Intervention de Jacques Toubon

Commission des lois constitutionnelles, de législation, du suffrage universel, du Règlement et d'administration générale — Réunion du 20 mars 2019 à 11h00
Rapport annuel d'activité pour 2018 — Audition de M. Jacques Toubon défenseur des droits

Jacques Toubon, Défenseur des droits :

Je sors d'une réunion de la commission des affaires sociales où nous avons débattu des conséquences de la dématérialisation des procédures administratives en matière d'accès aux services publics. La Haute Assemblée ne peut qu'être sensible aux inégalités qui se créent dans ce domaine. Mon rapport est en ligne et vous a été distribué dans sa version papier. J'en ai choisi personnellement la couverture : il s'agit d'une aquarelle peinte par des usagers de la Maison des habitants de Maubeuge, dans le quartier difficile de Sous-le-Bois. Je les ai rencontrés au mois de mai, et ils m'ont remis ce tableau que je trouve très en phase avec ce qui se passe dans notre pays. J'ai installé cette aquarelle dans mon bureau.

Humanité et hospitalité : tels sont les deux mots-clefs de ce rapport. La présence humaine recule dans nos services publics, désormais ressentis comme moins accueillants et hospitaliers, au sens propre du mot. Les pouvoirs publics, le législateur, et notamment la chambre qui représente les territoires et les collectivités territoriales, doivent se saisir du problème.

L'idée-force de mon rapport est qu'il ne doit pas y avoir de laissés-pour-compte de l'action publique, notamment dans la relation entre les usagers et les services publics. L'an passé, nous avons reçu 96 000 réclamations sur ce sujet, et 140 000 demandes d'information au total, dont 80 % ont été traitées par les 510 délégués du Défenseur des droits sur le terrain. Cette activité d'information a augmenté de 6 % à 7 % cette année, et de 25 % depuis mon entrée en fonction, en juillet 2014. La part des demandes des usagers du service public a augmenté de 10 %, avec 56 000 dossiers.

Comme vous l'avez dit, monsieur le président, mon ressenti est celui d'une difficulté d'accès aux services publics. Il ne faudrait pas aboutir à un recul en la matière, et encore moins à un sentiment d'inégalité chez nos concitoyens, les personnes les plus vulnérables se retrouvant discriminées pour des raisons soit territoriales, soit électroniques, ou encore à cause de la réduction des effectifs qui entraîne une moindre qualité des services d'accueil, de renseignement ou d'orientation. Cette réduction d'effectifs touche désormais les services de production, créant ainsi des retards dans la liquidation des dossiers d'assurance-retraite.

Depuis 2014, je suis le gardien du respect des droits fondamentaux, comme le droit à la santé ou à l'éducation, tous ces droits individuels et collectifs posés par les conventions internationales, mais aussi par notre Constitution ou par les différentes lois que vote le Parlement. Ce cinquième rapport d'activité ne porte pas seulement sur l'année 2018, il tire aussi le bilan des cinq ans où j'ai exercé mes fonctions. Le Défenseur des droits veille au respect du service public et de la déontologie de la sécurité ; il lutte contre les discriminations, préserve le droit des enfants et garantit l'orientation et la protection des lanceurs d'alerte. Une nouvelle directive européenne devrait bientôt modifier cette dernière mission.

Parmi les points négatifs de ce bilan, certains textes font reculer les libertés, qu'il s'agisse de la loi sur l'état d'urgence ou de la transposition de certaines mesures relevant de l'état d'urgence dans des textes de droit commun. Depuis trois ou quatre ans, le maintien de l'ordre suscite un certain nombre de difficultés. Il y a eu Notre-Dame des Landes, mais aussi les manifestations contre la loi El Khomri en 2017, qui ont donné lieu à un rapport que j'ai remis en janvier 2018 au président de l'Assemblée nationale. J'y mentionnais la nécessité d'adapter les règles, les méthodes et les moyens du maintien de l'ordre.

Autre point négatif, le recul de l'implantation de la justice. Nous avions souligné que l'accès au juge était un droit fondamental. La baisse de la présence des juridictions dans les territoires et leur remplacement par des procédures numériques est un nouveau risque. Par exemple, si la loi de réforme pour la justice est promulguée, les juges d'instance seront remplacés par des juges de proximité. Comment fera-t-on, lors des prochaines élections européennes, pour le contrôle des votes par procuration qui est assuré par ces juges, souvent installés à proximité des mairies ?

Des reculs ont aussi été constatés sur le droit d'accès à la santé, avec des situations de discrimination dans l'accès aux soins. Nous entretenons de fortes préoccupations sur les politiques migratoires et sur le traitement des mineurs, qui ressemble de plus en plus à celui des étrangers, alors qu'ils relèvent de la politique de l'action sociale.

Les personnes en situation de handicap voient leur situation se dégrader, avec un recul de l'accessibilité et de l'inclusion dans la loi Elan. L'inclusion scolaire est un enjeu de la loi Blanquer actuellement en débat. Quant aux personnes âgées, dont la situation recule aussi, je lance un nouveau chantier sur l'avancée en âge.

Parmi les points positifs de ce bilan, le Sénat a adopté des mesures favorables aux majeurs incapables dans la loi de programmation pour la justice, à la suite de mon rapport d'il y a trois ans et du récent rapport de Mme Caron-Déglise. Il a ainsi abrogé l'article 5 du code électoral pour permettre aux majeurs incapables de voter, ce qu'ils ne pouvaient pas faire auparavant.

La protection de l'enfance, compétence des départements, est un autre sujet sur lequel le Sénat s'est montré attentif. Un ministre dédié a été nommé il y a trois mois pour encourager un pilotage national dans ce domaine. C'est un progrès.

Le développement des maisons de services au public (MSAP) est très positif, à condition qu'elles réalisent les objectifs qui leur ont été fixés.

Quant à la lutte contre les discriminations, nous avons connu quelques succès judiciaires, même si le sujet reste difficile. Le conseil des prud'hommes de Paris a condamné plusieurs employés d'une entreprise pour harcèlement sexuel contre des femmes assurant le nettoiement des trains à la gare du Nord, ce qui est positif. En revanche, alors que nous avions jugé discriminatoire le contrôle d'identité de lycéens dans cette même gare du Nord, le tribunal de grande instance de Paris ne nous a pas suivis.

La loi sur le droit à l'erreur, qui est devenue la loi pour un État au service d'une société de confiance, est aussi une avancée. La personne qui commet une erreur en matière fiscale ou sociale, tout en étant de bonne foi, ne sera pas soumise à pénalité. Cependant, si le principe est posé, les instructions n'ont pas suivi, de sorte que certains organismes n'appliquent pas la loi. Il faut aussi appliquer strictement le reste à vivre : on ne peut pas mettre des gens à la rue en leur supprimant l'intégralité des prestations familiales.

Enfin, sur la dématérialisation, les pouvoirs publics ont fait preuve d'une écoute attentive. Dans le premier épisode du grand débat, le Président de la République a cité le rapport du Défenseur des droits sur la dématérialisation des services publics, en précisant qu'il faudrait s'emparer du sujet.

Le paysage est contrasté. L'augmentation de notre activité et les difficultés d'accès grandissantes aux services publics qui en résultent sont les deux traits qui caractérisent le déploiement de mes compétences. Nous devons satisfaire nos concitoyens en procédant aux changements qu'ils appellent de leurs voeux. Ces réformes devront prendre en compte, dès le départ, les besoins des personnes les plus vulnérables. C'est sur ce principe que nous construirons des mesures satisfaisantes pour tous nos concitoyens.

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