Commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées

Réunion du 6 mars 2019 à 9h30

Résumé de la réunion

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La réunion

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Debut de section - PermalienPhoto de Christian Cambon

Nous accueillons aujourd'hui M. Bernard Bajolet, Ambassadeur de France, ancien coordonnateur national du renseignement et ancien Directeur de la DGSE, auteur d'un ouvrage récent sur le Moyen-Orient Le soleil ne se lève plus à l'est, dont le sous-titre pique la curiosité : « Mémoires d'Orient d'un ambassadeur peu diplomate ».

Cette audition prolonge celle du ministre de l'Europe et des affaires étrangères il y a un mois, également sur la situation au Moyen-Orient, ainsi que celle du chercheur Pierre Razoux il y a 15 jours. Par ailleurs, nous entendrons de nouveau le ministre cet après-midi, sur la question des minorités au Moyen-Orient, sujet sur lequel le Sénat est pleinement mobilisé, comme nous avons pu le voir récemment avec l'adoption de la résolution du Sénat sur la justice transitionnelle en Irak.

Je rappelle aussi que notre commission a choisi de consacrer cette année une de ses missions d'information à cette région très sensible, plus précisément centrée sur la Jordanie.

Monsieur l'Ambassadeur, à la lecture de vos mémoires, de très nombreuses questions viennent à l'esprit. Je rappelle que vous avez été notamment ambassadeur en Jordanie, en Bosnie, en Irak, en Algérie, et en Afghanistan.

Pour ma part, j'aurai trois questions liminaires à vous poser. La première est assez générale, elle porte sur la notion que l'on entend parfois dans le débat français de « politique arabe de la France ». Quand on regarde la situation actuelle, la somme des crises et des menaces dans cette région, et la difficulté que la France a à peser dans ces dossiers, je serais tenté de vous demander si vous pensez qu'il y a, aujourd'hui, une « politique arabe de la France », et si oui, quelle est-elle ? Rétrospectivement, ne sommes-nous pas allés, finalement, d'hésitations en hésitations, suivant le cours des événements dramatiques de la région, plutôt qu'en les anticipant ou modifiant ?

Ma deuxième question porte sur notre partenaire américain, que vous connaissez particulièrement bien, et son effacement stratégique aux multiples conséquences : quel est, selon vous, l'agenda américain dans le Moyen-Orient à moyen-long terme ?

Enfin, vous avez dans votre livre une formule frappante sur les chrétiens d'Orient : « Lors des conflits qui ont dévasté l'Orient au cours des dernières décennies, les chrétiens ont parfois été perçus dans l'imaginaire des populations musulmanes comme les alliés de l'Occident, et y remplacèrent les juifs, quasiment disparus, dans le rôle d'ennemis intérieur ». Finalement, ne sommes-nous pas les témoins d'une transformation, sans précédent dans l'histoire, de cette région ? Ce Moyen-Orient qui a toujours été un carrefour de rencontre et de mélange des peuples, n'est-il pas soumis, depuis le milieu du XXème siècle, à un processus continu d'épuration ethnique et religieuse à grande échelle, qui finalement lui fait tourner le dos à son histoire, pour en écrire une nouvelle, radicalisée et appauvrie ?

Monsieur l'Ambassadeur, je vous donne la parole pour une dizaine de minutes, puis mes collègues vous poseront des questions. Je rappelle que cette audition est filmée et retransmise sur le site internet du Sénat.

Debut de section - Permalien
Bernard Bajolet

Le sujet est tellement vaste que si je balaie ce qui dépasse strictement le Moyen-Orient mais que l'on appelle l'« arc de crise », je crois que mon intervention liminaire durerait toute la matinée. Vous vous rappelez que cette notion d'« arc de crise » remonte au Livre blanc de 2008. Cet excellent document a marqué un tournant dans notre stratégie et mis en avant la fonction « connaissance et anticipation », c'est-à-dire la fonction de renseignement, ainsi que sa relation, en particulier avec cet « arc de crise » qui court de l'Afghanistan au Maroc et inclut aussi au sud le Sahel, qui est une zone particulièrement sensible pour la France. Au sein de l' «arc de crise», on peut se concentrer en effet sur la zone Proche et Moyen-Orientale.

La « politique arabe de la France » est une expression qui est née au moment de la « Guerre des Six jours » de 1967. Elle fut vite abandonnée par le Quai d'Orsay car dans cette région, il y a des pays comme Israël et l'Iran qui ne sont pas arabes. Toute cette région méditerranéenne, et au-delà de la Méditerranée, représente une zone d'intérêt majeur pour la France - c'est notre étranger proche - et il est important d'avoir, sinon une politique arabe, une politique à l'égard de cette région.

À la suite du conflit de Syrie, quand on regarde la situation sur place, on constate que la Syrie et le Liban étaient un des axes d'intérêt majeur de la France, des pays sur lesquels la France a exercé des responsabilités historiques.

Lorsque j'étais à Damas, j'avais le sentiment que nous étions davantage focalisés sur le Liban et pas suffisamment sur la Syrie. Hafez Al-Assad nous le reprochait souvent. Sous Claude Cheysson, nous avions ouvert un magnifique centre culturel à Damas qui s'est trouvé trop petit, nous avions un lycée français, il y avait la mission laïque, dans lequel ont été formés les fils du président actuel. Nous avions un bureau de liaison à Alep que nous avions baptisé « consulat général » dans un palais ancien, le palais de Venise. Notre influence s'est ainsi de nouveau développée à Alep. On avait une école française à Alep. Tout cela paraît en grande partie perdu dans le conflit récent.

La question se pose de savoir si la France aurait pu avoir une politique différente de celle qu'elle a pratiquée. Nous pourrons en reparler. Notre marge de manoeuvre n'était pas immense face à Bachar el-Assad. D'ailleurs quatre présidents s'y sont « cassé les dents », si je puis dire : Jacques Chirac, Nicolas Sarkozy, François Hollande qui n'a pas essayé car les circonstances ne s'y prêtaient pas, et Emmanuel Macron lui-même en est revenu quasiment à la case départ. Mais on a quelques atouts en Syrie, en dépit des apparences, dont je pourrais parler plus tard.

L'Irak est un pays où la France paraissait complètement marginalisée, après le discours de Dominique de Villepin en février 2003 refusant l'intervention. Au départ, nous étions des parias. Les Américains expliquaient aux Irakiens qui y croyaient notre opposition en raison des intérêts notamment économiques qui la liait au régime de Saddam Hussein, ce qui était complètement faux. Les Irakiens tous partis confondus se sont rendu compte que c'était pour d'autres raisons que la France s'opposait à l'intervention. Aujourd'hui on est loin de cela.

Nous avons un jeu important à jouer dans ce pays sous l'influence, de fait, des États-Unis et de l'Iran, qui ne s'entendent guère entre eux, la France peut jouer le rôle de troisième larron ; d'autant plus qu'elle parle à tout le monde, ce qui a toujours été le cas, sauf les terroristes naturellement.

Le Premier ministre Adel Abdel Mehdi est francophone et francophile. Il a beaucoup d'expérience mais aussi beaucoup de difficultés.

Le Premier ministre n'a pas pu constituer complétement son gouvernement. Il y a au Parlement deux blocs rivaux et équivalents qui n'ont pas la même sensibilité mêmes s'ils sont dominés par des chiites.

Donc, il y a un rôle pour la France même si elle n'a pas réussi son rétablissement dans le domaine pétrolier.

L'Irak n'a pas résolu son problème de fond qui est la marginalisation des sunnites ce qui fournit le terreau au terrorisme. Celui-ci a perdu ses bases territoriales mais les problèmes qui l'alimentaient demeurent. Le terrorisme restera dès lors toujours une menace. C'est un problème non résolu.

La France a pu renforcer ses relations avec l'Iran à la suite de l'accord sur le nucléaire du 14 juillet 2015. Cet accord est aujourd'hui remis en cause par l'administration américaine qui paraît vouloir jouer la politique du pire en favorisant finalement - c'est l'effet sinon les objectifs - les radicaux par rapport aux modérés. L'Iran a des difficultés puisqu'officiellement la production pétrolière a diminué de plusieurs centaines de milliers de barils/jour, ce qui met le gouvernement en difficulté.

Les Etats-Unis reprochent à l'Iran le développement de son influence régionale mais ce sont les premiers à l'avoir promue. Les États-Unis ont mis au pouvoir en Irak des chiites pro-iraniens, et la dérobade d'Obama en août 2013 leur a ouvert la voie en Syrie ainsi qu'aux Russes. Ils trouvent maintenant que l'Iran a trop d'influence. Ceci est un peu paradoxal.

S'agissant du processus de paix israélo-palestinien, vous vous interrogiez sur la voix de la France. Je trouve que cette voix est bien faible et que l'on ne l'entend pas beaucoup sur ce problème majeur.

Les faits qui se sont inscrits sur le terrain notamment les implantations juives dans des territoires palestiniens font que maintenant la solution à deux États est extrêmement difficile.

