Séance en hémicycle du 21 décembre 2004 à 16h30

Résumé de la séance

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La séance

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La séance, suspendue à onze heures cinquante, est reprise à seize heures trente-cinq, sous la présidence de M. Christian Poncelet.

Debut de section - PermalienPhoto de Christian Poncelet

Monsieur le Premier ministre, monsieur le ministre des affaires étrangères, madame la ministre déléguée aux affaires européennes, monsieur le ministre délégué aux relations avec le Parlement, mes chers collègues, avant de donner la parole à M. le Premier ministre, je veux le remercier d'avoir accepté de présenter au Sénat une déclaration gouvernementale sur la Turquie.

Vous avez ainsi répondu favorablement, monsieur le Premier ministre, à la demande qu'au nom du Sénat j'avais exprimée au sein de la conférence des présidents, me faisant ainsi l'interprète de tous les groupes, ceux de la majorité comme ceux de l'opposition.

Avec l'accord de M. Henri Cuq, ministre délégué aux relations avec le Parlement, nous avons retenu la formule du débat dans le souci de permettre à chaque groupe d'exprimer la diversité de ses points de vue.

La décision du Conseil européen de Bruxelles d'ouvrir des négociations d'adhésion de la Turquie à l'Europe constitue, chacun le sait, la première étape d'un long processus qui prendra plusieurs années, au terme duquel, je tiens à le souligner, le peuple français sera appelé à trancher.

D'ici là, et conformément à la volonté du Chef de l'Etat, le Parlement sera tenu informé régulièrement des négociations, négociations dont nul ne peut préjuger de l'issue.

Monsieur le Premier ministre, vous avez la parole.

Applaudissements sur les travées de l'UMP et de l'Union centriste, ainsi que sur certaines travées du RDSE.

Debut de section - Permalien
Jean-Pierre Raffarin, Premier ministre

Monsieur le président, je vous remercie de votre propos introductif chaleureux. Je suis en effet heureux de pouvoir participer à ce débat avec la Haute Assemblée, à un moment important de l'histoire de la construction européenne.

Pour l'ouverture des négociations européennes en vue d'une éventuelle adhésion de la Turquie, le Président de la République a fixé la position de la France : oui à l'entrée de la Turquie à terme, si elle remplit les critères d'adhésion à l'Union européenne.

Pourquoi cette position ? Parce que si les conditions sont réunies, ce sera, nous en sommes convaincus, l'intérêt de la France et celui de l'Europe.

En participant aujourd'hui à votre débat, nous engageons un dialogue avec le Parlement que je souhaite régulier, transparent et conforme à la Constitution.

Ce dialogue durera tout au long des négociations qui vont s'échelonner sur une certaine durée.

Le ministre des affaires étrangères, M. Michel Barnier, et la ministre déléguée aux affaires européennes, Mme Claudie Haigneré, resteront disponibles pour la Haute assemblée à chaque étape de la négociation pour vous tenir informés, mesdames, messieurs les sénateurs.

Je veux d'abord souligner à quel point il apparaît clairement que l'Union européenne possède aujourd'hui une véritable puissance d'attraction démocratique.

La France propose une vision courageuse de l'histoire. Elle fait le choix d'un avenir ambitieux. C'est ce qui a guidé l'attitude du chef de l'Etat pendant le sommet de l'Union européenne.

Depuis 1963, la question de l'entrée de la Turquie en Europe est posée.

C'est le général de Gaulle qui, après le rapprochement en juin 1964 à propos de Chypre, puis lors de deux voyages présidentiels alternés en 1967 et en 1968, encouragea le dialogue européen avec la Turquie.

Aucun Président, aucun chef de gouvernement, aucun ministre n'a ensuite interrompu ce dialogue.

En 1999, l'ensemble des pays membres a reconnu la vocation européenne de la Turquie.

Le 6 octobre dernier, la Commission a donné un avis positif sur l'ouverture des négociations, ouverture que le Conseil européen a donc autorisée le 17 décembre.

Le débat sur cette question a été particulièrement animé dans notre pays.

Le Gouvernement a été attentif à tous les Européens convaincus qui se sont exprimés sur ce sujet, parfois dans des sens différents.

