Intervention de Jean-Yves Le Drian

Commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées — Réunion du 23 janvier 2019 à 16h30
Situation au moyen-orient — Audition de M. Jean-Yves Le drian ministre de l'europe et des affaires étrangères

Jean-Yves Le Drian, ministre :

Au Moyen-Orient, l'essentiel pour nous demeure la lutte contre Daech. Nous évacuons parfois cette priorité, obnubilés que nous sommes par l'évolution des crises ponctuelles en Irak ou en Syrie. Cependant, ma responsabilité première reste de combattre le terrorisme de Daech. Nous avons enregistré des avancées très significatives dans ce domaine. À l'heure actuelle, il reste quelques poches territoriales de Daech qui résistent au nord-est de la Syrie, dans la région d'Abou Kemal. Le terrorisme de Daech prend aussi une autre forme, clandestine, qui réapparaît régulièrement, comme nous avons pu le constater il y a peu de temps avec l'attentat de Manbij, où ont péri des militaires américains, ainsi qu'avec les attaques de Kobané, il y a deux jours. Les forces américaines ont ainsi été touchées pour la première fois depuis longtemps.

N'oublions pas que c'est de Raqqa que sont venus les terroristes qui ont frappé notre territoire national. Un an après une victoire territoriale contre Daech, qui est surtout une victoire en Irak, la menace terroriste devenue plus clandestine et plus asymétrique reste d'actualité. Les attentats, les embuscades et les assassinats se poursuivent. En Irak même, des zones occupées pendant un temps assez long par Daech voient quelques résurgences du drapeau noir. Il faut donc garder prudence.

Je suis allé plusieurs fois en Irak, y compris pendant la guerre. C'est pourtant la première fois que je reviens en faisant preuve d'un peu d'optimisme sur la situation. Après les élections du mois de mai, un président de la République et un Premier ministre sont désormais en place, MM. Barham Saleh et Adel Abdel-Mehdi. Nous les avons rencontrés. Leur volonté est double. Ils souhaitent que le développement de l'Irak se fasse de manière inclusive, d'où la volonté d'accord avec le gouvernement du Kurdistan, dont nous avons aussi rencontré les ténors. La dernière fois que je m'étais rendu au Kurdistan, M. Barzani voulait proclamer l'indépendance de son territoire et la France avait exprimé qu'elle ne soutenait pas ce projet. Cette fois-ci, nous avons bénéficié d'un accueil très chaleureux, témoignant d'une volonté commune de contribuer au redressement de l'Irak. Les représentants politiques que j'ai rencontrés à Nadjaf se sont également dits favorables à une reconstruction inclusive. C'est la première fois que la situation est aussi positive depuis 1991 et la première guerre d'Irak.

Les dirigeants irakiens ont aussi la volonté d'affirmer un Irak national existant de manière autonome sur le plan diplomatique. Cependant, le temps presse. Si la vie quotidienne ne s'améliore pas dans les régions à dominante sunnite qui ont été occupées par le califat de Daech, les risques de résurgence de l'organisation terroriste seront d'autant plus grands.

Dans cette perspective, la question de la reconstruction est essentielle. J'ai mis en place à Paris un comité de pilotage qui regroupe l'ensemble des acteurs français susceptibles de participer au redressement de l'Irak : les entreprises, les ONG, les universitaires, etc. Nous avons fait en sorte que l'Agence française de développement (AFD) puisse revenir en Irak. Il s'agit de réaffirmer progressivement la place de l'Irak dans la région. La France, qui a été le deuxième acteur dans les opérations militaires, après les États-Unis, doit aussi jouer son rôle dans la reconstruction de la paix et de l'équilibre général de ce pays.

Nous avons rencontré à Erbil la communauté yézidie, qui, comme vous le savez, a été victime d'actes de barbarie de la part de Daech. Nous voulons accompagner cette communauté et faire en sorte qu'elle soit respectée et reconnue pendant la reconstruction - cela vaut aussi pour les communautés chrétiennes de la région. L'octroi du prix Nobel de la paix à Mme Nadia Murad est un signal important et un élément de visibilité.

Nous contribuons déjà au développement de l'Irak. Ainsi, nous participons à la reconstruction de l'université de Mossoul, notamment de la faculté de médecine. Les circonstances et les conditions de sécurité ne nous ont pas permis de nous y rendre, mais ce n'est que partie remise. Le Président de la République a l'intention de se rendre dans le pays avant l'été.

Dernière remarque sur la situation irakienne : nous avons constaté une activité diplomatique significative puisque, lorsque nous étions là-bas, le roi de Jordanie, que nous avions vu la veille, s'est aussi rendu dans ce pays dans lequel il n'était pas allé depuis 10 ans ; le président égyptien était aussi dans la région, tout comme Mike Pompeo, secrétaire d'État américain, ou les dirigeants iraniens. Enfin, je souligne que l'Irak n'a pas de problème de financement à moyen terme, car le pays possède des ressources. L'enjeu est de reconstruire le pays pour que ces ressources puissent être exploitées.

