Intervention de Robert Bret

Réunion du 21 décembre 2004 à 16h30
Turquie — Débat sur une déclaration du gouvernement suite

Photo de Robert BretRobert Bret :

Monsieur le Premier ministre, nous ne pouvons que nous réjouir de la bonne nouvelle que vous venez de nous annoncer, en espérant que nos deux compatriotes, MM. Chesnot et Malbrunot, pourront passer les fêtes de fin d'année avec leur famille.

Le 16 décembre 2004, à Bruxelles, les vingt-cinq chefs d'Etat et de gouvernement ont décidé de proposer à la Turquie d'ouvrir le 3 octobre 2005 les négociations en vue de son adhésion à l'Union européenne.

Je tiens tout d'abord à souligner que l'ouverture de ces négociations a été largement voulue par le Parlement européen. En effet, deux jours avant le Conseil, il a adopté une résolution soulignant les progrès réalisés par la Turquie en matière de respect des critères politiques, considérant que ces progrès étaient suffisants pour permettre d'ouvrir les négociations d'adhésion.

La décision du Conseil européen intervient quarante-cinq ans après la première demande d'adhésion de la Turquie, le 31 juillet 1959. Il s'agit donc d'une décision historique. Depuis la signature de l'accord d'association, en 1963, le principe de cette adhésion, ses conditions et son calendrier ont en permanence été liés dans un seul et même processus devant aboutir, à terme, à l'intégration de la Turquie.

Autrement dit, la décision du Conseil européen confirme les engagements pris par les gouvernements européens et par les institutions de l'Union européenne depuis plus de quarante ans. La décision est juste et constitue un signe politique fort pour une Europe ouverte. Nous militons pour une communauté solidaire des peuples européens, pour une Europe ouverte au monde et à l'espace méditerranéen.

Dans ses conclusions, le Conseil européen rappelle qu'il « avait considéré que la Turquie était un pays candidat destiné à rejoindre l'Union sur la base des mêmes critères que les autres pays candidats ». Pour l'essentiel, il s'agit des critères dits de Copenhague, c'est-à-dire des critères économiques définissant une capacité à intégrer l'acquis communautaire et à développer une économie de marché. Nous contestons le fait que ces deux critères puissent faire figure de conditions, puisque s'y rattachent des politiques ultra-restrictives néolibérales, les mêmes, d'ailleurs, que celles qui caractérisent le projet de Constitution que nous refusons. En revanche, le critère politique de la démocratie et de l'Etat de droit nous paraît constituer une condition normale et forte à l'adhésion.

Sur le plan économique, la Turquie connaît, depuis les années 1995-1996, un dynamisme incontestable. Rappelons qu'elle a un produit intérieur brut par habitant supérieur à celui de la Roumanie et de la Bulgarie, et proche de celui de certains pays déjà membres de l'Union. Se fonder sur le critère des performances économiques pour refuser l'ouverture des négociations d'adhésion constituerait une discrimination flagrante.

Certes, géographiquement, la Turquie n'est que partiellement européenne, mais la vocation ou l'ancrage européen de ce pays peut-il être mis en doute pour des raisons géographiques ? Par ailleurs, quelle est la validité de la notion de « frontière naturelle » ? Depuis toujours, les frontières dessinées par la main de l'homme se déplacent, s'effacent au gré des échanges, des migrations et des évolutions politiques.

Du point de vue historique, depuis le début du XVIe siècle et jusqu'à la fin de la Première Guerre mondiale, il n'y a ni guerre ni paix en Europe qui ne concerne ou n'implique, directement ou indirectement, l'Empire ottoman. Historiquement, le destin de l'ancien Empire ottoman est lié à celui de l'Europe. Depuis la guerre de Crimée, en 1853, la Turquie moderne fait explicitement partie des équilibres européens.

Sur le plan de la démocratie et des valeurs universelles, la perspective d'adhésion à l'Union européenne est, sans conteste, un stimulant très efficace pour la démocratisation de la Turquie.

Dans les vingt dernières années, la Turquie a fait des progrès sensibles en matière de droits de l'homme. Elle a commencé à adapter sa législation et a modifié ses pratiques dans l'espoir de l'adhésion. Les avancées intervenues sur le plan de l'Etat de droit permettent de commencer à remettre en question la place de l'armée dans les institutions.

Si la Turquie a cependant encore d'énormes efforts à poursuivre, on doit garder à l'esprit qu'elle a encore dix ou quinze ans devant elle pour opérer les changements nécessaires.

D'une façon générale, la Turquie doit agir sur plusieurs sujets majeurs.

Le premier, c'est le respect des droits de l'homme, qu'il s'agisse de la législation ou des pratiques.

La situation reste assez préoccupante. Les conclusions du Conseil européen précisent à cet égard : « En cas de violation sérieuse et persistante des principes de liberté, de démocratie, de respect des droits humains et des libertés fondamentales, et de l'Etat de droit sur lesquels l'Union est fondée, la Commission recommandera la suspension des négociations de sa propre initiative ou à la demande d'un tiers des Etats membres. Le Conseil décidera à la majorité qualifiée. »

Le deuxième sujet, c'est la répression brutale au Kurdistan et le refus persistant d'accorder aux Kurdes leurs droits culturels, politiques et civils. Il faut effectivement régler cette question.

Le troisième sujet, c'est le problème de Chypre. La Turquie devra montrer, afin de résoudre ce problème, une grande disponibilité pour assurer la reprise d'un processus de règlement. On ne peut effectivement pas en rester au discours actuel.

Enfin, le quatrième sujet, c'est la question spécifique de la reconnaissance du génocide arménien, perpétré de 1915 à 1917, par le gouvernement « Jeunes-Turcs ».