Il est toujours dangereux, même si les Palestiniens paraissent résignés, de parier sur la résignation des peuples. Malgré tout, je reste très admiratif de la confiance que certains interlocuteurs, certains intellectuels israéliens comme palestiniens paraissent encore avoir. Je lisais des propos tenus récemment par un ancien responsable du service intérieur, M. Ami Ayalon, qui, lui, continue à croire à une solution à deux États et qui préconise un gel des implantations hors croissance naturelle à Jérusalem-Est et dans les gros blocs de colonies... Il y a des personnes qui continuent à croire à une solution à deux États. Ces personnes y croiront d'autant plus qu'ils seront soutenus par d'autres pays dont la France. Mais je reconnais qu'on n'entend guère notre voix sur ces sujets-là. Or si la France dispose d'un réseau diplomatique très étoffé, c'est aussi la voix du droit et de la justice et quand elle dit le droit et la justice, la France a des chances d'être entendue.

Debut de section - Permalien
Bernard Bajolet

Je ne le crois pas. Je n'exprime là que mon avis personnel, mais on ne peut fermer les yeux sur la réalité du régime d'el-Assad. La France, comme d'autres grands pays démocratiques, ne répugne pas à traiter avec des dictateurs, elle l'a déjà fait, si c'est dans son intérêt. Mais il s'agit là d'un régime qui est accusé de crimes de guerre, de crimes contre l'humanité avérés. Une procédure est engagée en France. La realpolitik a ses limites, il y a une balance à opérer entre nos valeurs et nos intérêts. Dans ce cas, je pense qu'elle penche en faveur de nos valeurs. Il s'agit d'un régime qui a tout de même trahi trois présidents français !

Les services secrets, eux, peuvent traiter avec tous types de régimes, si cela reste secret. Il faut tout de même avoir des canaux de communication. Cela n'a pas été possible en Syrie : nous avons eu, fin 2013, des contacts, mais des agents des services extérieurs et intérieurs français, censés participer à une réunion au Liban, s'étaient retrouvés en quelque sorte « piégés » dans le bureau du chef de la sécurité intérieure de Bachar el-Assad, qui conditionnait la coopération avec les services syriens à la réouverture de l'ambassade. Ce contact avait ensuite été rendu public par Bachar ! On ne pouvait donc pas maintenir des relations dans ces conditions-là.

La coopération avec les services de renseignement syriens n'a d'ailleurs, de mon expérience, jamais rien donné, car ce qui les intéresse, c'est de suivre leur opposition intérieure et non la lutte anti-terroriste. Au contraire, puisqu'en mars et juin 2011, Bachar el-Assad a fait libérer des centaines de djihadistes dont certains sont devenus des cadres d'Al-Qaïda et de Daesh. J'ajouterai que nos partenaires européens qui ont gardé des liens avec le régime, notamment par le biais des services de renseignement syriens, n'ont pas de résultats en matière de coopération dans la lutte anti-terroriste.

Que faut-il faire alors ? La France a des atouts. Nous avons soutenu un certain nombre de groupes d'opposition. En particulier les Kurdes, pas pour des raisons idéologiques mais parce qu'il s'agit des partenaires les plus fiables dans la lutte contre Daesh que nous n'aurions pas pu vaincre sans eux. Les Russes et les Iraniens, contrairement à ce qu'ils prétendaient, ne s'intéressaient pas du tout à la lutte anti-terroriste. Leur but était de soutenir le régime, et ils se sont attaqués aux groupes modérés les plus dangereux pour le régime. C'est grâce aux Kurdes, aux Forces démocratiques syriennes aussi, que Daesh a été chassé du nord de la Syrie. Nous les avons beaucoup aidés, la France était à Kobané bien avant les Américains.

Ce n'est que mon avis personnel, mais j'aurais été très heureux si les Kurdes avaient pu contrôler la frontière syro-turque en Syrie et faire la jonction entre la Rovaja et Afrin. Il n'y a à ma connaissance jamais eu d'infiltration djihadiste dans les zones contrôlées par les Kurdes. La contrepartie, c'était évidemment l'interdiction absolue pour les Kurdes d'attaquer la Turquie, qui est un allié. Cela n'a pas été possible parce que la Turquie n'était évidemment pas d'accord et que les Américains ont finalement soutenu la prise d'el-Bab par la Turquie en février 2017. Les Russes ont ensuite lâché les Kurdes à Afrin, pour prix de leur rapprochement avec la Turquie et du processus d'Astana. La jonction n'a donc pas pu se faire.

Il y a des questions presque existentielles qui se posent ici pour notre politique étrangère. Allons-nous, après le retrait américain, continuer à protéger les Kurdes ? Allons-nous les abandonner ? En avons-nous les moyens militaires, diplomatiques, et comment justifier l'effort de défense sinon ? Au fond, la question c'est de savoir si la France est une grande puissance ou non. Nous avons aussi comme atout d'avoir appuyé les groupes d'opposition modérée - mais avec lesquels le régime n'a pas intérêt à négocier aujourd'hui.

Autre atout pour la France en Syrie, c'est l'Europe. Il faudra reconstruire la Syrie, et ni la Russie ni l'Iran ne pourront le faire seuls. Il y aura besoin de l'Europe, il faudra une politique européenne cohérente, qui n'existe peut-être pas encore. La France, l'Allemagne, d'autres, auront leur mot à dire. Ceci ne devrait pas être inconditionnel.

Le retrait américain n'est pas nouveau. La politique de Trump s'inscrit dans la continuité de celle d'Obama. C'est Obama qui a décidé le retrait des troupes américaines d'Afghanistan. L'ensemble des troupes de la coalition est passé de 140 000 à 14 000. On ne peut réussir à faire avec 14 000 soldats ce que l'on n'a pas réussi à faire avec 140 000. Les Américains sont aujourd'hui engagés dans des négociations assez étranges avec les talibans, menées par Khalilzad, ancien ambassadeur américain en Afghanistan. J'ai des interrogations. Le gouvernement afghan est laissé de côté, marginalisé dans ces négociations, alors que nous l'avions inclus lors des réunions de Chantilly.

Le retrait américain avait commencé sous Obama, tout comme le retrait d'Irak. En Irak, l'administration Obama souhaitait maintenir des hommes mais n'a pas pu à cause d'un désaccord sur la question des immunités des soldats américains. Ils sont revenus en 2015 pour combattre Daesh, et évoquent de nouveau un retrait. Tout cela ne doit pas nous surprendre. Trump n'a pas de parole d'une heure à l'autre, ce qui est préoccupant, mais à plus long terme il est prévisible : il fait ce qu'il a dit dans sa campagne. Il y a une logique.

Mais au niveau français, et européen, nous avions vivement critiqué la politique étrangère américaine, appelé à la multipolarité au temps de Jacques Chirac. Aujourd'hui, nous ne sommes pas contents parce que les Américains se retirent. Il faut savoir ce que l'on veut. Doit-on s'inquiéter du retrait américain alors que les interventions américaines n'ont pas toujours produits les résultats escomptés : Afghanistan, Irak ? Dans quelle mesure la France, l'Europe, sont-elles prêtes à assumer pleinement leurs responsabilités ?

L'accord nucléaire iranien n'est pas parfait car il dispose que, dix ans après son entrée en vigueur, les Iraniens ne seront plus tenus de limiter leur programme d'enrichissement d'uranium. Par ailleurs, cet accord ne comprend pas de volets balistique et militaire, alors même que le programme nucléaire iranien ne répondait à aucune politique industrielle civile, ce qui inquiétait légitimement Israël. Toutefois, la « politique du pire » n'est pas la solution !

Dans le monde arabo-musulman, on assiste à une sorte d'épuration ethnique qui a d'abord visé les juifs - sous la pression du conflit israélo-palestinien et de la politique migratoire israélienne -, puis les chrétiens d'Orient et d'Afrique du Nord. Seuls le Liban et l'Égypte ont conservé d'importantes minorités chrétiennes, mais elles sont la cible d'attentats. Le Proche et le Moyen-Orient ainsi que l'Afrique du Nord ont ainsi perdu une part conséquente de leur « biodiversité ethnique », sans qu'il existe de moyen d'enrayer cette hémorragie. Dans ces régions, l'Islam ne dialogue donc plus qu'avec lui-même...

Debut de section - PermalienPhoto de Olivier Cigolotti

Monsieur l'ambassadeur, vous avez parfaitement décrit les nombreuses turbulences qui traversent le Moyen-Orient, sans toutefois parler de la Jordanie. Ce pays apparait comme un pôle de stabilité dans la région alors que les difficultés qu'il affronte sont nombreuses : son niveau d'endettement est important - près de 100 % du PIB -, ses ressources naturelles sont difficilement mobilisables, le pays a été frappé de plein fouet par les crises syrienne et irakienne, et il accueille de nombreux réfugiés syriens, irakiens, palestiniens, soudanais, etc. Pensez-vous que la Jordanie puisse être, à tout moment, déstabilisée pour des raisons politiques, sociales voire économiques ? Quel rôle d'influence peut jouer la France auprès de ce pays ?

