Intervention de Sophie Joissains

Réunion du 12 février 2019 à 14h30
Programmation 2018-2022 et réforme pour la justice – renforcement de l'organisation des juridictions — Discussion générale commune

Photo de Sophie JoissainsSophie Joissains :

Madame la présidente, madame la garde des sceaux, messieurs les rapporteurs, mes chers collègues, nous sommes de nouveau réunis pour l’examen de ce texte d’une importance capitale.

La justice est, certes, un service public, mais c’est surtout l’incarnation d’un pilier de la démocratie, du « troisième pouvoir » décrit par Montesquieu. Faute d’effectifs suffisants ou de respect vigilant de certains principes, elle peut faire basculer un régime démocratique, et également broyer des vies. Il importe donc de se montrer particulièrement vigilant lorsqu’il s’agit d’en modifier les règles ou le fonctionnement.

C’est un pouvoir régalien qui doit être accessible à tous. Son efficacité et son organisation ne peuvent pas se mesurer à l’aune d’un prisme purement comptable.

En première lecture, le Sénat a apporté des évolutions avisées et nécessaires à ce projet de loi.

On peut évoquer ici une trajectoire budgétaire ambitieuse, avec une création de 13 700 emplois là où – il faut bien le dire – le Gouvernement n’en prévoit que 6 500.

Le budget proposé par le Gouvernement est, certes, important, mais son affectation concernant les juridictions est loin d’être satisfaisante. Je ne reviendrai pas sur les chiffres qui ont été rappelés par mes collègues.

Dans l’objectif de garantir l’équilibre de la procédure pénale et de limiter le renforcement excessif des pouvoirs du parquet, le Sénat a veillé à ne pas marginaliser le juge d’instruction et à maintenir la collégialité des travaux de la chambre de l’instruction.

La collégialité est une garantie en matière d’échanges, d’ajustements, d’examen concerté et minutieux des cas d’espèce, en bref d’impartialité et de considération de la situation du justiciable.

Nous savons tous combien, particulièrement dans le domaine pénal, une affaire apparemment simple peut se révéler complexe. Nous savons aussi que les juges sont surchargés. À l’évidence, comme pour tout un chacun, leur attention ne peut pas être aussi aiguë à la vingtième ou trentième affaire de la journée qu’à la première. J’aurais pour ma part souhaité une réduction des formations à juge unique.

L’inflation des missions dévolues au parquet est une caractéristique majeure du texte. Sur le plan de l’efficacité et de la rapidité – c’est à l’évidence le premier objectif du projet de loi –, une telle orientation laisse dubitatif.

En effet, le Conseil de l’Europe désigne nettement la surcharge des procureurs de la République comme responsable de l’allongement des procédures.

Notre système change. Je pourrais évoquer la loi sur la liberté d’expression, à laquelle le Sénat a, dans sa sagesse, opposé un refus sans appel, ou la loi substituant l’intention supposée à la commission de l’infraction. Un fait est certain : la logique inquisitoire se substitue insidieusement à la logique accusatoire, et les droits de la défense se font de plus en plus timides.

Accroître les pouvoirs du parquet, c’est aussi occulter le fait que, quelles que soient les compétences et l’évidente valeur professionnelle de ses membres, celui-ci ne constitue pas une « autorité judiciaire » au sens de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales.

La France a déjà été condamnée plusieurs fois. La situation ne pourra pas s’améliorer tant que des garanties supplémentaires d’indépendance statutaire n’auront pas été apportées par une révision constitutionnelle. Tant qu’une telle révision n’aura pas été adoptée, il ne sera pas raisonnable de continuer à confier au parquet des pouvoirs toujours plus importants et de le rendre seul décisionnaire de l’utilisation de techniques d’enquête les plus intrusives qui soient pour la vie privée et les libertés individuelles. Avec le projet de loi, ces techniques, jusqu’alors réservées au terrorisme et à la criminalité organisée, seront exerçables à l’encontre de tout justiciable soupçonné d’un délit quel qu’il soit, même le plus mineur.

La question des moyens et de leur affectation est essentielle pour offrir à nos concitoyens une justice de qualité, une justice accessible offrant protection et garanties d’impartialité.

Elle ne saurait en aucun cas trouver une solution dans de simples réorganisations : suppression de tribunaux d’instance, déjudiciarisation ou encore dématérialisation débridée des procédures.

Les crédits dévolus au programme « Justice judiciaire » seront-ils suffisants pour redresser le service public de la justice ? Non, sauf à réduire drastiquement son rôle auprès des citoyens. C’est malheureusement le chemin qui semble être pris : déjudiciarisations coûteuses pour le contribuable ; règlements amiables de litiges en ligne non sécurisés, ce qui laissera les plus vulnérables de nos concitoyens être la proie des pires escrocs ; plaintes en ligne, alors que, pour information, presque le quart des Français ne sait pas utiliser l’outil numérique – je crois que le chiffre exact est 23 % ; disparition progressive des audiences de conciliation ; disparition programmée des jurés, et ne parlons même plus du juge de paix, passé, lui, aux oubliettes. L’individu, le justiciable, existe-t-il encore face à cette – oui, madame la garde des sceaux – déshumanisation de la justice ? La question se pose.

S’agit-il d’une justice à deux vitesses ou d’une justice en perte de vitesse ? À l’évidence, des deux.

Les professionnels du droit sont très inquiets. Le 29 janvier dernier, la commission des lois du Sénat a invité à débattre les représentants du monde judiciaire : avocats, bâtonniers, magistrats et fonctionnaires des greffes.

La Confédération nationale des avocats, par l’intermédiaire de son président, M. Spitz, a souligné l’unanimité des professionnels du droit pour défendre l’intérêt du justiciable. Cette unanimité est en effet rare, très inhabituelle.

Me Marie Aimé Peyron, bâtonnier du barreau de Paris, a salué le travail sénatorial sur le rééquilibrage entre les droits des victimes et les droits de la défense en matière pénale, et lourdement insisté sur le cruel manque de moyens humains et financiers.

L’affectation des moyens laisse le monde des juridictions bien à l’écart de la manne budgétaire, les moins bien lotis étant les greffiers, grands oubliés de la réforme, ainsi que le personnel affecté au réseau judiciaire de proximité. Il n’y a pas de hasard.

Jérôme Gavaudan, président de la Conférence des bâtonniers, et Katia Dubreuil, présidente du Syndicat de la magistrature, ont dénoncé la fusion des tribunaux comme la fin des juridictions de proximité.

Certaines des juridictions transformées en chambres seront inévitablement fermées à l’avenir, nonobstant vos engagements, que je pense profondément sincères, madame la garde des sceaux. Ce sont encore les habitants des territoires ruraux qui en feront les frais.

Face à ce projet de loi, contesté et profondément rejeté par l’ensemble des professionnels du droit, je salue la démarche du président de notre commission des lois, M. Philippe Bas : tenter jusqu’au bout d’obtenir un compromis avec vous, madame la garde des sceaux.

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