Le Gouvernement a entendu aussi tous ceux qui, exaspérés par l'immigration clandestine, voulaient exprimer sincèrement leurs craintes et leurs inquiétudes.

Ces positions sont respectables, même si elles ne sont pas toujours justes.

Le choix que l'Europe a fait le 17 décembre nous engage.

Ce n'est pas un choix d'opportunité, ce n'est pas un choix partisan, c'est un choix qui s'appuie sur une vision de la France et sur une vision de l'Europe : nous proposons à la Turquie de faire sa véritable révolution européenne.

Cette perspective correspond à une nouvelle idée de la puissance européenne, puissance d'attraction autant que d'organisation, puissance pour la paix, pour la stabilité et pour un modèle européen économique et social : une puissance qui incite un grand pays, à l'histoire riche et complexe, fort de 70 millions d'habitants, à mener les réformes nécessaires pour se conformer aux exigences européennes en matière de liberté, de droits de l'homme et de libre initiative.

Quelle autre organisation dans le monde a ce pouvoir d'attraction démocratique ?

Qui peut conduire une telle nation à mener des réformes si profondes, qui touchent au coeur même de son système politique ?

Qui peut conduire ce grand pays sur la voie de la réconciliation avec son ennemi d'hier, la Grèce ?

Qui peut ancrer 70 millions d'habitants dans l'économie sociale de marché ?

C'est un véritable aimant démocratique que notre Union européenne.

Reconnaissons qu'une Turquie démocratique serait une chance pour l'Europe, une Turquie qui aurait rempli les conditions nécessaires à son adhésion, avec son marché en forte croissance et en pleine expansion démographique, avec sa tradition jamais démentie de dialogue étroit avec nos alliés au Proche-Orient, avec la francophilie de ses élites, pour qui la France a toujours été la patrie des droits de l'homme et de la liberté.

La Turquie dans l'Europe serait une force de stabilité dans l'ensemble méditerranéen.

La voix de l'Europe au Proche-Orient sera plus forte avec la Turquie qu'elle ne l'est aujourd'hui.

Quant à l'immigration venue des nouveaux pays, elle fait toujours peur avant les élargissements, avant que l'on se rende compte que l'entrée dans l'Europe contribue au contraire à fixer les populations dans leur pays et ainsi à tarir l'immigration.

Le développement est toujours plus humain à la maison, et nous avons vu à l'occasion de tous les élargissements précédents que l'immigration stoppait avec l'adhésion.

Aujourd'hui, l'Europe a intérêt à ce que la Turquie penche du côté de l'Europe, et nous devons veiller à ne pas humilier la Turquie, ce grand pays qui se veut laïc, qui travaille depuis près de quatre-vingts ans à se rapprocher de l'Europe.

Si l'Europe lui claquait la porte, elle pourrait être sensible, personne n'en doute, aux thèses les plus aventureuses.

La vision de l'Europe ne doit pas se réduire à la géographie. On peut discuter longuement pour savoir si la Turquie est européenne sur le plan géographique ou pas, si son histoire est européenne ou pas, si sa culture est européenne ou pas.

Ce qui définit l'Europe, c'est la pensée libre, cet héritage complexe de la Renaissance, qui ne se réduit ni à une religion ni à des idéologies.

L'apport de l'Europe, c'est son humanisme, qui trouve déjà sa source dans la pensée grecque et latine. C'est le poète Térence qui disait : « Je suis homme et rien de ce qui est humain ne m'est étranger. »

La Turquie n'est pas étrangère à l'Europe.

Debut de section - Permalien
Jean-Pierre Raffarin, Premier ministre

L'Europe que nous construisons regarde vers l'avenir avant de regarder vers le passé.

L'Europe que nous construisons n'est pas une Europe recroquevillée qui a peur ; l'Europe que nous voulons est une Europe ambitieuse qui diffuse sa force et qui croit à ses valeurs.

L'Europe est une communauté de destin qui se définit par son ambition et par son projet.

La Turquie, évidemment, n'est pas prête aujourd'hui à l'adhésion et l'Europe ne l'est pas non plus, mais c'est avec cette vision de l'avenir que les vingt-cinq Etats membres ont permis l'ouverture des négociations pour une éventuelle entrée de la Turquie dans l'Union européenne.