Debut de section - PermalienPhoto de René Danesi

Les engagements russe et américain dans la région sont connus de tous. En revanche, on connait moins celui de la Chine qui y réalise d'étonnants investissements. Par exemple, il y a quatre ans, le groupe Shanghai International Port a remporté l'appel d'offres organisé pour désigner l'opérateur du nouveau quai du port de Haïfa en Israël ; or, ce port sert régulièrement d'escale à des navires de guerre américains... Par ailleurs, selon l'Institut international de recherche sur la paix de Stockholm, cinq radars JY-27A capables de détecter des cibles aériennes furtives ont été livrés à Damas en 2015 ; il s'agit de radars conçus et fabriqués par The China Electronics Technology Group Corporation. L'un d'eux a été détruit le 20 janvier dernier par un avion furtif israélien F-351 « Adir », de construction américaine - on peut d'ailleurs se demander s'il s'agit d'un message indirect des États-Unis à l'adresse de la Chine. Que pensez-vous de cette montée en puissance de la Chine, y compris dans le domaine militaire ? Je rappelle à cet égard la présence chinoise à Djibouti...

Debut de section - PermalienPhoto de Ladislas Poniatowski

Je participe actuellement, avec trois de mes collègues, à un groupe de travail de notre commission consacré à la situation en Turquie, où nous nous rendrons après les élections municipales du pays. Dans votre exposé liminaire, vous n'avez pas évoqué l'après Afrin. Nous savons que les troupes turques sont concentrées à la frontière syrienne, mais Erdogan ne veut pas les déployer, au risque d'essuyer un échec. Nous savons également que la Turquie arme des groupes rebelles syriens. Où en est la situation à ce jour ? C'est en effet un sujet de politique intérieure très grave : trois millions et demi de réfugiés, majoritairement syriens, se trouvent actuellement en Turquie. Tous ne retourneront pas en Syrie et émigreront probablement en Europe.

Debut de section - PermalienPhoto de Michel Boutant

Je suis très heureux de retrouver Bernard Bajolet. Les fonctions qu'il a occupées rendent son expertise précieuse pour notre commission. Nous pouvons difficilement mettre en doute sa parole à l'heure où nous sommes confrontés à tant de fausses informations. Vous avez évoqué l'action des Kurdes : quel avenir pour eux dans leurs différentes composantes ? Quelle pourrait être la conséquence du retrait américain de Syrie ? Quel avenir également pour les Forces démocratiques syriennes qui combattent à leurs côtés à Baghouz, dernier bastion de l'État islamique ? Enfin, que va devenir cet État islamique et quelles en seront les conséquences pour l'Occident en général, et la France en particulier ?

Debut de section - PermalienPhoto de Gilbert-Luc Devinaz

Le président de la République a récemment accueilli son homologue irakien. La France a fait de l'Irak l'un de ses partenaires privilégiés dans la lutte contre le djihadisme. Le régime irakien est-il fiable pour lutter contre le terrorisme, et jusqu'à quel point ? La chute territoriale de Daech tend à occulter l'augmentation des attentats, notamment en Irak. Est-ce le signe d'une nouvelle stratégie de l'organisation ? Enfin, quel est votre point de vue sur la stratégie de la coalition qui soutient, à travers des bombardements aériens, les troupes au sol conduites par les forces locales ?

Debut de section - PermalienPhoto de Bernard Cazeau

Comment expliquez-vous la situation actuelle en Algérie ? L'attitude de ses dirigeants peut-elle conduire à un conflit grave, voire à une situation similaire à celle de la Tunisie ou de l'Égypte ?

Debut de section - PermalienPhoto de Marie-Françoise Perol-Dumont

Monsieur l'ambassadeur, votre analyse était particulièrement intéressante, tant sur le régime syrien que sur la nécessaire recherche d'équilibre entre nos valeurs et nos intérêts économiques. Selon vous, il ne faut pas compter sur la Syrie en matière de lutte contre le terrorisme. L'État islamique voit ses bastions tomber les uns après les autres, ce qui semble l'affaiblir. Pensez-vous néanmoins que son influence va diminuer dans la région, tout comme le radicalisme islamique et le risque d'attaque terroriste dans notre pays ? Faut-il anticiper le déploiement d'une stratégie insurrectionnelle dans les zones libérées ?

Debut de section - PermalienPhoto de Jacques Le Nay

Dans votre livre, vous affirmez que la France est écoutée lorsqu'elle parle du droit. Dès lors, vous avez longuement évoqué le dessous des négociations de paix entre Palestiniens et Israéliens. Malgré des années de blocage dues, selon vous, à l'accroissement des colonies israéliennes dans les territoires palestiniens, la France et l'Union européenne peuvent-elles peser dans le processus de résolution de ce conflit qui parait de plus en plus insoluble, eu égard au soutien de Donald Trump à la politique israélienne ?

Debut de section - PermalienPhoto de Sylvie Goy-Chavent

Je partage votre avis suivant lequel le problème de fond du terrorisme n'est pas résolu. Certains médias nous rabâchent pourtant que Daech est défait ; il s'agit, peut-être, d'une défaite territoriale - j'émets tout de même quelques doutes sur ce point -, mais certainement pas idéologique ! Qu'en pensez-vous ?

En outre, on nous explique qu'il conviendrait d'extrader vers la France ces djihadistes, hommes et femmes, emprisonnés sur zone. D'après vous, y a-t-il un lien entre les reportages sur la fin de Daech et cette invitation à rapatrier les djihadistes ?

Debut de section - PermalienPhoto de Jean-Pierre Vial

Monsieur l'ambassadeur, votre exposé liminaire était principalement consacré au volet politique, sans aborder vos précédentes fonctions à la tête de la DGSE. Cela me conduit à vous interroger sur les djihadistes. Vous regrettez que les Kurdes n'aient pas occupé la partie Nord de la Syrie, c'est-à-dire le Rojava. Lors de la bataille de Kobané, nous avions reçu le président de la Grande Assemblée nationale de Turquie qui s'étonnait de l'implication de la France dans cette bataille pour une ville morte, alors que la Turquie était préoccupée par Daech. Aujourd'hui, cette organisation est détruite, à tout le moins sur le plan militaire. En revanche, on ne parle plus d'Al-Qaïda. Vous en avez parlé de manière incidente lorsque vous évoquiez les tractations entre les Américains et les Talibans - cela ne manque d'ailleurs pas d'étrangeté puisque les États-Unis sont allés en Afghanistan pour combattre Al-Qaïda, et qu'ils discutent aujourd'hui avec les Talibans auxquels Al-Qaïda a fait allégeance.

Nous sommes discrets sur Idlib, également situé au Nord de la Syrie, où il y aurait entre 30 000 et 50 000 djihadistes relevant de Hayat Tahrir al-Cham, c'est-à-dire du Front al-Nosra et d'Al-Qaïda. Actuellement, le principal problème de cette région syrienne est la présence des rebelles djihadistes, plus que celle des Turcs. Qu'en pensez-vous ?

Debut de section - PermalienPhoto de Christine Prunaud

Merci pour votre exposé à la fois vaste et précis. Ma question portera sur Israël et la Palestine où nous avons effectué plusieurs missions. Vous dites que la voix de la France a été bien faible dans ce conflit et je suis satisfaite de vous l'entendre dire, car nous sommes plusieurs ici à avoir dénoncé l'attitude de la France dans ce conflit. Lors de notre mission en Palestine, nous avons rencontré Mustafa Barghouti qui représente un mouvement citoyen important et qui fait le même constat que vous. L'espoir d'une solution à deux Etats s'éloigne. Les mouvements palestiniens citoyens rencontrés m'ont parlé d'un seul Etat, mais d'un Etat laïc avec la défense de leurs droits civique. Il me semblait qu'il y avait cet espoir-là dans une partie de la jeunesse palestinienne. Je voudrais savoir si, selon vous, ces mouvements ont une influence et si cette solution d'un Etat, compte tenu du morcellement du territoire palestinien, est désormais l'unique solution.

Debut de section - PermalienPhoto de Gisèle Jourda

Vous avez mieux posé la question sur les Kurdes que je n'aurais pu le faire moi-même, aussi je vais rebondir sur une question plus générale. Comme vous le dites très bien dans votre livre que je cite : « Nos politiques dans le monde souffrent d'une approche excessivement à court terme. On manque de vision et de souffle, de continuité dans l'effort. La politique de nos gouvernements est de plus en plus dictée par l'actualité, les émotions de l'opinion publique et on s'en tient à un traitement symptomatique des crises. La Libye, l'Afghanistan en sont de parfaits exemples ». Lorsque l'on voit comment on n'a pas su régler la gestion des « après », je souhaiterais savoir comment vous voyez la suite des actions entreprises à un certain moment en Libye, en Syrie. Que faire aujourd'hui ? Vous avez évoqué l'Union européenne où l'élargissement a, à mon sens, été trop rapide. En l'absence d'Europe politique et dans le contexte du Brexit, comment peut-on apporter des réponses aux questions de fond s'agissant de la reconstruction et avec quelles forces peut-on agir ?

Debut de section - PermalienPhoto de Hélène Conway-Mouret

J'ai récemment vu le film Vice qui montre l'influence de Dick Cheney sur le Président Bush et j'ai été frappée par ce qu'il dit à celui-ci « Il est bon que vous ayez votre guerre. C'est bon dans le mandat d'un président ». Au vu des conseillers qui entourent le Président Trump et notamment du retour de John Bolton, qui jouait davantage un rôle de second rang au moment de la guerre d'Irak, avons-nous des raisons de nous inquiéter, voire de craindre le pire, compte tenu de l'attitude de plus en plus dure des Etats-Unis à l'égard de l'Iran, sachant que l'Iran n'est pas l'Irak ?