J'en viens à la Syrie. Les Américains ont annoncé leur désengagement du nord-est du pays, zone que l'on appelle couramment le Rojava, selon son nom kurde. C'est une zone qui est tenue par les forces démocratiques syriennes (FDS), constituées en grande partie de Kurdes, mais qui comportent aussi des Arabes. Avec l'appui aérien de la coalition, ces forces ont permis de réduire l'espace territorial de Daech. Cette zone abrite en particulier Raqqa. Le départ annoncé des forces américaines est porteur de conséquences incalculables. Cela a conduit les autorités irakiennes à prendre contact avec les autorités de Damas pour assurer la sécurité de la frontière entre l'Irak et la Syrie afin d'éviter que les éléments combattants de Daech ne s'évaporent en Irak.

Cela fragilise aussi beaucoup les Kurdes et les FDS qui sont tentés de parler avec Damas, sous la houlette de Moscou. C'est d'ailleurs ce qui se passe déjà. La Jordanie est aussi inquiète à cause de la possibilité d'un départ des Américains de leur base d'Al Tanf, à proximité de laquelle se situe le camp de réfugiés de Rukban. La Jordanie craint un afflux de réfugiés supplémentaire, alors qu'elle en accueille déjà beaucoup, 660 000, de manière d'ailleurs exemplaire, puisque la plupart sont non pas dans des camps, mais accueillis au sein de la population jordanienne, en étant scolarisés ou formés. L'annonce du départ américain a produit un tremblement de terre. Même si un adoucissement du calendrier a été annoncé, le doute est là. La zone d'Idlib a fait l'objet d'un accord, conclu en septembre, entre la Russie et la Turquie pour qu'elle soit isolée et pour éviter une agression du régime. Cette zone compte deux millions d'habitants, et abrite plusieurs dizaines de milliers de combattants venant de tous les groupes historiques qui se combattaient en Syrie. Au fur et à mesure de la reprise des territoires par Bachar El-Assad, les combattants de ces groupes ont été envoyés dans la zone d'Idlib. Celle-ci est donc un creuset de combattants au milieu de populations civiles. Tout le monde a apprécié la conclusion d'un cessez-le-feu entre la Russie et la Turquie, mais celui-ci reste très fragile. À l'intérieur de la zone, les groupes terroristes affiliés à Al-Qaïda se battent contre les groupes qui sont plutôt proches de la Turquie, et ce sont les premiers, semble-t-il, qui sont en train de l'emporter, ce qui ne manquera pas de poser des questions à moyen terme.

Il faut aussi évoquer les actions israéliennes pour se protéger. La ligne rouge d'Israël est l'installation de bases militaires pérennes iraniennes en Syrie. Dès qu'une installation devient visible, des frappes aériennes sont menées. Cela provoque des réactions iraniennes et la zone est inflammable.

Il semble donc qu'il n'y aura pas de solution militaire, à moins que Bachar Al-Assad ne parvienne à une solution militaire totale. L'intérêt des uns et des autres, des Turcs, des Russes, de la communauté internationale, des Syriens, est de parvenir à un accord politique. On s'inscrit toujours dans le cadre de la mise en oeuvre de la résolution 2254 des Nations unies qui définit un plan politique, qui était auparavant porté par M. de Mistura et qui l'est maintenant par M. Pedersen, l'envoyé spécial du secrétaire général des Nations unies, qui mène des consultations en ce moment. Le scénario est le suivant : réforme constitutionnelle, mise en oeuvre d'un processus électoral dans un environnement neutre auquel doivent participer les réfugiés et les déplacés, le tout accompagné d'une aide humanitaire et de la reconstruction. Force est de constater que nous n'en sommes toujours pas à la première étape ! Nous en sommes à l'étape d'avant, l'installation du comité constitutionnel qui sera chargé de rédiger la nouvelle constitution.

Le 6 février, la coalition se réunira à Washington ; en même temps aura lieu aussi une réunion du Small Group, un groupe piloté par les États-Unis et la France, qui réunit aussi l'Allemagne, la Grande-Bretagne, la Jordanie, l'Égypte, et l'Arabie Saoudite pour avancer sur un processus de paix qui ne peut passer que par la mise en oeuvre la résolution 2254. Le risque d'utilisation de l'arme chimique n'est pas exclu à Idlib. Dans le processus politique, nous estimons indispensable de prendre considération la situation des Kurdes. Ce sont les Kurdes et les forces arabo-kurdes qui ont permis de libérer le territoire de l'emprise de Daech. Il serait donc vraiment cynique de les oublier. Les Kurdes sont divisés : les Kurdes de Syrie ne sont pas d'accord avec les Kurdes d'Irak, qui sont en divergence avec les Kurdes d'Iran, qui entretiennent des liens divers et variés avec les Kurdes de Turquie... La situation est donc complexe. Je rappelle que la France considère le Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK) en Turquie comme une organisation terroriste.

