement rétabli la situation de nos finances publiques par le passé, les pouvoirs publics disposent aujourd’hui de moins de marges de manœuvre pour soutenir l’activité du pays et protéger nos concitoyens les plus fragiles.
À court terme, la Cour estime donc indispensable que le Gouvernement vous présente, dès que possible, des projets de lois financières rectificatives pour l’État et la sécurité sociale. Ces textes devraient intégrer, de manière sincère et exhaustive, l’ensemble des mesures annoncées par l’exécutif en décembre et les conséquences de l’évolution défavorable de la situation macroéconomique que nous observons depuis l’automne.
Au-delà, le Gouvernement devra aussi actualiser la trajectoire des finances publiques figurant dans la loi de programmation pour 2018 à 2022, promulguée en janvier 2018. Certaines de ses dispositions ont en effet été rendues caduques par les décisions budgétaires prises en fin d’année 2018 et l’évolution de la conjoncture.
À plus long terme, pour retrouver des marges de manœuvre budgétaires, pour faire baisser les prélèvements obligatoires et pour réduire sa dette publique, notre pays doit accélérer sa transformation. C’est mon deuxième message.
Malgré les constats que je viens de formuler, le propos des juridictions financières aujourd’hui ne se veut pas résigné ; il est au contraire volontairement optimiste.
Au travers de nos contrôles, nous avons la conviction que la situation dans laquelle se trouve notre pays n’a rien d’inéluctable. J’en veux pour preuve que certains de nos voisins – j’ai cité à titre d’exemple le cas de l’Allemagne – parviennent, eux, à redresser en profondeur leurs comptes publics.
Nous savons aussi, et c’est le cœur de nos travaux, que des marges importantes existent en repensant l’utilité de chaque euro dépensé. Or, selon nous, ces marges sont insuffisamment exploitées. Le rapport public annuel présente justement un certain nombre d’exemples à l’appui de cette observation.
Côté dépenses, le rapport explore différentes pistes.
S’agissant des pistes de réduction des dépenses, il identifie des possibilités importantes résultant de l’amélioration de la gestion des charges de personnel dans les collectivités publiques.
En 2016, la masse salariale par habitant de la commune de Bobigny était, par exemple, supérieure de 34 % à celle des villes de taille comparable. De manière générale, la gestion des ressources humaines de cette collectivité est marquée par des irrégularités, signalées à plusieurs reprises par la chambre régionale des comptes d’Île-de-France.
Autre exemple cité dans le rapport : dans douze communes défavorisées d’Île-de-France, la durée annuelle légale du temps de travail n’est que rarement respectée, exposant les collectivités concernées à des charges non justifiées qui grèvent les budgets communaux, même si, bien évidemment, pour répondre aux besoins spécifiques des populations de ces communes défavorisées, il peut y avoir d’autres moyens à mettre en œuvre.
Mieux dépenser aujourd’hui permet aussi parfois de réduire les charges de demain. C’est le sens du chapitre consacré à la politique de prévention des infections associées aux soins, appelées maladies nosocomiales. Des progrès indéniables ont été progressivement réalisés pour limiter les contagions, mais, à l’hôpital, un patient sur vingt est encore infecté chaque année.
Cette situation, outre ses conséquences parfois très graves sur la santé des patients – on oublie que ces infections entraînent 4 000 morts par an, soit un nombre plus important encore que celui des morts sur la route, dont on parle beaucoup –, a aussi des effets financiers, estimés à plusieurs milliards d’euros. Aussi la Cour formule-t-elle des recommandations visant à réorganiser l’action publique dans ce domaine et à responsabiliser davantage les acteurs concernés.
Il revient aussi aux décideurs d’orienter le mieux possible les moyens publics pour maximiser leur efficacité. La politique des lanceurs spatiaux en est une illustration. Cette politique revêt un caractère stratégique pour la France et pour l’Europe. Elle s’appuie sur le lanceur Ariane 6, développé dans le cadre de l’Agence spatiale européenne, sur l’initiative de la France. Aujourd’hui, toutefois, ce lanceur ne constitue pas une réponse suffisante aux défis de la concurrence américaine. La Cour recommande donc, d’une part, que les pouvoirs publics français mobilisent davantage leurs partenaires européens pour rendre Ariane 6 plus compétitive et, d’autre part, que cette mobilisation serve à financer prioritairement l’innovation technologique au profit des lanceurs, et non leur fonctionnement courant.
Dans ce rapport, la Cour met aussi en évidence que, dans certains domaines, les dépenses n’ont pas toutes vocation à relever du seul secteur public. C’est l’un des messages que porte notre chapitre consacré au contrôle de la sécurité sanitaire de l’alimentation. La Cour y recommande notamment une plus grande participation des professionnels du secteur au financement des contrôles effectués par l’administration. En effet, alors que, en France, leur contribution représente environ 10 % des sources de financement de cette politique, au Danemark, cette proportion atteint près de 47 %.