Debut de section - PermalienPhoto de Yannick Vaugrenard

Merci pour la pertinence de vos propos qui, compte tenu de votre parcours, ne devraient pas seulement être entendus mais écoutés. Je voudrais revenir sur les propos que vous avez tenus sur le régime syrien et sur la Realpolitik qui a ses limites. Je me souviens qu'une délégation parlementaire avait jugé utile, avec force communications, de rendre visite à Bachar El-Assad. Quel que soit le gouvernement en place, je considère qu'il ne peut y avoir de diplomatie parallèle car celle-ci affaiblit la position de la France, et ce d'autant plus ici que, comme vous nous l'avez confirmé, Bachar El-Assad était poursuivi pour crimes contre l'humanité. Ceci devrait conduire les parlementaires à réfléchir au rôle réel qui est le leur. Sur la question d'Israël, aujourd'hui, Benjamin Netanyahu est en difficulté et fait l'objet de poursuites judiciaires lourdes. Pensez-vous qu'il puisse y avoir un changement de régime ? Quelles en seraient les conséquences dans les relations entre Israël et la Palestine ? Vous avez évoqué le retrait américain de l'Afghanistan, de la Syrie. Pensez-vous qu'à terme, il pourrait y avoir un retrait de la Corée du Sud ?

Debut de section - Permalien
Bernard Bajolet

Sur la Jordanie, je partage tout à fait les préoccupations que l'on peut avoir sur ce pays clé au Proche et au Moyen-Orient. C'est un pays qui n'aurait pas dû exister et dont la création est un peu le fruit du hasard. Dans les années 1990, un prince jordanien, neveu du roi Hussein, coordinateur du renseignement me disait : « il y a cinquante ans, aucun des pays du Proche et du Moyen-Orient n'existait dans sa configuration actuelle et qui peut dire ce qu'il en sera encore dans cinquante ans, y compris s'agissant de la Jordanie. Ne trouvez-vous pas que ce que nous avons fait, nous les Hachémites, est extraordinaire ? » C'est vrai, car il s'agit d'un petit pays qui ne devait pas exister et qui a réussi à mettre en place un régime, certes non parlementaire, mais où il y a un parlement avec des élections « honnêtes », même si c'est le roi qui décide. À ma connaissance, il n'y a pas de prisonnier politique. Le roi Hussein pratiquait une politique qui, au lieu d'envoyer les gens en prison ou de les torturer, consistait à se venger d'eux en leur pardonnant. C'est ce qu'il avait fait avec le chef d'Etat major des armées qui avait comploté contre lui et auquel il avait pardonné en le nommant ambassadeur à Londres, puis à Paris, ce qui avait fait perdre à ce dernier toute crédibilité politique, une sorte d'assassinat politique en quelque sorte. Abdallah n'agit pas différemment de son père. La Jordanie est un petit pays qui a joué un rôle clé dans les équilibres et qui a atténué les chocs. Il a des voisins turbulents - Israël, l'Iran, l'Irak, la Syrie et l'Arabie Saoudite - qui le méprisent. Il accueille aussi beaucoup de réfugiés. La Jordanie a toujours été un pays fragile du fait du contexte extérieur mais aussi de ces difficultés intérieures : il n'a pas de de ressources si ce n'est le tourisme, les banques - pendant la guerre civile libanaise, la Jordanie a récupéré une partie des activités bancaires de la région -. C'est un pays qui est encore plus fragile en raison de l'impasse du processus de paix. Quand j'étais aux affaires, je disais aux Israéliens qu'ils étaient en train de tuer la Jordanie - il y a une majorité de Palestiniens en Jordanie - et cela fragilise énormément le roi. La France a tout à fait sa place en Jordanie. Le roi Hussein était très soucieux de maintenir une relation forte avec la France et il était d'ailleurs reçu tous les six mois à Paris, par le Président Mitterrand, puis par le Président Chirac. Abdallah fait la même chose alors qu'il est plutôt de culture anglo-saxonne. Toutefois il aime beaucoup la France et il venait souvent pour le 14 juillet à la Résidence de France quand j'y étais et je le connaissais très bien. Il est donc plus proche de la France qu'il ne semble. Je pense donc que la France doit être un allié indéfectible de la Jordanie.

S'agissant d'Israël et de la Palestine, même si l'espace pour un accord se restreint, il me paraît important qu'il reste un espoir car le désespoir peut conduire à l'extrémisme et au pire. C'est là où la France et l'Europe ont un rôle à jouer, surtout depuis que l'administration américaine a, encore plus que par le passé, marqué une totale partialité dans ce conflit en décidant le transfert de son ambassade à Jérusalem, suivi d'ailleurs par le Président Bolsonaro. C'est déplorable et l'Union européenne doit maintenir une position ferme. À l'égard de cette situation de blocage, Benjamin Netanyahu, qui a été treize ans au pouvoir en tout, porte une grande responsabilité mais il n'est pas le seul. Il y a eu d'autres gouvernements, y compris travaillistes, qui n'ont pas réussi à renverser cette orientation. Il serait aventureux de parier sur les évolutions de la politique intérieure israélienne mais c'est un sujet important et le Parlement français à un rôle très important à jouer vis-à-vis de la Knesset.

Vous avez aussi évoqué la Chine, qui aspire au statut de grande puissance et s'affirme de plus en plus sur la scène internationale. Sa politique étrangère assurée, voire agressive en Mer de Chine, inquiète les pays voisins, mais aussi la France, qui est attachée à la liberté de navigation et à la préservation de ses intérêts en Asie et dans l'Océan indien. Ces sujets doivent être évoqués avec la Chine.

Par ailleurs, l'implantation de la Chine à Djibouti, ses ambitions en Afrique sans prise en compte des contraintes que nous nous imposons en matière de lutte contre la corruption, de bonne gouvernance, de respect des règles de l'OCDE, c'est-à-dire des principes destinés à éviter l'accaparement des richesses par certains au détriment du peuple, constituent un problème pour un pays qui aspire à jouer un rôle de premier plan dans le monde.

La seule réponse ne peut être qu'européenne, ce que soit en termes de pratiques commerciales ou de défense.

La Turquie subit une charge importante en termes d'accueil des réfugiés. Je ne peux me prononcer sur ses intentions à plus long terme. L'armée turque présente dans le nord de la Syrie (où la Turquie voudrait créer une zone tampon) est très affaiblie depuis les purges qui ont suivi la tentative de coup d'Etat au point qu'on peut s'interroger sur ses capacités opérationnelles. Par ailleurs, la Turquie reste un partenaire difficile, notamment en matière de renseignement, se montrant très attachée à sa souveraineté, alors que les djihadistes présents sur son territoire représentent un enjeu pour notre sécurité. S'agissant des Kurdes, il ne s'agit pas de prendre position, la France n'ayant jamais souhaité le démembrement ni de l'Irak, ni de la Syrie. Mais il pourrait être envisagé pour les Kurdes de Syrie un statut semblable à celui dont bénéficient les Kurdes d'Irak, qui leur confère une grande autonomie tout en préservant l'intégrité territoriale du pays.

En ce qui concerne l'Algérie, quand j'ai eu l'audace de m'exprimer il y a six mois sur la santé du chef de l'Etat, mes propos ont été accueillis par des bordées d'injures de la part de certains dirigeants algériens, ce qui trahissait, à mon sens, un manque d'arguments et une absence de réflexion. Les manifestations actuelles témoignent d'une grande maturité. De part et d'autre, on constate une grande retenue, qu'il faut saluer et souhaiter qu'elle perdure là aussi de part et d'autre. La question est : quel peut être le débouché politique des évènements actuels, alors que les institutions politiques ont été vidées d'une partie de leur contenu ces dernières années ? Plusieurs scénarios ont été évoqués : le scénario syrien, le scénario égyptien, le scénario libyen, le scénario tunisien. Je pense qu'aucun ne prévaudra, compte tenu de la spécificité de l'Algérie, dont la population a été profondément marquée par les années de la « décennie noire » qui ont profondément traumatisé la population. Je m'en tiendrai là compte tenu de la sensibilité du sujet et de l'attention portée en Algérie à tout ce qui se dit en France. Je salue, à cet égard, la très grande réserve dont font preuve les dirigeants français, notamment le président de la Haute Assemblée. C'est sage. Faisons confiance au peuple algérien.

Daech a perdu son territoire mais n'a pas été détruit. La question d'Idlib demeure, dont on peut douter qu'elle soit résolue sans que le sang coule. L'organisation terroriste se réorganise dans la clandestinité en Syrie, en Irak, en Afghanistan (où elle est en concurrence avec Al Qaïda et les Talibans). Avec la perte de son territoire, sa capacité de projection et son attractivité ont été affaiblies, mais il faut rester vigilant car Daech est capable de se reconstruire sur un mode différent, proche de celui d'Al Qaïda. Et il garde une capacité de projection, même si le terrorisme dit « d'inspiration » est désormais la menace la plus directe pour notre pays. En outre, les problèmes de fond, qui ont été le substrat du terrorisme, n'ont pas été traités. Il en est ainsi de la marginalisation des sunnites en Irak, à laquelle aucune réponse n'a été apportée, de même qu'en Syrie, où cette marginalisation va perdurer avec la victoire militaire du régime, et où elle a même été aggravée, la fuite massive des réfugiés ayant modifié l'équilibre ethnique du pays au léger profit des alaouites.