Au Yémen, pour la première fois depuis le début de la guerre, des perspectives de paix se dessinent, que nous devons à la détermination de l'envoyé spécial des Nations unies, M. Griffiths, et à l'attitude des parties yéménites. Nous avons beaucoup poussé pour que tous participent aux discussions de Stockholm, dont un second cycle va débuter, et qui devraient aboutir à une solution politique. Pour l'heure, le cessez-le-feu a été globalement respecté, et des solutions humanitaires ont été mises en place. Il s'agit de la plus grande crise humanitaire au monde, puisque 24 millions de personnes sont en situation de détresse humanitaire et 10 millions sont au bord de la famine. La situation est compliquée : l'aide humanitaire ne peut arriver qu'au port de Hodeida, tenu par les rebelles houthis... La voie de sortie de crise est néanmoins ouverte. J'en rappelle le point de départ, que certains oublient, peut-être volontairement : le coup d'État des forces houthis, appuyées par l'Iran, contre le gouvernement légal, issu du printemps arabe, de M. Hadi. Les forces houthis ont repris le Yémen, mais ont aussi essayé d'attaquer l'Arabie saoudite, qui a réagi par une coalition arabe de riposte au coup d'État et aux agressions. C'est sur ce terreau que la guerre s'est déclenchée. Des exactions majeures ont été commises. Il faut à présent trouver les moyens de sortir de cette sale guerre, qui n'a que trop duré. Un chemin de paix a été tracé à Stockholm ; une réunion sur les échanges de prisonniers s'est tenue à Amman la semaine dernière. Des étapes ont été franchies, mais nous restons loin d'une solution politique définitive. Nous agissons au Conseil de sécurité des Nations unies et avec les parties prenantes pour que le processus de paix se cristallise. Le rôle joué par l'envoyé spécial des Nations unies est en tout cas très positif.

En Libye, nous sommes à la croisée des chemins. La situation résulte du jeu des quatre parties prenantes : le gouvernement provisoire, dit d'entente nationale, présidé par M. Sarraj et basé à Tripoli ; deux parlements, celui de Tobrouk, qui résulte d'élections contestées, et le Conseil d'État, constitué juste après les événements de 2011 ; et le maréchal Haftar qui, après avoir repris des éléments de l'armée libyenne, vient de reconquérir une partie du territoire, au sud de Sebha. Les quatre parties prenantes ont été reçues à l'Élysée l'année dernière, puis réunies à Palerme pour se mettre d'accord sur un processus politique. Celui-ci est désormais sur la table. Sa première étape consistera en une conférence nationale, initiée par l'envoyé spécial des Nations unies, M. Salamé. Des élections lui succèderont, afin d'aboutir à un pouvoir politique reconnu par tous et à l'intégration des milices dans l'armée nationale. À Paris comme à Palerme, aucun accord n'a pu être trouvé directement entre M. Sarraj et M. Haftar, qui continuent toutefois à se parler. Aux Libyens de prendre conscience de la nécessité de faire aboutir ce processus. Ils se sont d'ailleurs largement inscrits sur les listes électorales. C'est une voie de sortie de crise dans ce pays dont la stabilisation est un enjeu majeur pour celle de la Méditerranée et la maîtrise des migrations. Les réformes économiques ont porté leurs fruits : il y a davantage de liquidités dans les banques, davantage d'activité, les revenus pétroliers sont au plus haut depuis 2013... La stabilisation du processus politique transformera ces ressources en moyens de développement.

Un mot sur l'Iran. Nous agissons pour le respect de l'accord de Vienne depuis que les États-Unis s'en sont retirés. L'Agence internationale pour l'énergie atomique a confirmé que l'Iran respectait ses engagements de dénucléarisation militaire. Le processus est donc maintenu, contrairement à ce que prévoyaient les Américains, qui imaginaient que leur retrait déstabiliserait le régime et que d'autres interlocuteurs se montreraient sensibles à des négociations sur d'autres sujets. Mais la capacité de résilience du régime iranien est considérable. À partir du moment où l'Iran respecte ses engagements, notre signature doit aussi être respectée. C'est également la position de l'Allemagne et de la Grande-Bretagne. Nous sommes en train de mettre en place un mécanisme de financement spécifique nous évitant d'être soumis à l'extraterritorialité des sanctions américaines. Intitulé SPV, ce mécanisme est une sorte de chambre de compensation qui permettra à l'Iran de préserver ses exportations pétrolières et d'acheter des produits de première nécessité auprès des principaux acteurs que sont le Royaume-Uni, l'Allemagne et la France. Ce sera un acte politique. Notre détermination sur les autres sujets reste forte : la tentative d'attentat à Villepinte a donné lieu à des mesures à l'encontre du ministère du renseignement iranien et d'un certain nombre de personnes, en France et en Europe, et nous maintenons le dialogue - pas toujours facile - pour faire comprendre à Téhéran que sa frénésie de missiles n'est pas acceptable. Bref, tous les contentieux que nous avons avec eux sont sur la table, mais la prolifération nucléaire est un risque si important pour la région et l'humanité que nous avons le devoir de faire vivre l'accord de Vienne.

Aucun commentaire n'a encore été formulé sur cette intervention.

Inscription
ou
Connexion