Je suis tenté de répondre à la question posée par Fabienne Keller par une autre question : le QE va-t-il réellement s'arrêter ?
L'arrêt du programme ne signifie pas, en effet, une cession des titres acquis ou, a minima, la fin d'une intervention sur le marché secondaire. La BCE devrait réinvestir des titres acquis arrivant à maturité. Cette phase aura pour effet de maintenir la taille du portefeuille d'actifs à un niveau constant de près de 2 600 milliards d'euros. Selon Mario Draghi, elle se poursuivra pendant une « période prolongée » après le relèvement des taux d'intérêt directeurs de la BCE et, en tout cas, « aussi longtemps que nécessaire pour maintenir des conditions de liquidité favorables et un degré élevé de soutien monétaire ».
Le réinvestissement des sommes correspondant au remboursement des titres acquis dans le cadre du programme devrait, rien qu'en matière d'obligations souveraines, atteindre un rythme mensuel de 15 à 20 milliards d'euros, ce qui devrait contribuer pour partie à modérer toute hausse des taux d'intérêt et du coût du crédit. 202,7 milliards d'euros de réinvestissements sont ainsi prévus sur l'ensemble des programmes en 2019. La fin des achats nets d'actifs ne coïncidera donc pas avec la fin du stimulus monétaire.
Par ailleurs, entre juin 2020 et mars 2021, les banques européennes devront rembourser 725 milliards d'euros empruntés auprès de la BCE dans le cadre des opérations de financement à long terme conditionné à l'octroi de crédits, les TLTRO. Ces remboursements auront pour conséquence de diminuer sensiblement le bilan de la BCE, ce qui la poussera à réinvestir. Il n'est pas non plus exclu que la BCE relance des opérations de TLRTO en 2021.
Qu'en est-il, dès lors, d'une éventuelle remontée des taux ? De nombreux économistes considèrent que c'est le stock des obligations détenu et non le flux d'achat de ces obligations qui influe sur les taux d'intérêt à long terme. Dans ces conditions, il ne faut pas s'attendre à leur brusque remontée. Le taux français à dix ans a atteint son plus bas niveau, 0,58 %, le 24 janvier dernier, soit après l'arrêt des achats nets de la BCE. De plus, le programme d'émission français, comme le programme italien d'ailleurs, sera accompli en grande partie au premier semestre. Pour l'heure, la BCE a annoncé le maintien de ses taux directeurs jusqu'à l'été 2019 et, en tout cas, aussi longtemps que nécessaire pour assurer la maîtrise de l'inflation.
Si les rendements des titres d'État devraient logiquement remonter, certains investisseurs, qui s'étaient tournés vers d'autres classes d'actifs, pourraient réorienter leurs placements vers les dettes souveraines, contribuant à limiter cette hausse. Aussi, la crainte d'un renchérissement marqué de la charge de la dette à court terme peut être écartée. Les sociétés financières tablent sur une augmentation modérée pour les entreprises de l'ordre de 30 à 50 points de base. Reste à savoir si cette majoration est spécifiquement liée à l'arrêt du QE ou aux incertitudes économiques de type « Brexit », aux tensions commerciales avec les États-Unis et au ralentissement chinois. Ces deux derniers éléments ne sont pas, notamment, sans incidence sur la croissance allemande.
La remontée des taux opérée par la BCE sera par ailleurs graduée et douce, à l'image de ce que fait la Federal reserve américaine depuis 2015. Aux États-Unis, la remontée s'inscrivait cependant dans un autre contexte, marqué par une relance de la croissance et la crainte d'une surchauffe. Ce qui n'est pas le cas, loin s'en faut, au sein de la zone euro. Reste donc à voir si ce vrai-faux arrêt du QE intervient au bon moment, alors que le risque de ralentissement se précise ?
La remontée à long terme des taux pourrait ainsi fragiliser un redémarrage économique. La politique monétaire n'agirait plus de manière contracyclique. La hausse des taux d'intérêt contribue en effet à freiner consommation et investissements, invalidant toute tentative de relance de la croissance. La BCE se veut, pour l'heure, rassurante en indiquant qu'elle n'arrêtera pas sa politique monétaire accommodante et qu'elle restera vigilante à toute évolution économique et monétaire future, qui pourrait remettre en cause l'objectif de stabilité des prix. Le cas échéant, elle pourrait revenir sur l'arrêt du QE.
Or, les prévisions tablent sur un prix moyen du baril de pétrole plus faible en 2019 qu'en 2018, baisse qui s'explique principalement par un phénomène de surproduction. Dans ces conditions, on pourrait observer un recul de l'inflation.
En tout état de cause, si crise il y a, pourra-t-on la considérer comme un effet pervers du QE ? De nombreux analystes estiment que l'aplatissement de la courbe des taux induit par le QE peut conduire à un report des investisseurs vers d'autres classes d'actifs, comme les actions ou l'immobilier, au risque de créer une bulle. Les données transmises par la BCE ou la Banque de France tendent aujourd'hui à invalider le risque de spéculation. Le marché actions français a été orienté à la hausse depuis le lancement des programmes d'achat. Le CAC 40 est ainsi passé d'un niveau de 4 552 points en janvier 2015 à 5 640 en mai 2018. Il a finalement clôturé l'année 2018 à 4 730 dans le sillage de la baisse des marchés mondiaux, liée aux interrogations chinoises et américaines.
S'agissant du risque immobilier, la BCE constate des signes de surévaluation des prix dans certains États membres. Elle relève cependant que l'augmentation des prix du logement dans la zone euro reste bien inférieure à l'augmentation moyenne enregistrée avant la crise de 2008. Cette surévaluation tient surtout à un problème de rapport entre l'offre et la demande. L'augmentation des crédits immobiliers distribuée aux ménages ne dépasse pas 5 % depuis 2015. Ce chiffre est à comparer à la majoration de 30 % par an du nombre de crédits immobiliers accordés en Espagne avant la crise. Par ailleurs, l'évolution des prix à la hausse ne présage pas des mêmes dangers qu'en 2008, compte-tenu des réformes entreprises dans le secteur bancaire européen.
Pour conclure, je reviendrai sur les perspectives négatives en matière de croissance dans la zone euro. Il convient de se détourner d'une illusion d'optique selon laquelle la politique monétaire constitue aujourd'hui la seule arme en faveur de la croissance. Évaluée à 1,5 % au sein de la zone euro et à 1,3 % en France, la croissance potentielle dépend notamment de la productivité ou du vieillissement de la population sur lesquels les banques centrales n'ont pas la main. La politique monétaire n'est qu'une composante de ce que les économistes appellent le policy mix. Le recours à l'autre volet, la politique budgétaire, reste insuffisant dans la zone euro. Finalement, l'arrêt du QE doit pousser l'Eurogroupe à avancer sur la question d'un budget commun de la zone euro.