C'est vrai aussi pour le Sahel. Le terrorisme y est nourri par le sentiment de frustration. Il ne s'agit pas seulement des Touaregs. C'est aussi le cas des Peuls par exemple, qui sont présents dans d'autres pays d'Afrique tels que le Burkina Faso. C'est pourquoi une approche purement sécuritaire n'est pas suffisante.

De même en France, on a beaucoup de mal à traiter le phénomène de la radicalisation. Les magistrats, les policiers, les services sociaux commencent à avoir des idées assez précises sur le phénomène de la radicalisation et sur la manière dont notre société peut produire ce phénomène. Mais je ne suis pas sûr que les remèdes aient été apportés. Concernant le retour des djihadistes, cette question doit être abordée d'abord sous l'angle de la sécurité de la France. La question ne se pose pas de la même façon en Irak et en Syrie. En Irak, il y a un gouvernement qui peut juger. Les djihadistes français ont combattu la France et l'Irak, il n'est donc pas scandaleux qu'ils soient jugés en Irak. En Syrie, c'est plus compliqué parce que les kurdes ne sont pas un gouvernement. On ne peut pas non plus imaginer une remise au gouvernement syrien, non seulement parce que n'avons pas de relations avec lui, mais aussi parce qu'il risque de les relâcher très vite, comme il a relâché des centaines de terroristes en 2011. Soit la France reste présente et arrive à obtenir des kurdes qu'ils les gardent, soit ils sont transférés ailleurs dans un pays voisin. Avons-nous des éléments suffisants pour les juger et les garder en prison en France, c'est une question qui se pose. La question est différente pour les enfants : les enfants ne sont pas responsables des actes de leurs parents, même si certains ont été incités par leurs parents à commettre des actes abominables, qui vont les traumatiser pour le restant de leur vie. La France est un État de droit. Nous ne pouvons pas traiter les enfants comme des criminels.

Je condamne certes la diplomatie parallèle mais je ferais une nuance. Les services de renseignements, sous l'autorité du Président de la République, peuvent pratiquer une diplomatie parallèle, un peu comme Louis XV, en s'appuyant sur le conte de Noailles, en pratiquait une à l'égard de la Pologne. La première consistait à rétablir la dynastie polonaise sur le trône de Pologne, l'autre à y mettre le prince de Conti. Le Gouvernement doit disposer de plusieurs instruments, et les services permettent parfois d'établir des liens avec des régimes auprès desquels la diplomatie officielle ne peut pas s'afficher. Ceci, bien entendu, sous le contrôle de l'autorité politique démocratiquement désignée.

S'agissant du manque de continuité dans l'effort, en Afghanistan par exemple la France a beaucoup mis de moyens et des soldats français ont sacrifié leur vie, 89 soldats si ma mémoire est bonne. J'ai assisté moi-même à vingt cérémonies de levée de corps, pour 54 soldats. Pourtant la France s'est effacée aujourd'hui d'Afghanistan même si nous avons un traité d'amitié et de coopération avec ce pays, qui nous engage. Il est important d'avoir une continuité, et je dirais la même chose des Balkans. Les Balkans se réveillent. Dans les Balkans, nous avons perdu 112 hommes depuis 1992. J'avais inauguré un monument aux morts à Sarajevo, en plein coeur de la ville, pour montrer aux Sarajéviens qu'en dépit de ce qu'on leur racontait, la France avait aussi combattu pour leur liberté. Il y avait plus de 80 noms sur ce seul monument ! Pourtant à partir de 1999, seulement quatre ans après la fin de la guerre, lorsque j'étais à l'ambassade de Bosnie, nous avions déjà un peu désarmé. Cette région reste extrêmement sensible, en dépit de la candidature de la Serbie et de la Bosnie-Herzégovine à l'entrée dans l'Union européenne. Malheureusement on ne fait pas, sur les grandes opérations extérieures, ce que les forces armées pratiquent avec beaucoup d'efficacité, c'est-à-dire le retour d'expérience, le RETEX. Ce retour d'expérience politique est très délicat et très difficile à faire car il peut susciter des oppositions, mais il me paraît nécessaire. Il faudrait le faire pour la Libye, l'Afghanistan, les Balkans, la République Centrafricaine dont je trouve que nous nous sommes retirés un petit peu trop tôt alors que sans nous le pays serait devenu une zone grise où se seraient engouffrés les terroristes. Nous avons eu très peu de soutien aux Nations unies lorsque nous y sommes intervenus. Un processus politique s'y est aujourd'hui mis en place avec une élection que l'on peut dire réussie dans des conditions difficiles. Certes la France ne peut pas tout faire, mais il y a une question de continuité et de réflexion où, me semble-t-il, la Haute assemblée a tout son rôle à jouer en faisant un bilan serein sur les opérations extérieures.

Je crois beaucoup à l'action d'influence de la France. C'est ce que les Américains appellent le soft power. La France dispose pour cela d'instruments extraordinaires sur le plan culturel, avec un réseau d'instituts culturels absolument formidables dans le monde. Je souhaiterais que ces instituts diffusent aussi la création artistique contemporaine française, le cinéma français. Madame la Ministre Conway connait tout cela parfaitement. Nous avons des instruments qui ne sont pas toujours valorisés comme ils le devraient. Ce sont aussi des espaces de liberté. J'ai été frappé, dans nos cinq centres culturels en Algérie, du fait que ce sont des espaces où les gens viennent s'exprimer, entendre des choses. C'est pour la France un formidable vecteur. Nous avons aussi l'action archéologique. En Afghanistan, nous avions le plus gros chantier du monde, avec une toute petite équipe qui ne coûtait pratiquement rien et qui avait réussi à fédérer d'autres équipes chinoises, américaines. L'archéologie est importante car elle touche à la culture, à l'histoire. Il y a également, et c'est moins connu, les instituts de recherche, comme l'institut du Maghreb contemporain, l'institut d'Istanbul. Nous avons besoin de ces instituts de recherche pour comprendre comment le monde fonctionne, dans cette culture de l'immédiat. Nous avons besoin de prendre du recul, de comprendre les événements. La France a un rôle particulier à jouer dans ce domaine, qu'il ne faut pas négliger. Et puis il y a aussi l'action linguistique. Nos concitoyens sont souvent perçus comme parlant très mal anglais, mais ils se sont beaucoup améliorés. Les jeunes générations parlent parfaitement l'anglais. Toutefois, il y a aussi un certain appauvrissement dans la mesure où l'on apprend moins les autres langues vivantes, qu'il s'agisse des autres langues européennes ou des langues rares. J'ai constaté au Quai d'Orsay et à la DGSE que l'on manquait de linguistes. Nous avons des populations d'origine arabe. Je pense que favoriser l'enseignement de l'arabe en France, ce n'est pas favoriser le communautarisme, bien au contraire. Le communautarisme se crée dans les écoles religieuses, pas dans les écoles de la République. Au contraire, la maîtrise de l'arabe classique ou de l'arabe dialectal sont une ouverture. Nous avons du mal à trouver des spécialistes en pachto ou en dari... il y a certes plus de personnes qui parlent chinois à présent, mais la France a une ambition universelle, et cette ambition universelle ce n'est pas seulement par les armes mais c'est d'abord par la culture qu'elle doit s'exprimer. Il ne faut pas réduire les moyens que nous accordons à la diffusion de la culture française.

Debut de section - PermalienPhoto de Christian Cambon

Sur la dimension culturelle, malheureusement, le constat de l'évolution de nos moyens n'est pas très favorable. J'ai profité de mon passage récent à Vienne pour aller voir l'institut français d'Autriche. Il fonctionne avec un million d'euros par an. Les nouveaux locaux sont peut-être plus faciles à utiliser que le prestigieux palais Clam-Gallas, mais le fonctionnement se fait vraiment avec des bouts de ficelle. Les sénateurs représentant les Français de l'étranger sont particulièrement vigilants à ce propos, mais c'est un vrai sujet d'inquiétude car nous avons l'impression d'un décalage entre les ambitions et les moyens. Parler haut et fort sans se donner les moyens d'agir conduit à une situation paradoxale. Ainsi, en Autriche, il y a désormais plus de locuteurs qui apprennent l'espagnol que le français, malgré les relations privilégiées entre nos deux pays.

Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.

Debut de section - PermalienPhoto de Christian Cambon

Nous accueillons Mme Paula Vasquez, docteur, chargée de recherche au CNRS, spécialiste du Venezuela et de l'Amérique latine, et M. Frédéric Doré, directeur des Amériques et Caraïbes au Quai d'Orsay, ancien ambassadeur de France à Cuba.

La situation au Venezuela est aujourd'hui un sujet brulant, qui évolue d'heure en heure et préoccupe de plus en plus l'ensemble de la communauté internationale.

La situation économique du Venezuela n'a cessé de se dégrader au cours des dernières années, avec une chute de la production pétrolière de 40 % en 2018 et une contraction du PIB, estimée à 50 % depuis 2015. Dans le contexte d'une hyperinflation spectaculaire, la situation humanitaire n'a cessé d'empirer. Le nombre de réfugiés et migrants en provenance du Venezuela vers les pays voisins n'a cessé d'augmenter ; il est aujourd'hui estimé à 3,4 millions, dont 2,7 millions en Amérique latine et dans les Caraïbes, notamment en Colombie.

