L'actualité conduit à se focaliser excessivement sur une seule des compétences du Défenseur des droits, à savoir la déontologie de la sécurité, et sur un seul sujet, les LBD. C'est une vision déformée et inexacte de notre activité et de la demande sociale dont notre institution est le sismographe.
Cette compétence, avec quatre autres, a été confiée au Défenseur des droits à la suite de longues réflexions, menées notamment au Sénat. Je cite le 4° de l'article 4 de la loi organique du 29 mars 2011 : le Défenseur des droits est chargé de « veiller au respect de la déontologie par les personnes exerçant des activités de sécurité sur le territoire de la République », mission auparavant confiée à la Commission nationale de déontologie de la sécurité, créée en 2000. Il apprécie donc le caractère proportionné de l'usage de la force par les forces de sécurité dans l'ensemble des situations dont il est saisi, à la lumière, notamment, des dispositions de l'article R. 434-18 du code de la sécurité intérieure, qui imposent le respect des principes de nécessité et de proportionnalité.
Dans le cadre de cette mission, je suis amené à traiter les réclamations qui me sont soumises. La sensibilité du public français semble être plus à vif dans ce domaine qu'elle ne l'était auparavant. On relève une hausse de 24 % des demandes reçues à ce titre entre 2017 et 2018. Il ne s'agit pas seulement de ce qu'on appelle « violences policières », mais aussi de réclamations pour refus de dépôt de plainte. Du fait de cette hausse, j'ai confié à certains délégués territoriaux le soin de traiter des réclamations que je traitais jusqu'à présent exclusivement au niveau national.
Je ne sais s'il y a un « malaise », pour reprendre l'expression de M. Grosdidier, mais il existe des sujets sur lesquels une partie de la population et une partie des forces de l'ordre se trouvent en conflit. La justice pénale traite souvent de ces questions. Contrairement à ce qu'impliquent les mots fréquemment entendus - « unilatéral » et « binaire » - le Défenseur des droits est, dans ce domaine comme dans les autres, indépendant, libre et impartial. Notre pratique diffère de celle qu'aurait une association militante : une réclamation ne porte en elle-même ni tort ni raison ; il faut l'instruire afin de déterminer si les droits de la personne qui met en cause un service ou une personne ont été respectés ou bafoués, et s'il y a donc nécessité de réclamer la restitution de l'effectivité du droit. Dans plus de 90 % des cas relatifs à la déontologie de la sécurité, je conclus qu'il n'y a pas eu manquement ; c'est seulement dans les autres cas que je demande une sanction disciplinaire. Je conduis l'instruction de ces dossiers avec tact et délicatesse, car je sais combien est difficile la tâche des forces de sécurité, qu'il s'agisse de la police du quotidien ou d'opérations de maintien de l'ordre.
En cette dernière matière, mon prédécesseur et moi-même avons été amenés à nous prononcer sur des dizaines de réclamations relatives à des blessures ; nous avons également examiné ces questions au titre de notre activité de promotion des droits ; enfin, j'ai publié à plusieurs reprises des rapports et des recommandations sur les armes de force intermédiaire.
J'ai traité, d'une manière que j'ose croire assez exemplaire, le drame de Sivens - le 24 octobre 2014, un jeune militant a été tué par une grenade offensive -, en examinant non pas l'aspect pénal de l'affaire, qui est entre les mains du tribunal de Toulouse, mais le comportement professionnel du gendarme qui a lancé la grenade et, plus largement, la manière dont tous les acteurs de ce dispositif de maintien de l'ordre se sont comportés.
J'en ai conclu que le gendarme n'avait pas commis de manquement. En revanche, j'ai identifié un certain nombre de défaillances dans l'organisation du commandement ; d' où ma décision d'exonérer le gendarme et de mettre en cause certains échelons responsables. Le ministre de l'intérieur de l'époque, M. Bernard Cazeneuve, a rappelé aux préfets, par circulaire, leur responsabilité dans ce type d'opération de maintien de l'ordre. Quelques jours plus tard, il retirait de la dotation des gendarmes les grenades offensives, compte tenu de leur dangerosité. Cet épisode est emblématique de la manière dont le Défenseur des droits exerce ses responsabilités.
Pour ce qui est de la situation actuelle du maintien de l'ordre dans notre pays, seul le respect des droits fondamentaux m'importe, et notamment le droit à l'intégrité physique qui vaut tant pour les manifestants que pour les forces de l'ordre.