Nous voulons définir notre projet européen, projet de paix, projet de tolérance, projet des droits de l'homme, et nous voulons que la Turquie rejoigne notre projet et partage nos valeurs. C'est à elle de faire le chemin vers le projet européen qui nous rassemble.

Il n'y a pas, vous le savez bien, à confondre négociation et adhésion. Le Président de la République l'a dit, je le redis devant vous, il n'y a pas automaticité de la négociation à l'adhésion.

Chacun le sait, le processus va être long et durer au minimum dix ans et peut-être quinze ans ou vingt ans. Pour une raison simple : ni l'Europe ni la Turquie ne sont prêtes aujourd'hui à cette adhésion. En Europe d'abord, et en France en particulier, il faudra du temps, beaucoup de temps pour faire partager à tous les acteurs concernés l'intérêt de la candidature turque, qui apparaîtra de plus en plus au fur et à mesure des discussions, si, bien sûr, le gouvernement turc se montre coopératif.

Avec la Turquie, je vois plusieurs domaines où la discussion sera particulièrement serrée et sur lesquels nos négociateurs devront être particulièrement vigilants et rigoureux.

En matière de démocratie d'abord. Tous les pays membres de l'Union européenne sont démocratiques et l'exercice démocratique ne saurait y être mis en cause. La Turquie a fait des progrès dans ce sens ces dernières années mais il lui faut encore du temps pour consolider ces acquis et prouver surtout qu'aucun retour en arrière n'est possible.

En matière de respect des droits de l'homme et des minorités : là aussi, des efforts sont nécessaires. Si l'on doit reconnaître des avancées importantes en ces domaines, la Turquie doit, bien sûr, évoluer rapidement vers cette perspective européenne des droits de l'homme, comme le Parlement français l'a dit à plusieurs reprises. Je pense notamment à la reconnaissance du génocide arménien de 1915, qui doit faire partie du nécessaire et complet travail de mémoire que la Turquie doit assumer, comme tous les autres pays européens assument eux-mêmes leur devoir de mémoire.

M. Yannick Bodin s'exclame.

Debut de section - Permalien
Jean-Pierre Raffarin, Premier ministre

Elle doit aussi garantir tous leurs droits aux Kurdes de Turquie, assurer la liberté des minorités religieuses et promouvoir une vraie égalité entre les femmes et les hommes.

En matière de réconciliation régionale également. Il est évident que le Conseil européen a eu raison de subordonner l'ouverture des négociations à la signature du protocole d'Ankara. Il a en effet clairement montré que la question de Chypre doit être résolue dans l'esprit du projet européen, cet esprit de réconciliation qui nous rassemble.

La qualité des relations avec le voisin grec devra aussi se confirmer.

Des progrès socio-économiques considérables devront également être établis.

La coupure économique entre l'est et l'ouest du pays devra être résolue par le maintien d'une forte croissance générale et par un investissement massif de l'Etat turc dans ces zones géographiques qui ne sont pas au niveau de la prospérité européenne.

Enfin, un considérable travail d'intégration de l'acquis communautaire doit être poursuivi : il sera long. Ce travail est immense, il va représenter des années et des années de négociations. Nous serons particulièrement vigilants à ce que toutes les décisions soient en cohérence avec les valeurs du projet européen.

Des périodes transitoires et des clauses de sauvegarde pourront, si nécessaire, être prévues et intervenir.

Ainsi, les négociations vont pouvoir s'ouvrir. Mesdames, messieurs les sénateurs, s'il s'avérait que la Turquie ne veut pas ou ne peut pas adhérer à l'ensemble de ces réformes, il va de soi que l'Union devra lui proposer un lien partenarial en lieu et place de l'adhésion.

Il est clair qu'à chaque instant nous aurons la possibilité d'arrêter les négociations qui sont ainsi engagées.

Dans ce processus, le Parlement aura toute sa place et sera régulièrement consulté. C'est une négociation d'Etat à Etat qui s'ouvre, mais, pendant toute la période des négociations, chaque Etat, chaque nation, chacun des vingt-cinq membres de l'Union européenne pourra utiliser son veto pour bloquer la totalité des négociations, s'il considère que ces dernières ne sont pas conformes à notre projet européen.