La crise économique et humanitaire s'accompagne d'une crise politique majeure, depuis la réélection contestée de Nicolas Maduro en mai 2018. L'opposition s'est organisée autour du président de l'Assemblée nationale, Juan Guaido, qui a déclaré assumer la Présidence par intérim en vertu de la constitution vénézuélienne le 23 janvier dernier.

Juan Guaido a été reconnu immédiatement par les États-Unis, puis par 24 États de l'Union européenne, dont la France. Néanmoins, la situation reste aujourd'hui très confuse et à très hauts risques. Le Haut commandement de l'armée vénézuélienne semble rester fidèle à Nicolas Maduro, qui peut également compter sur les forces spéciales de la police vénézuélienne. La transition souhaitée par le Président par intérim peine à se concrétiser, mais il a pu revenir au Venezuela.

Sur le plan externe, le régime chaviste bénéficie du soutien de la Russie, de la Chine, et de quelques États alliés d'Amérique latine, tandis que le Mexique affiche une neutralité ambiguë.

Nous comptons donc sur vous pour nous éclairer sur l'équilibre des forces en présence. Quels sont les scénarios possibles pour les prochaines semaines et les prochains mois ? Quel peut être le rôle du groupe de contact international, qui réunit des États membres de l'Union européenne et des États d'Amérique latine, en vue de contribuer à la recherche d'une solution politique ? Est-ce une solution viable de médiation ? Faut-il craindre les initiatives des États-Unis, dont les sanctions risquent d'aggraver la situation humanitaire, et qui agitent la menace d'une intervention militaire, refusée par l'Union européenne ?

Debut de section - Permalien
Frédéric Doré, directeur des Amériques et des Caraïbes au ministère de l'Europe et des affaires étrangères

Mesdames, messieurs les sénateurs, je vous remercie de cette invitation à m'exprimer sur la situation au Venezuela et ses conséquences internationales.

La crise au Venezuela est liée tout d'abord à des facteurs politiques.

Le régime, contesté et affaibli depuis la mort d'Hugo Chavez, a perdu la majorité parlementaire en décembre 2015. Il a ensuite dérivé vers un régime de plus en plus autoritaire, avec un parlement d'opposition progressivement neutralisé, une Cour suprême et un Conseil national électoral sous le contrôle de l'exécutif, et de multiples atteintes aux droits de l'homme.

On peut distinguer deux moments essentiels dans cette dérive.

Le premier a été l'élection de l'Assemblée nationale constituante en juillet 2017, boycottée par l'opposition et dont le mode de scrutin visait à favoriser le chavisme. Cette assemblée constituante, dont l'objectif affiché était de rédiger une Constitution, est en réalité devenue un instrument servant à réprimer, à destituer des opposants et à faire adopter des lois contraires aux libertés.

La convocation unilatérale de l'élection présidentielle anticipée, le 20 mai 2018, sans respecter les standards démocratiques est le second moment important de la dérive autoritaire, puisque la coalition de l'opposition, les partis et les principaux leaders d'opposition avaient été invalidés et que l'élection s'était déroulée en l'absence d'observation internationale.

Autre élément politique majeur dans les années récentes : le poids grandissant de l'armée au sein du régime, avec un tiers des ministres issus de ses rangs, de nombreux gouverneurs choisis parmi des militaires, et le président de la compagnie nationale pétrolière (PDVSA) qui est général de l'armée.

Les facteurs économiques de la crise sont aussi très lourds.

L'économie vénézuélienne est principalement fondée sur les énormes ressources pétrolières du pays, dont les revenus représentaient récemment 96 % des devises. Cette « surdépendance » au pétrole a empêché la diversification de l'économie et accru l'absence de résilience du Venezuela face à une baisse des cours du pétrole. En conséquence, l'hyperinflation a atteint 1 000 000 % en 2018, et devrait s'élever à 10 000 000 % en 2019 ! Le corollaire a été l'effondrement de la production : le PIB a diminué de moitié en cinq ans.

Cette situation politique et économique a abouti à une explosion de la pauvreté au Venezuela - le salaire minimum est de 6 dollars -, au délabrement du système de santé, à la résurgence d'épidémies et à l'apparition de cas de malnutrition infantile. Ce constat dramatique a longtemps été nié par le régime, avant qu'il ne sollicite une aide de ses alliés et de l'ONU. Une des priorités de notre action est d'apporter au Venezuela une aide humanitaire respectueuse des principes internationaux rappelés par l'Union européenne.

3,4 millions de Vénézuéliens ont fui le pays, soit 10 % de la population totale. Selon l'ONU, ce chiffre pourrait passer d'ici à la fin 2019 à 5,5 millions. Il s'agit du plus important mouvement migratoire qu'ait connu l'Amérique latine au cours de son histoire récente, phénomène qui a induit une crise régionale, puisque 1 million de Vénézuéliens se sont réfugiés en Colombie, 200 000 au Chili, mais aussi en Équateur et au Pérou. Les pays de destination ont dû faire face, et ont fait preuve de volontarisme pour coordonner leur politique migratoire.

J'en viens au second point : le tournant politique de janvier dernier.

Ce tournant fait suite à un certain nombre de tentatives pour régler la crise au Venezuela de la part de l'Union des nations sud-américaines (Unasur) en 2014, et du Saint-Siège en 2016. Plus récemment, les négociations de Saint-Domingue réunissaient le régime et l'opposition sous l'égide de la République dominicaine, de l'ancien Premier ministre espagnol, M. Zapatero, et de quatre pays parrains : le Mexique, le Chili, la Bolivie et le Nicaragua. Toutes ces tentatives de règlement ont échoué du fait d'un manque de confiance entre les parties à la négociation et d'un défaut de mise en oeuvre des engagements par le régime : à titre d'exemple, la libération de prisonniers politiques était immédiatement suivie de nouvelles arrestations. Citons également des manoeuvres dilatoires, une répression qui s'est poursuivie durant ces négociations, des décisions unilatérales telles que la convocation anticipée de l'élection présidentielle, ainsi que les divisions de l'opposition.

En janvier, après l'investiture contestée de Nicolas Maduro, puisque nous avons considéré avec l'Union européenne que cette élection n'avait pas rempli les exigences des standards démocratiques, Juan Guaido, président nouvellement élu du Parlement, s'est dit disposé à assurer la présidence par intérim, ce qu'il a confirmé publiquement. Très rapidement, ce statut a été reconnu par plusieurs États, dont les États-Unis, 24 pays de l'Union européenne et les pays du groupe de Lima.

Juan Guaido est une figure nouvelle dans l'opposition, il représente une jeune génération politique issue notamment des manifestations étudiantes de 2007, et de nouvelles pratiques comme l'utilisation des réseaux sociaux. L'émergence de cette figure a donné à l'opposition une unité qui n'existait pas encore.

Autre changement important, les sanctions financières et pétrolières, notamment de la part des États-Unis, ont eu un fort impact au Venezuela. Elles tendent à l'asphyxie du régime. La situation du Venezuela évolue donc sans cesse, rythmée par de fortes tensions.

J'évoquerai maintenant l'action de la France et celle de l'Union européenne.

Notre pays est impliqué depuis plusieurs années dans la recherche d'une solution politique et pacifique à la crise vénézuélienne, notamment au travers d'échanges, à Paris ou à Caracas par notre ambassadeur, avec les acteurs concernés. Notre action s'inscrit également dans un cadre européen, aux côtés notamment de l'Espagne et de l'Allemagne, en axant nos efforts sur la fermeté et le dialogue.

La fermeté vise à réagir aux violations des droits de l'homme. Elle se traduit par un embargo européen sur les armes, décidé en novembre 2017, ainsi que par des sanctions individuelles - refus de visa et gel des avoirs - datant de 2018, à l'égard de 18 hauts responsables vénézuéliens. En revanche, l'Union européenne n'a pas pris de sanctions financières ou économiques qui affecteraient la population vénézuélienne.

Quant au dialogue, le groupe de contact international réunit 8 États membres de l'Union européenne, dont la France, le Costa Rica, la Bolivie, l'Uruguay et l'Équateur. Ce groupe repose sur un double constat : la nécessité d'st une solution pacifique et négociée, d'où le rejet très clair de toute option militaire, et la nécessité d'oeuvrer avec les acteurs régionaux. Enfin, nous avons voulu tirer les leçons des négociations passées en incluant des conditions préalables, notamment la libération des prisonniers politiques et la réforme du système électoral, et en évitant que le processus ne traîne en longueur.

Le groupe de contact s'est donné 90 jours pour travailler sur l'organisation d'une nouvelle élection présidentielle. Il intervient également en matière d'aide humanitaire au Venezuela, et dans les pays voisins. L'Union européenne évalue à 60 millions d'euros les fonds nécessaires, sachant que la France a déjà engagé 740 000 euros en 2018 et compte poursuivre son action.

En conclusion, la priorité des autorités françaises est évidemment la sécurité de la communauté française au Venezuela.