Lorsque les acteurs de la dépense sont multiples, il revient aussi aux pouvoirs publics de les fédérer autour d’un modèle économique clair et solide. C’est la recommandation que nous portons s’agissant de la filière thermale développée dans la région Occitanie.
Dans certains cas, ce sont les conditions d’exécution des dépenses publiques qui conduisent à en interroger le principe même. C’est l’interrogation que formule la Cour à l’égard du Mobilier national et des manufactures nationales des Gobelins, de Beauvais et de la Savonnerie. Dans le chapitre qui leur est consacré, la Cour met également en évidence des défaillances de gestion inacceptables au sein de ces structures. On peut parfois s’étonner que cela n’émeuve pas, tout particulièrement les responsables de ce service.
L’Agence nationale pour la formation professionnelle des adultes, l’AFPA, fait l’objet de critiques du même ordre, elle qui a accumulé, entre 2013 et 2017, près de 508 millions d’euros de pertes d’exploitation. Les pouvoirs publics gagneraient, dans cette situation, soit à accompagner une réorganisation de grande ampleur de l’Agence, soit à envisager la reprise de ses activités par d’autres entités.
Côté recettes, la Cour identifie également des marges de progrès. L’une d’entre elles concerne la lutte contre toutes les formes de fraudes sociales et fiscales. La fraude au travail détaché fait, par exemple, l’objet d’un chapitre spécifique. Celui-ci révèle que, si l’arsenal juridique français est aujourd’hui suffisant, notre pays a tardé à le mettre en place pour faire face aux différents types de fraudes, parfois très sophistiqués. Nous recommandons également qu’une meilleure utilisation soit faite des outils existants, tant sur le volet des contrôles – ils peuvent encore être améliorés – que sur celui des sanctions.
Enfin, faire le meilleur usage des fonds dont bénéficient les projets publics, c’est le sens des recommandations formulées à l’encontre de la gestion des fonds européens structurels et d’investissement en outre-mer. La Cour chiffre à 4, 8 milliards d’euros le montant reçu de l’Union européenne par la France, entre 2014 et 2020, soit une somme très élevée. En contrôlant les plus gros projets financés, elle a constaté de belles réussites, qu’elle mentionne, mais elle déplore aussi des difficultés de gestion ayant conduit au gaspillage d’une partie de cette ressource.
Voilà pour quelques exemples et pistes de réflexion ouvertes par ce rapport. Ils s’ajoutent aux recommandations formulées chaque année par les juridictions financières dans leurs travaux.
Nous en avons conscience, vous comme nous, aucune de ces recommandations ne constitue évidemment, à elle seule, une recette miracle, susceptible de dégager des milliards d’euros d’économies. Mais les petits ruisseaux forment les grandes rivières… Pour parvenir à ces grandes rivières, il faut aussi que le courant soit bien canalisé, c’est-à-dire que les réformes soient correctement et durablement engagées. C’est le troisième et dernier message que je souhaite formuler devant vous.
Nous en sommes les témoins privilégiés lors de nos contrôles, nombre d’organismes publics engagent des processus courageux de transformation. Toutefois, la Cour constate trop souvent leur caractère incomplet. Pour que ces démarches portent pleinement leurs fruits, il faut en effet s’attaquer aux causes des déséquilibres financiers ou des inefficiences de la dépense. Notre rapport public offre notamment trois exemples à l’appui de ce message.
Le premier porte sur le réseau des trains Intercités.
Pour enrayer le déclin de ce réseau, l’État a engagé une réforme profonde qui conduira, d’ici à 2020, au transfert de dix-huit lignes aux régions. La Cour note que cette réforme n’a pas traité tous les enjeux auxquels est confronté le réseau : des incertitudes demeurent quant à l’avenir de son modèle économique, atypique au plan européen, en particulier face à l’ouverture à la concurrence du secteur qui interviendra à partir de 2023. Très hétérogène, le réseau offre, en outre, une qualité de service inégale. Enfin, les modalités de gouvernance entre l’État, l’exploitant et les régions demeurent, elles aussi, fragiles.
Radio France, qui a fait l’objet de nombreux contrôles de la Cour des comptes, constitue un autre exemple développé dans ce rapport. Notre juridiction y souligne les progrès accomplis par l’entreprise, dont témoignent ses bons résultats d’audience. Toutefois, la transformation engagée n’est pas allée suffisamment loin pour assainir pleinement la situation de l’entreprise et lui permettre d’affronter les mutations majeures de son activité. Des évolutions de structure restent à opérer, notamment pour réduire ses charges de personnel ou pour moderniser ses relations sociales. Alors que le chantier de réhabilitation de la Maison de la radio entre dans sa treizième année, la situation financière de Radio France demeure fragile.
Accompagner la transformation publique en remettant à plat l’activité des services : c’est l’enjeu, enfin, du chapitre dédié aux urgences hospitalières, qui réitère des messages récurrents de la Cour des comptes.