Pour nous être mobilisés, avec les sénateurs de mon groupe mais aussi avec d'autres, afin d'obtenir du Sénat, le 8 novembre 2000, la reconnaissance du génocide arménien par le Parlement, nous savons très bien ce que peut signifier un tel débat pour les Français d'origine arménienne.

La Turquie n'a malheureusement pas évolué sur cette question, mais les négociations d'adhésion seront longues et je ne doute pas que ce pays finira par reconnaître le génocide arménien.

Sur le plan culturel, derrière le discours de ceux qui sont hostiles à l'adhésion de la Turquie, on perçoit bien que la raison fondamentale du refus est liée au fait que la majorité des Turcs sont musulmans. Oui, dans leur immense majorité, les Turcs sont musulmans. Et alors ? L'Europe n'est pas un « club de chrétiens ». N'oublions pas que quelque treize millions de musulmans vivent d'ores et déjà dans l'Union européenne. Rappelons aussi que la Turquie est un Etat laïc et qu'elle est déjà membre à part entière de diverses organisations européennes - notamment le Conseil de l'Europe - et internationales composées en majorité de pays « chrétiens » dont elle n'a pourtant jamais ébranlé les valeurs.

Derrière les discours irréductiblement contre l'entrée de la Turquie dans l'Union européenne, on voit clairement la volonté de limiter les frontières de l'Europe à celles d'un « club de riches-chrétiens ». Les critères d'adhésion seraient donc d'ordre religieux, et non pas d'ordre économique et politique.

Dans un contexte international où la rhétorique du choc des civilisations a malheureusement un certain écho, l'Union européenne, avec la candidature de la Turquie, a l'occasion d'adresser un message politique fort. Elle a l'opportunité de montrer que son projet est, effectivement, comme elle le prétend, celui d'une communauté de valeurs ouverte à tous les pays qui respectent les principes fondamentaux de l'Union, sans préjugé historique ou culturel. En intégrant un pays à majorité musulmane mais à tradition laïque, elle montrera qu'elle est une construction multiculturelle et ouverte.

Pour ces raisons, nous sommes tout à fait satisfaits de l'ouverture des négociations avec Ankara. Certes, le chemin de la Turquie pour adhérer à l'Union européenne relève d'un véritable parcours du combattant, un parcours spécifique de sauts d'obstacles, dont certains sont tout à fait indispensables : l'installation pérenne d'un Etat de droit, la reconnaissance du génocide arménien ou la reconnaissance de Chypre pour la résolution du conflit chypriote.

Si le Conseil européen a salué « les progrès décisifs réalisés par Ankara dans son processus ambitieux de réformes », ses conclusions précisent, en forme de compromis, que « ces négociations sont un processus ouvert dont l'issue ne peut pas être garantie à l'avance ». Il s'agit là d'une clause inédite, jamais rencontrée lors des précédents élargissements. Mesurons donc bien ce que nous sommes en train de demander à la Turquie.

On l'aura compris, les Vingt-cinq accueillent la Turquie avec prudence. D'autant plus que les conclusions de la Présidence prévoient explicitement que, si la Turquie « n'est pas en mesure d'assumer intégralement toutes les obligations liées à la qualité de membre, il convient de veiller à ce que l'Etat candidat soit pleinement ancré dans les structures européennes par le lien le plus fort possible ».

Contrairement à d'autres, qui misent sur l'échec des négociations, nous faisons confiance aux forces démocratiques et progressistes de ce pays pour relever ce défi.

Notons, par ailleurs, que le refus d'intégrer à terme la Turquie dans l'espace européen irait à l'encontre des attentes de la majorité de la population et donnerait un sérieux coup d'arrêt au processus de démocratisation du pays, processus qui fonde depuis longtemps l'espoir légitime des démocrates et des progressistes turcs et kurdes.

Il faut entendre la conviction exprimée, voici quelques jours, en France, par Leyla Zana, députée kurde arrêtée le jour de sa prestation de serment au Parlement turc, en 1994, et emprisonnée pour dix longues années : la perspective d'adhésion de la Turquie à I'Union européenne est « un immense espoir pour son peuple ».

L'Europe pourrait y puiser un nouveau dynamisme. Loin d'être moins forte politiquement, l'Europe pourrait, au contraire, parler au nom de quelque cinq cents millions de femmes et d'hommes liés par des valeurs qui transcendent leurs particularismes culturels et religieux. C'est cette Europe que nous voulons, une Europe ouverte à la Turquie, une Europe ouverte au monde.

Mes chers collègues, cette ouverture à la Turquie doit être l'occasion de repenser l'Europe.

En effet, l'ouverture ne doit pas s'effectuer dans l'Europe telle qu'elle existe aujourd'hui, à savoir une Europe dominée par des principes libéraux, qui se définit de plus en plus comme un espace voué au « tout marchand » et dans laquelle la Banque centrale et le pacte de stabilité déterminent la politique économique en dehors de tout contrôle démocratique.

Si nous souhaitons que la Turquie intègre, à terme, l'Union européenne, il nous paraît tout aussi indispensable que ce nouvel élargissement s'accompagne d'une réflexion sur la construction européenne, sur la conception que nous nous faisons de l'Europe.

Oui, il faut repenser l'Europe, la reconstruire sur de nouvelles bases, pour en faire une Europe citoyenne, une Europe sociale, une Europe créatrice d'emplois et garante de leur pérennité, une Europe faisant de l'intérêt général sa priorité, une Europe ouverte et solidaire, une Europe de paix. C'est de cela qu'il est question aussi dans le processus engagé avec la Turquie, avec le peuple turc.

C'est toute l'urgence d'un nouveau projet pour l'Europe, une Europe qui, une fois émancipée du libéralisme qui la plonge dans la crise, pourra répondre aux attentes et aux espoirs de ses peuples et du monde.

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