Pour la première fois, nous allons mener des négociations chapitre par chapitre, et pour entamer le deuxième chapitre, il faudra avoir clos le premier chapitre à l'unanimité. A chaque étape, chaque Etat aura un droit de veto, pour dire s'il adhère ou non à la démarche de négociation.

Je le dis donc solennellement : la France conservera la faculté d'arrêter les négociations si elle le juge nécessaire.

Je souhaite que nous soyons exemplaires dans ce processus de négociation, et surtout que nous ne nous enfermions pas les uns et les autres dans des slogans qui visent à attiser les peurs. N'ayons pas peur ! La peur ne saurait dicter un choix politique de cette importance. Il nous faut être exemplaires.

Exemplaires par la qualité du débat démocratique sur cette question fondamentale, qui ne doit pas être réduite à des slogans ou à des invectives jetées à la face d'un grand pays ami.

Exemplaires aussi par notre capacité d'ouverture : il n'y a pas de place en France, dans le pays des droits de l'homme, pour l'extrémisme et le populisme.

Nous ne pouvons pas accepter l'idée que la France décourage des dirigeants qui veulent engager leur pays dans la voie de la laïcité. Vous avez voté à l'unanimité un texte d'avant-garde sur la laïcité : la France qui, sur ce sujet, a porté haut et loin le message ne peut pas décourager les dirigeants Turcs qui veulent s'engager sur cette voie.

Ce n'est pas en attisant les peurs, qui sont réelles et que je respecte, que l'on fera progresser nos convictions. « Qui craint de souffrir souffre déjà de ce qu'il craint », disait déjà Montaigne.

Il nous faut affirmer cette vision d'avenir, cette vision d'homme d'Etat qui a été celle du Président de la République. Dans ces négociations, il a voulu placer la France comme le pays de l'avenir, comme le pays de l'histoire, comme le pays qui veut rassembler le continent européen autour de ses valeurs. C'est cette mission qui est celle de la France. Dans le respect de notre Constitution et de la Ve République : le chef de l'Etat négocie les traités, le Parlement et le peuple peuvent ensemble autoriser la ratification de ces traités.

Les Français auront leur mot à dire. Dans quelques semaines, une réforme constitutionnelle vous sera proposée, avant que le nouveau traité constitutionnel soit soumis à référendum. Dans cette réforme constitutionnelle, comme le Président de la République l'a souhaité, il est prévu qu'après la Roumanie, la Bulgarie et la Croatie, toute nouvelle adhésion sera sanctionnée par l'adoption d'un traité qui devra obligatoirement être ratifié par la voie référendaire. §

Ainsi, chaque Française et chaque Français conservera son droit d'expression personnelle. Nous ferons vivre les principes de la Ve République, qui inspirent aussi le nouveau traité constitutionnel et parmi lesquels figure le principe selon lequel le peuple est souverain. Sur ce dossier, le peuple aura le dernier mot.

Applaudissements sur les travées de l'UMP et de l'Union centriste, ainsi que sur certaines travées du RDSE.

Debut de section - PermalienPhoto de Christian Poncelet

La parole est à M. le président de la commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées.

Debut de section - PermalienPhoto de Serge Vinçon

Monsieur le président, monsieur le Premier ministre, madame, messieurs les ministres, mes chers collègues, le Conseil européen vient de décider d'ouvrir, le 3 octobre prochain, un long cycle de négociations pouvant conduire à l'adhésion de la Turquie à l'Union européenne.

Dans la forme, la position défendue par le chef de l'Etat et le Gouvernement respecte nos règles institutionnelles ; sur le fond, elle est fidèle aux engagements pris sur cette question depuis des années par notre pays.

L'importance de l'enjeu et les strictes conditions posées à la Turquie, le principe d'une appréciation par étapes des progrès accomplis pour, éventuellement, poursuivre le processus, justifieront une information complète et régulière du Parlement. La décision finale sera, le moment venu, soumise à l'approbation des Français, comme vous venez de le rappeler, monsieur le Premier ministre.

Une démarche longue et délicate est ainsi lancée. Il s'agira de préparer l'Union européenne à accueillir, éventuellement, un grand pays dont on connaît le dynamisme démographique, économique et culturel, un pays qui a engagé de profondes réformes qui traduisent un désir d'Europe déjà ancien, reconnu d'ailleurs par la Communauté européenne il y a plus de quarante ans.

