Mesdames, messieurs les sénateurs, je vous remercie de cette invitation, qui me donne l'occasion d'exposer la situation du Venezuela. Vénézuélienne et Française, je suis scientifique, chargée de recherche en anthropologie au CNRS. Aujourd'hui, je mets à votre disposition mon expertise en science politique et en économie.
Je commencerai par la question récurrente du personnel militaire au Venezuela et des relations entre les forces armées institutionnelles et les groupes armés non institutionnels. Les effectifs militaires seraient de 235 000 selon les chiffres officiels peu fiables du ministère de la défense, tandis que les observatoires internationaux parlent de 123 000 personnes. Quant aux 2 000 généraux annoncés, ils seraient environ 300 à appartenir au cercle restreint du pouvoir et à bénéficier du système politico-économique depuis 1999.
Ce système, conçu par Hugo Chavez, est fondé sur l'union civile et militaire. Le cadre de l'exercice du pouvoir s'est dessiné à partir de la fusion entre le parti socialiste uni du Venezuela et les forces armées, qui sont les dépositaires du pouvoir politique, même si Nicolas Maduro est plutôt présenté comme un civil par les médias. Un tel système ne posait pas trop de problèmes au départ, mais actuellement, les demandes d'alternance émanant des civils ne sont jamais entendues. Le chavisme et la révolution bolivarienne ont empêché le renouvellement des forces politiques, car toute dissidence a été punie.
La difficulté réside dans le caractère institutionnel et para-institutionnel des colectivos, ces groupes qui opèrent au sein des quartiers populaires. Leur statut est flou, et l'on pourrait les assimiler aux guérillas urbaines, aux groupes de choc ou à des bandes armées liées aux bandes criminelles. Le Venezuela est un pays extrêmement violent, dont le taux moyen d'homicides est le plus élevé d'Amérique du Sud. Les acronymes de la mort renvoient à tous ces groupes pour lesquels on a du mal à définir la frontière entre violence criminelle et violence politique. Ce mécanisme de contrôle social sème la peur et constitue le grand paradoxe de ce régime, qui est une dictature sans pour autant assurer l'ordre social. La dictature assoit son pouvoir dans le chaos et l'état d'exception.
Le creuset de la radicalisation de la révolution bolivarienne réside dans la création d'un « État communal ». Tout a été conçu pour créer des institutions parallèles aux organisations démocratiques, mettant fortement en danger l'État de droit. La justice est totalement au service du pouvoir exécutif, et la séparation des pouvoirs annihilée par l'élection de l'Assemblée nationale constituante de 2017. Les forces armées institutionnelles ne parviennent pas à contrôler ces groupes, par ailleurs impliqués dans le narcotrafic et la lutte pour le pouvoir en prison.
Je poursuivrai en évoquant la situation de la compagnie nationale pétrolière, qui était en cessation de paiements dès novembre 2017. Je ne pense pas que l'effondrement actuel de l'économie soit la conséquence directe de la chute du prix du baril de pétrole, qui s'était envolé à l'époque d'Hugo Chavez, car le pays a su gérer de telles difficultés.
Au moment de l'arrivée au pouvoir d'Hugo Chavez en 1999, le Venezuela produisait 3,5 millions de barils par jour. Aujourd'hui, la production s'élève à 1 million de barils, voire à 900 000 ou 800 000 du fait de la commercialisation illégale par les militaires. La chute a porté sur 120 000 barils par jour en 2016, et il est toujours aussi difficile de comprendre pourquoi les Vénézuéliens ont détruit leur propre manne financière. Au-delà d'une simple corruption, on constate un véritable détournement de 450 milliards de dollars, placés ensuite dans des fonds financiers à l'étranger. Cela explique l'acharnement de certains à rester au pouvoir, car les risques encourus à l'échelon international pour de tels faits sont très élevés.
L'effondrement actuel de l'économie non pétrolière du Venezuela est dû aux expropriations et à l'étatisation de la production de pétrole, l'État devenant une énorme entreprise importatrice, pour les biens et services, et exportatrice, pour le pétrole. Entre-temps, un système de contrôle des changes a été mis en place, permettant de bénéficier de devises à un taux préférentiel. L'écart entre ce taux et ceux du marché noir interne a surpris les marchés internationaux, laissant une possibilité d'enrichissement effrayante au profit de tous les gestionnaires de devises.
Ces phénomènes dépassent largement une simple distorsion de l'économie rentière, puisqu'ils ont abouti à une hyperinflation, à l'inondation des marchés par les réserves de la Banque centrale, à l'anéantissement des moyens de paiements, à la confiscation de l'épargne et à la pénurie d'argent liquide, comme en temps de guerre.
Je reviendrai brièvement sur le système politique actuel.
En 2015, l'opposition a remporté la majorité des sièges à l'Assemblée nationale. Celle-ci est composée d'une coalition contrainte de rester unie contre le gouvernement de Nicolas Maduro, qui a déployé toute une série de mécanismes juridiques pour l'invalider. Dépourvue de ses compétences législatives, cette assemblée est devenue une coquille vide. En outre, une soixantaine de députés affiliés au Gouvernement ont été déchus de leur poste. N'oublions pas qu'il existe plus de 300 prisonniers politiques au Venezuela.
C'est dans ce contexte qu'est apparu Juan Guaido, figure du parti Voluntad Popular, l'un des deux principaux partis d'opposition avec Primero Justicia, dont le leader, Leopoldo Lopez, est assigné à résidence. Quant à Freddy Guevara, il a trouvé asile à l'ambassade du Chili à Caracas depuis 2017. Juan Guaido a donc assumé la présidence de l'Assemblée nationale, mais le pouvoir législatif est désormais dévolu à l'Assemblée nationale constituante.
Que va-t-il se passer avec la politisation des forces armées ? À mes yeux, il faut commencer par démilitariser l'ensemble du régime politique vénézuélien.