Debut de section - Permalien
Paula Vasquez, chargée de recherche au CNRS

Mesdames, messieurs les sénateurs, je vous remercie de cette invitation, qui me donne l'occasion d'exposer la situation du Venezuela. Vénézuélienne et Française, je suis scientifique, chargée de recherche en anthropologie au CNRS. Aujourd'hui, je mets à votre disposition mon expertise en science politique et en économie.

Je commencerai par la question récurrente du personnel militaire au Venezuela et des relations entre les forces armées institutionnelles et les groupes armés non institutionnels. Les effectifs militaires seraient de 235 000 selon les chiffres officiels peu fiables du ministère de la défense, tandis que les observatoires internationaux parlent de 123 000 personnes. Quant aux 2 000 généraux annoncés, ils seraient environ 300 à appartenir au cercle restreint du pouvoir et à bénéficier du système politico-économique depuis 1999.

Ce système, conçu par Hugo Chavez, est fondé sur l'union civile et militaire. Le cadre de l'exercice du pouvoir s'est dessiné à partir de la fusion entre le parti socialiste uni du Venezuela et les forces armées, qui sont les dépositaires du pouvoir politique, même si Nicolas Maduro est plutôt présenté comme un civil par les médias. Un tel système ne posait pas trop de problèmes au départ, mais actuellement, les demandes d'alternance émanant des civils ne sont jamais entendues. Le chavisme et la révolution bolivarienne ont empêché le renouvellement des forces politiques, car toute dissidence a été punie.

La difficulté réside dans le caractère institutionnel et para-institutionnel des colectivos, ces groupes qui opèrent au sein des quartiers populaires. Leur statut est flou, et l'on pourrait les assimiler aux guérillas urbaines, aux groupes de choc ou à des bandes armées liées aux bandes criminelles. Le Venezuela est un pays extrêmement violent, dont le taux moyen d'homicides est le plus élevé d'Amérique du Sud. Les acronymes de la mort renvoient à tous ces groupes pour lesquels on a du mal à définir la frontière entre violence criminelle et violence politique. Ce mécanisme de contrôle social sème la peur et constitue le grand paradoxe de ce régime, qui est une dictature sans pour autant assurer l'ordre social. La dictature assoit son pouvoir dans le chaos et l'état d'exception.

Le creuset de la radicalisation de la révolution bolivarienne réside dans la création d'un « État communal ». Tout a été conçu pour créer des institutions parallèles aux organisations démocratiques, mettant fortement en danger l'État de droit. La justice est totalement au service du pouvoir exécutif, et la séparation des pouvoirs annihilée par l'élection de l'Assemblée nationale constituante de 2017. Les forces armées institutionnelles ne parviennent pas à contrôler ces groupes, par ailleurs impliqués dans le narcotrafic et la lutte pour le pouvoir en prison.

Je poursuivrai en évoquant la situation de la compagnie nationale pétrolière, qui était en cessation de paiements dès novembre 2017. Je ne pense pas que l'effondrement actuel de l'économie soit la conséquence directe de la chute du prix du baril de pétrole, qui s'était envolé à l'époque d'Hugo Chavez, car le pays a su gérer de telles difficultés.

Au moment de l'arrivée au pouvoir d'Hugo Chavez en 1999, le Venezuela produisait 3,5 millions de barils par jour. Aujourd'hui, la production s'élève à 1 million de barils, voire à 900 000 ou 800 000 du fait de la commercialisation illégale par les militaires. La chute a porté sur 120 000 barils par jour en 2016, et il est toujours aussi difficile de comprendre pourquoi les Vénézuéliens ont détruit leur propre manne financière. Au-delà d'une simple corruption, on constate un véritable détournement de 450 milliards de dollars, placés ensuite dans des fonds financiers à l'étranger. Cela explique l'acharnement de certains à rester au pouvoir, car les risques encourus à l'échelon international pour de tels faits sont très élevés.

L'effondrement actuel de l'économie non pétrolière du Venezuela est dû aux expropriations et à l'étatisation de la production de pétrole, l'État devenant une énorme entreprise importatrice, pour les biens et services, et exportatrice, pour le pétrole. Entre-temps, un système de contrôle des changes a été mis en place, permettant de bénéficier de devises à un taux préférentiel. L'écart entre ce taux et ceux du marché noir interne a surpris les marchés internationaux, laissant une possibilité d'enrichissement effrayante au profit de tous les gestionnaires de devises.

Ces phénomènes dépassent largement une simple distorsion de l'économie rentière, puisqu'ils ont abouti à une hyperinflation, à l'inondation des marchés par les réserves de la Banque centrale, à l'anéantissement des moyens de paiements, à la confiscation de l'épargne et à la pénurie d'argent liquide, comme en temps de guerre.

Je reviendrai brièvement sur le système politique actuel.

En 2015, l'opposition a remporté la majorité des sièges à l'Assemblée nationale. Celle-ci est composée d'une coalition contrainte de rester unie contre le gouvernement de Nicolas Maduro, qui a déployé toute une série de mécanismes juridiques pour l'invalider. Dépourvue de ses compétences législatives, cette assemblée est devenue une coquille vide. En outre, une soixantaine de députés affiliés au Gouvernement ont été déchus de leur poste. N'oublions pas qu'il existe plus de 300 prisonniers politiques au Venezuela.

C'est dans ce contexte qu'est apparu Juan Guaido, figure du parti Voluntad Popular, l'un des deux principaux partis d'opposition avec Primero Justicia, dont le leader, Leopoldo Lopez, est assigné à résidence. Quant à Freddy Guevara, il a trouvé asile à l'ambassade du Chili à Caracas depuis 2017. Juan Guaido a donc assumé la présidence de l'Assemblée nationale, mais le pouvoir législatif est désormais dévolu à l'Assemblée nationale constituante.

Que va-t-il se passer avec la politisation des forces armées ? À mes yeux, il faut commencer par démilitariser l'ensemble du régime politique vénézuélien.

Debut de section - PermalienPhoto de Joël Guerriau

Je remercie les deux intervenants de leurs exposés passionnants. La politique de la France est axée sur le dialogue, que vous prônez, monsieur le directeur. Mais le dialogue avec qui ? Si l'on refuse de reconnaître le Président Maduro, qui exerce pourtant le pouvoir, quel est alors notre interlocuteur pour les négociations ? Juan Guaido, dites-vous, car il est président de l'Assemblée nationale. Mais Mme Vasquez vient de nous expliquer que cette assemblée n'a aucun pouvoir. En outre, la position de Juan Guaido est si fragile, qu'il pourrait très bien disparaître du jour au lendemain... Par ailleurs, la France refuse l'intervention des forces armées. La situation est inextricable. N'aurait-on pas dû attendre de nouvelles élections pour choisir notre interlocuteur en vue des prochaines négociations ?

Debut de section - PermalienPhoto de Marie-Françoise Perol-Dumont

Vous avez tous deux fait référence à l'attitude des États-Unis. Dans la mesure où M. Trump souhaiterait sans doute afficher une victoire diplomatique, les choses risquent-elles de s'accélérer ? Selon certains observatoires, les Américains pourraient ne pas intervenir eux-mêmes, mais par l'intermédiaire de l'excellente armée colombienne.

Debut de section - PermalienPhoto de Gisèle Jourda

Je vous remercie de la clarté de vos exposés. Le Venezuela envisage-t-il de diversifier sa production au profit du gaz ? Je souhaiterais connaître le plan de la Patria 2019-2025, car l'aspect diplomatique de cette question est important. Monsieur le directeur, vous qui avez exercé à Cuba, j'aimerais avoir votre regard sur la diplomatie pétrolière entre le Venezuela et Cuba.

Debut de section - PermalienPhoto de Pascal Allizard

La Chine, la Russie et l'Iran s'opposent à une intervention au Venezuela. Or au mois de mai dernier, un contrat pétrolier a été signé, qui a été libellé en yuan. On parle aussi d'une présence russe significative au Venezuela. Quid d'une intervention des États-Unis, directe ou indirecte, sachant que le grand voisin a interdit le passage des troupes américaines pour descendre sur le Venezuela ? Quel est le risque de succès ou, a contrario, d'enlisement d'une telle opération ? Dans ce cas, quel serait le soutien des autres pays d'Amérique latine ?

Debut de section - PermalienPhoto de Gilbert-Luc Devinaz

Merci de votre éclairage. Vous avez rappelé le nombre considérable de migrants vénézuéliens. Ces migrations massives peuvent-elles déstabiliser la région, au premier chef la Colombie, lieu de prédilection des réfugiés, qui s'installent dans des endroits où se trouvent des organisations terroristes. Par ailleurs, j'aimerais connaître votre impression sur le jeu de la Chine, qui semble résolue à retarder la chute du régime. Quel est son objectif réel ?

Debut de section - PermalienPhoto de Hugues Saury

Les Vénézuéliens sont catholiques à 80 % et très pratiquants. En juillet 2017, au moment de l'élection de l'Assemblée constituante, l'Église catholique, par la voix de Monseigneur Diego Padron, président de la conférence épiscopale vénézuélienne, avait qualifié le pouvoir exercé par Nicolas Maduro de dictature, et autorisé l'utilisation des lieux de culte par l'opposition. Quelle est la position de l'Église dans les événements actuels au Venezuela ?