L'adhésion de la Turquie à l'Union européenne conforterait cette dernière comme pôle économique et démographique à l'heure où, comme le rappelait le Président de la République, il lui faudra composer avec les grands ensembles indien ou chinois qui structurent déjà la mondialisation en cours. Une telle adhésion renforcerait sans doute aussi l'aspect « grand marché » de l'Union européenne que certains, contrairement à nous, en Europe ou hors d'Europe, entendent faire primer sur toute autre ambition.

Tout l'enjeu est donc de savoir si cette adhésion renforcerait ou non le projet européen dans ce qui fait son originalité, à savoir l'appartenance à une communauté de destin et l'ambition d'une Europe-puissance. Il s'agit là d'un débat légitime. Il est important de poser clairement les enjeux d'une décision qui est aussi un pari sur l'avenir. On peut l'aborder à travers trois exigences : d'abord, éviter les arguments du repli ou du rejet ; ensuite, ne pas cacher les motifs légitimes d'inquiétude ; et, enfin, définir les défis qu'il nous faut relever dès à présent.

Tout d'abord, il faut écarter les arguments du repli. Parmi ceux-ci figure celui de la géographie, fondé sur l'appartenance de l'essentiel du territoire turc au continent asiatique. Cet argument a été de facto réfuté dès 1963, quand la vocation européenne de la Turquie fut consacrée par la signature de l'accord d'association.

De la même manière, gardons-nous de recourir à l'argument religieux, qui doit être utilisé avec la plus grande prudence. La Turquie a effectué depuis longtemps une révolution laïque, unique dans la région. Cet argument ne saurait jouer contre l'adhésion, pas plus d'ailleurs qu'il ne doit être avancé comme un gage donné au monde musulman et qui serait alors déterminant en faveur de cette même adhésion.

Debut de section - PermalienPhoto de Serge Vinçon

Ce qui sera décisif, pour la période qui s'ouvre, c'est l'engagement sincère, durable et vérifiable des Turcs en faveur du projet européen et la contribution effective qu'ils y apporteront.

Pour autant, ne nous masquons pas les motifs légitimes d'inquiétude et les interrogations que la perspective de l'adhésion peut susciter.

La première inquiétude tient à ce que seraient demain les frontières de l'Europe au contact de zones aussi instables que l'Irak, l'Iran ou la Syrie. Quelles pourront en être alors les conséquences au sein de l'Union ainsi élargie en matière de politique étrangère ?

La seconde inquiétude tient au risque de voir l'Union confrontée, en son sein, à des conflits - comme la question kurde - qu'elle n'a pas, par elle-même, les moyens politiques de régler.

L'élargissement de l'Union ne peut en effet être porteur de paix que si elle s'appuie sur des convictions et des intérêts partagés.

Qu'en sera-t-il, ensuite, de la capacité de l'Union à intégrer un Etat aussi vaste et peuplé que la Turquie, sans modifier la nature du projet européen ou en ralentir la marche ? Il serait grave en effet que, le moment venu, la Turquie rejoigne une Europe toujours en quête de son identité, où le consensus tient trop souvent à l'imprécision de ses objectifs finals.

Qu'en sera-t-il de la capacité de la Turquie à conduire dans les faits et de façon irréversible les réformes nécessaires, à modifier en profondeur certains aspects de ses institutions, à adapter les repères d'une société encore très traditionnelle, à porter un regard neuf sur certains moments de son histoire ?

Qu'en sera-t-il, enfin, de la capacité de la Turquie à se soumettre aux exigences de respect des peuples à se gérer eux-mêmes ? La question de Chypre, en effet, ne peut être éludée.

Ces interrogations, pour l'essentiel, concernent la Turquie telle qu'elle est aujourd'hui. L'ouverture des négociations, qui vient d'être décidée, est donc un pari sur la Turquie de demain. Gardons-nous donc tout autant de nous précipiter dans le refus que de considérer comme allant de soi le résultat du processus qui s'ouvrira le 3 octobre prochain.

L'Union européenne et la France ont devant elles dès maintenant des défis importants à relever, qui se posent, ou se poseront, quelle que soit d'ailleurs, à terme, l'issue de la négociation qui va s'ouvrir.