Alors que la demande ne cesse de croître, notre institution constate que de 10 % à 20 % des recours aux urgences auraient pu être traités en médecine générale. En bout de chaîne, les services des urgences apparaissent ainsi comme le réceptacle des dysfonctionnements de l’articulation du milieu hospitalier avec la médecine de ville.
Bien sûr, les différents exemples cités tendent à donner le sentiment que les actes tardent à venir, quand bien même les causes des difficultés sont depuis longtemps identifiées. Pourtant, notre rapport public annuel est aussi l’occasion d’adresser des « coups de chapeau » à des transformations réussies. Nous le faisons cette année à propos de deux sujets, celui de la réforme des avoirs bancaires et des contrats d’assurance vie en déshérence et celui du service militaire adapté en outre-mer.
Le suivi annuel de nos recommandations est aussi pour nous une source de satisfaction ; j’aimerais m’y arrêter un bref instant.
Le suivi statistique que nous réalisons chaque année montre que 72 % des recommandations formulées entre 2015 et 2017 par la Cour des comptes ont été totalement ou partiellement mises en œuvre par les administrations. Cette proportion est encore supérieure pour les chambres régionales et territoriales des comptes, où elle s’élève à 79 %.
Ces chiffres incluent le pourcentage de recommandations totalement mises en œuvre, qui atteint 24 % pour la Cour des comptes et 4 % pour les chambres régionales. Vous trouverez à la fin du deuxième tome de notre rapport public annuel de nombreuses illustrations de ce suivi.
Nous y constatons par exemple, au titre des recommandations que nous avons formulées par le passé, les progrès réalisés pour renforcer la lutte contre la fraude dans les transports urbains en Île-de-France.
Nous nous réjouissons aussi du recentrage du dispositif des contrats aidés.
Nous saluons, enfin, le transfert aux unions de recouvrement des cotisations de sécurité sociale et d’allocations familiales, les Urssaf, de tâches que le régime social des indépendants n’arrivait plus à assumer.
Je pourrais multiplier les exemples, mais je vous renvoie à la lecture du tome II de notre rapport.
Toutes les recommandations qui figurent dans cette édition 2019 feront l’objet du même suivi : nous retournerons donc, dans quelques années, constater, dans les organismes et les administrations qui ont été cités ce matin, les progrès qu’ils auront réalisés ou non.
Monsieur le président, monsieur le président de la commission des finances, monsieur le président de la commission des affaires sociales, mesdames, messieurs les sénateurs, malgré les progrès accomplis, en ce début d’année, la situation des finances publiques de notre pays demeure fragile, marquée par de fortes incertitudes. Les rapports que nous publions année après année peuvent donner le sentiment que rien ne change. Ce n’est pas notre message ni notre conviction. Au fil des contrôles que nous effectuons, il nous appartient évidemment de souligner ce qui ne fonctionne pas et de formuler des recommandations utiles pour remédier aux dérives de gestion que nous constatons, mais notre activité nous conduit aussi à relever des progrès, à identifier des voies nombreuses de transformation et à observer le professionnalisme, l’engagement et le sens du service des agents qui concourent à la modernisation de l’action publique.
Notre mission d’information et d’explication, nous l’accomplirons cette année encore dans un contexte de plus en plus exigeant, à une époque où la parole publique, quel qu’en soit l’auteur, est mise en doute et où la production d’une information objective est menacée par la propagation de fausses nouvelles. Cette exigence nous invite à un effort permanent de transparence, d’explication, d’écoute, donc d’adaptation de nos pratiques.
Comme celles qui l’ont précédée, l’année 2019 offre aux juridictions financières de nouveaux chantiers de transformation. Ils visent, pour beaucoup d’entre eux, à favoriser l’appropriation de nos travaux par leurs différents destinataires, en particulier par le Parlement. J’ai mentionné à ce titre la modification de notre calendrier de publication.
Nous ambitionnons aussi d’améliorer notre politique de publication, en continuant d’offrir aux citoyens des supports de communication plus diversifiés, plus pédagogiques, plus innovants. Le rapport public annuel qui sera publié l’année prochaine devrait par exemple évoluer par rapport à la version que nous vous remettons aujourd’hui. Il devrait nous permettre de traiter notamment un thème dominant, en l’espèce celui du numérique au service de la transformation de l’action publique.
Je l’ai dit, notre but, au travers de ces évolutions, est de vous être toujours plus utiles, afin que nous contribuions ensemble, chacun dans nos missions, dans notre positionnement institutionnel, à la transformation du service public pour rendre l’action publique plus efficace, plus efficiente. Nous constatons chaque jour l’existence de marges de progrès en la matière.
Soyez certains que, cette année encore, la Cour des comptes sera à votre écoute et s’efforcera de remplir toujours plus efficacement son rôle d’assistance aux pouvoirs publics, notamment au Parlement, monsieur le président, et d’information du citoyen.