Debut de section - PermalienPhoto de René Danesi

Selon le rapport annuel de la British Petroleum, les États-Unis sont devenus le premier producteur mondial de gaz dès 2011, et de pétrole en 2014. S'ils n'exploitent pas à plein régime ces ressources depuis plusieurs années, c'est au vu de leurs coûts de revient, n'hésitant pas à se fournir à l'extérieur. Curieusement, le Venezuela est donc devenu le quatrième fournisseur des États-Unis pour le pétrole. Cela rend inéluctable l'intervention américaine, directe ou indirecte, dans les affaires vénézuéliennes. Quel est le risque pour les intérêts français, notamment ceux du groupe Total ?

Debut de section - PermalienPhoto de Christine Prunaud

J'avais personnellement placé beaucoup d'espoir dans Hugo Chavez... La remise en cause du système repose sur plusieurs facteurs, mais tout État comportant une grande proportion de militaires sera toujours autoritaire. On ne peut que déplorer la grave crise humanitaire et migratoire, mais j'espère que les négociations avec Nicolas Maduro - peut-être sous l'égide de l'ONU - pourront y mettre fin, même si le personnage ne fait pas l'unanimité.

La prise de position de la France à l'égard du Président par intérim m'a semblé trop rapide. Et si l'embargo sur les armes n'est pas une mauvaise chose en soi, nous aurions souhaité que les sanctions financières puissent s'appliquer à d'autres États.

Je ne voudrais pas faire d'ingérence concernant l'intervention à charge de Mme Vasquez, qui est Vénézuélienne. En revanche, je souhaiterais des précisions sur les objectifs politiques du Président par intérim, dès lors que l'intervention des États-Unis vise à lui apporter leur soutien, car il faudrait éviter les dommages collatéraux.

Debut de section - PermalienPhoto de Jacques Le Nay

Monsieur le directeur, vous avez clairement affirmé que la France et l'Union européenne envisageaient une solution diplomatique et pacifique. L'urgence était l'aide humanitaire, mais celle-ci est bloquée à la frontière colombienne. Les populations risquent de se retrouver rapidement dans une situation préoccupante. Dispose-t-on d'autres moyens pour faire parvenir cette aide ? L'intervention américaine, directe ou indirecte, est-elle inéluctable ?

Debut de section - PermalienPhoto de Ladislas Poniatowski

Je ne fais pas partie des admirateurs de Hugo Chavez, mais je me demande ce que nous allons faire au Venezuela ? Je sais bien que notre Nation doit se battre pour la paix, mais au lieu de chercher à résoudre des problèmes à l'autre bout du monde, ne serait-il pas plus judicieux de commencer par balayer devant notre porte ? J'espère que M. Le Drian nous éclairera sur cette question cet après-midi.

Debut de section - Permalien
Paula Vasquez, chargée de recherche au CNRS

Juan Guaido est rentré hier au Venezuela, et tout le monde pensait qu'il serait arrêté : c'est un signe de faiblesse important concernant sa légitimité institutionnelle interne et externe. Il peut néanmoins compter sur le soutien de la population s'il souhaite inscrire dans son agenda politique l'organisation de nouvelles élections.

Debut de section - Permalien
Frédéric Doré

Une des questions portait sur la reconnaissance de Juan Guaido : n'a-t-elle pas été trop rapide ? Cette reconnaissance a suivi un processus par étapes.

Nous avons d'abord considéré que l'élection présidentielle du 20 mai 2018 n'avait pas respecté les standards démocratiques. De ce fait, le mandat présidentiel de Nicolas Maduro n'était pour nous pas légitime. Ensuite, avant de reconnaître Juan Guaido comme Président en charge pour mettre en oeuvre un processus électoral, nous avions donné huit jours à Nicolas Maduro pour convoquer de nouvelles élections. Or ce dernier n'a pas donné suite à nos sollicitations.

Autre constat, l'Assemblée nationale, qui est pour nous la seule institution légitimement élue au Venezuela, a proclamé Juan Guaido Président par intérim. Tous ces constats ont conduit la France à le reconnaître à son tour comme Président par intérim en charge d'organiser des élections démocratiques. Nous attendons donc une élection présidentielle démocratique, et Juan Guaido nous paraît être la personne la plus légitime pour y parvenir.

Concernant le dialogue, le groupe de contact international qui a été initié par l'Union européenne présente l'atout d'être en mesure de parler à la fois avec les membres du régime et avec l'opposition pour faire avancer le processus électoral et l'aide humanitaire. En outre, ce groupe comprend un pays allié du régime, un pays membre du groupe de Lima, et d'autres plus neutres comme l'Uruguay, ce qui est le gage d'une prise en compte de la complexité de la situation.

À ce stade, le groupe de contact n'a pas pour objectif d'opérer une médiation. Il souhaite examiner les moyens de favoriser une solution politique avec les États de la région et les acteurs vénézuéliens.

J'en viens à une éventuelle intervention américaine.

Dès l'été 2017, le Président Trump a agité la menace d'une intervention militaire en disant que toutes les options étaient sur la table. La stratégie américaine est celle de la pression maximale, mais le 25 février, le groupe de Lima a formellement exclu le recours à la force.

La diplomatie pétrolière entre le Venezuela et Cuba est un élément essentiel de la relation entre ces deux États, puisque le Venezuela continue à fournir du pétrole à Cuba, ainsi qu'à beaucoup d'États de la région dans le cadre du programme PetroCaribe. Cuba a, pour sa part, envoyé au Venezuela des médecins depuis la période chaviste, d'où la grande proximité politique entre les deux pays.

La Chine est un soutien du régime et ses intérêts économiques au Venezuela sont très importants, mais il est difficile de prédire son positionnement à terme en fonction des évolutions de la crise. La France entretient un dialogue avec tous les pays de la région, qui sont les principaux concernés, mais également avec les États-Unis, la Russie et la Chine. Le poids de l'Église catholique est effectivement important au Venezuela - je m'exprime sous le contrôle de Mme Vasquez -, mais ses échecs dans la négociation doivent être pris en compte pour apprécier la position de l'Église.

L'Union européenne, associée au groupe de contact, tente d'être plus présente au Venezuela sur le plan humanitaire. Elle doit travailler avec l'ONU et a noué des contacts à cette fin. Nous ne souhaitons pas politiser l'aide humanitaire, qui doit répondre aux principes du droit humanitaire international, et ce dans un souci d'efficacité des ONG sur place.

Les intérêts français sont plus forts dans d'autres régions du monde, mais cela ne nous empêche pas d'agir au Venezuela. Au-delà des réactions qu'appelle la remise en cause des droits de l'homme et des libertés au Venezuela, il faut considérer la forte présence politique et économique française en Amérique latine, notamment au Brésil et au Mexique et la proximité de la Guyane Et le dossier du Venezuela est central pour les autres pays de la région et pour l'ensemble du continent américain. La France, en tant que membre permanent du Conseil de sécurité de l'ONU, doit y accorder une attention particulière.

Debut de section - Permalien
Paula Vasquez, chargée de recherche au CNRS

Le Venezuela, centenaire dans la production de pétrole, est un pays fondateur de l'OPEP. En 1976, il a nationalisé son industrie pétrolière. Dans les années quatre-vingt-dix, l'exploitation des huiles extra-lourdes du bassin de l'Orénoque a ensuite été ouverte à des capitaux étrangers, et PDVSA a dû s'associer à Total, Exxon, Conoco, etc. Les relations entre le Venezuela et les États-Unis se sont consolidées autour de cet enjeu, car une bonne partie des raffineries du pétrole extra-lourd vénézuélien se trouve aux États-Unis. Hugo Chavez a ensuite modifié ce système en accordant à la Chine et à la Russie des concessions pour le pétrole extra-lourd, moyennant une exportation fixe. La Chine a déjà réglé sa dette, et les fonds chinois, parallèles au budget de l'État vénézuélien, n'existent plus.

Les premières sanctions ont concerné les hommes de paille d'entreprises fantômes vénézuéliennes et les acteurs impliqués dans les relations entre le Venezuela et les États-Unis.

S'agissant de la situation à Cuba, lorsque les accords de PetroCaribe ont été signés par Hugo Chavez, le Venezuela fournissait 200 000 barils de pétrole par jour à Cuba, que l'État cubain revendait ensuite. Ce nombre est passé à 50 000 aujourd'hui. Par conséquent, Cuba, Haïti et le Nicaragua, comme le Venezuela, vont mal. Les Russes doivent aussi s'interroger sur leur intérêt à garder Maduro comme associé. Il y a trois jours, PDVSA a décidé de transférer des comptes en Russie pour contourner les sanctions financières américaines. Il s'agit d'une péripétie de la bataille financière mondiale autour du pétrole.

J'ai le sentiment que des solutions acceptables pourront se dégager sans intervention militaire, à condition de reconstruire l'autonomie de production et le système national de santé.

Debut de section - PermalienPhoto de Christian Cambon

Merci, monsieur le directeur, madame Vasquez, de ces éléments éclairants sur les événements au Venezuela, qui risquent d'avoir des répercussions dans toute cette région du monde. Une mission à laquelle participeront un certain nombre de nos collègues se rendra bientôt en Colombie, afin de marquer notre soutien à ce pays, après la visite du ministre des affaires étrangères l'an passé. Nous aurons certainement à réexaminer la situation du Venezuela prochainement.