Au printemps 2017, à la suite des manifestations contre la loi El Khomri, M. Bartolone, alors président de l'Assemblée nationale, m'avait commandé un rapport sur la manière dont le maintien de l'ordre était exercé dans notre pays et sur les possibilités de l'adapter. Nous avons mené de nombreuses auditions, et j'ai remis ce rapport en janvier 2018 à son successeur, M. François de Rugy. J'y mettais en valeur le fait que la nature des manifestations avait fortement évolué ces dernières années, avec le développement d'une agressivité croissante. Je recommandais d'ouvrir une réflexion sur le principe de la mise à distance, mais aussi sur la formation du personnel chargé d'assurer l'ordre. Je me suis rendu au Centre national d'entraînement des forces de gendarmerie, à Saint-Astier. Après examen, nous avons constaté que les unités dédiées n'étaient pas les seules à être sollicitées dans les opérations de maintien de l'ordre. L'intervention d'autres unités qui ne bénéficient pas de la même formation ni de la même pratique du maintien de l'ordre pose question.
Mon rapport portait aussi sur les moyens et notamment les armes intermédiaires. J'avais demandé un moratoire sur les pistolets Flash Ball super pro, et ils ne sont plus utilisés depuis deux ans. Le lanceur de balles de défense et la grenade d'encerclement posent le même type de problème. Ne faudrait-il pas adapter nos méthodes de maintien de l'ordre ? Telle était la question que je posais, il y a quinze mois, bien avant les troubles qui sévissent depuis le 17 novembre 2018.
Cependant, soyons précis. Lorsque je demande la suspension de l'usage et de la dotation de certaines armes de force intermédiaire, cela ne vaut que dans le cadre des opérations de maintien de l'ordre, et les unités de police qui y ont recours pour lutter contre la délinquance peuvent continuer à le faire, qu'il s'agisse du Taser, du Flash Ball ou du LBD. Ces armes de force intermédiaire créent une dangerosité particulière dans le cadre du maintien de l'ordre, mais pas dans celui des autres opérations de la gendarmerie, en matière pénale notamment.
Monsieur Bonhomme, nous n'avons rien inventé. Le Défenseur des droits reçoit des réclamations, mène les enquêtes, examine les vidéos, regarde les procès-verbaux et confronte les intervenants, avant de rendre ses recommandations. Nous sommes comme le sismographe ou le notaire par rapport aux événements sociaux dans notre pays.
L'État de droit fonctionne quand le droit s'applique à l'État. Et dans le cas contraire, il n'y a plus d'État de droit. Un certain nombre de pays ont choisi cette voie, évoluant de manière pour le moins inquiétante. Le droit qui s'applique à l'État, c'est la force légitime pour mettre en oeuvre la loi. Selon nous, l'État n'est plus suffisamment protecteur de la population.
En ce qui concerne précisément le LBD, mon rapport de janvier 2018 établit un tableau comparatif avec les pratiques des pays voisins. Beaucoup d'entre eux ont participé à l'évolution de leur doctrine au fil du temps, l'Allemagne ayant même commencé en 1986. Nous devrions nous inspirer de ces expériences de désescalade dans le maintien de l'ordre. La semaine dernière, juste avant les événements du weekend, j'ai constaté avec plaisir que le ministre de l'intérieur prévoyait de réunir des experts pour travailler à l'adaptation de nos méthodes de maintien de l'ordre.
Sur bien des sujets, nous échouons à tenir des débats rationnels. Le principe d'égalité ayant été peu à peu remplacé par le principe d'identité, les débats sont désormais nourris de conflits verbaux et d'invectives, au détriment de la construction des solutions.
C'est me prêter beaucoup d'influence que de souhaiter que je me prononce sur la responsabilité des pouvoirs publics dans le maintien de l'ordre tel qu'il s'est exercé durant les manifestations du weekend dernier. Encore une fois, seule m'importe la défense des droits fondamentaux.
En 2014, j'ai pris une décision qui a satisfait les uns et provoqué des ricanements chez d'autres, à la suite d'une manifestation organisée le 14 juillet 2013 par les opposants au mariage pour tous : ils avaient essayé de troubler les festivités, notamment en déployant des banderoles et des fanions et en portant des tee-shirts marqués de leurs slogans. Saisi au titre de la liberté de manifester, j'ai conclu que l'instruction du préfet de police ordonnant aux forces de l'ordre de faire ôter ou couvrir fanions et tee-shirts revêtait un caractère tellement général qu'elle nous paraissait porter atteinte à la liberté de manifester, d'autant qu'elle ne faisait nullement référence à des troubles à l'ordre public.
Je suis très attentif à la situation des mineurs non accompagnés, et je connais la nature des relations entre l'État et les départements relativement au financement de leurs obligations en ce domaine. Pour ma part, je suis chargé de défendre les droits de l'enfant, et je ne dis qu'une chose : un mineur n'est pas un étranger, c'est un enfant...