Le premier défi concerne les frontières de l'Union, objet d'un débat jamais conclu à ce jour. Il est indispensable de définir précisément et de proposer clairement aux partenaires de la politique de voisinage engagée par l'Union une alternative attractive à l'adhésion, sans nourrir d'ambiguïtés.

Second défi, il faut clarifier le fonctionnement de l'Union et donc ratifier le traité constitutionnel pour donner aux Vingt-cinq, et bientôt aux Vingt-sept, les moyens de consolider et de développer les ambitions du projet européen. §

Il s'agit d'ambitions économiques, pour continuer de créer la croissance nécessaire au partage de la prospérité. Ce partage est l'une des meilleures garanties de la paix et de la stabilité, et rappelons qu'il fut au coeur du projet européen des fondateurs.

Mais il s'agit aussi, et surtout, d'ambitions politiques, qui nous imposent de ne pas renoncer à l'approfondissement sous l'effet des élargissements successifs, et nous imposent aussi, plus que jamais, de renforcer notre convergence sur les terrains décisifs des affaires étrangères et de la défense.

Pendant les dix ou quinze ans au minimum qui nous séparent de l'éventuelle entrée de la Turquie dans l'Union, cette dernière ne doit pas rester inerte et spectatrice. Les Vingt-sept auront la possibilité d'avancer dans bien des domaines, grâce au traité constitutionnel. Certains d'entre eux pourront même, d'une manière ou d'une autre, comme cela s'est déjà fait, décider de progresser ensemble plus vite et plus loin dans certains secteurs.

Exclamations sur plusieurs travées du groupe socialiste.

Debut de section - PermalienPhoto de Serge Vinçon

Avec ou sans la Turquie dans l'Union, celle-ci doit continuer d'avancer vers son intégration. C'est cela l'urgence pour l'Europe. C'est cela l'urgence pour une Europe qui affronte son destin sans le craindre.

L'avenir du projet européen ne dépend pas aujourd'hui de la Turquie, il dépend d'abord des Etats membres de l'Union. Il dépendra, dans quelques mois, de la décision des Français eux-mêmes. Nous leur faisons confiance.

Très bien ! et applaudissements sur les travées de l'UMP et de l'Union centriste. - M. Jacques Pelletier applaudit également.

Debut de section - PermalienPhoto de Christian Poncelet

La parole est à M. le président de la délégation pour l'Union européenne.

Debut de section - PermalienPhoto de Hubert Haenel

Monsieur le président, monsieur le Premier ministre, madame la ministre, messieurs les ministres, mes chers collègues, il est question d'une adhésion de la Turquie depuis plus de quarante ans.

Mais, jusqu'à l'année dernière, cette perspective n'a guère fait l'objet d'un débat en dehors des cercles diplomatiques.

Les opinions publiques se sont emparées récemment de ce débat. Pour ma part, je m'en félicite. En effet, quand les grands choix européens se font dans le silence et l'indifférence, le moment vient toujours où les citoyens ont le sentiment d'avoir été mis devant un fait accompli, ce qui suscite méfiance et incompréhension envers l'Europe.

Debut de section - PermalienPhoto de Hubert Haenel

M. Hubert Haenel, président de la délégation pour l'Union européenne. La délégation s'est efforcée d'alimenter le débat, notamment avec le rapport de notre collègue Robert Del Picchia.

Bravo ! sur les travées de l'UMP.

Debut de section - PermalienPhoto de Hubert Haenel

En même temps, cette irruption des opinions publiques a révélé l'ampleur des réticences et des inquiétudes que provoquait la candidature turque dans de nombreux pays membres, dont le nôtre.

Ainsi, le 17 décembre dernier, le Conseil européen avait à faire un travail de conciliation. Il lui fallait, dans la lignée de ses délibérations précédentes, encourager la Turquie à poursuivre son rapprochement avec l'Union. Il lui fallait aussi donner aux citoyens l'assurance qu'il ne s'agissait, en aucun cas, d'accepter que le projet européen puisse être dénaturé. Il lui fallait, enfin, alerter la Turquie sur la nécessité d'une plus grande connaissance et d'une meilleure compréhension réciproques entre partenaires de la négociation.

Je crois que le Conseil européen a réussi ce travail de conciliation.

Bien sûr, les inquiétudes des opinions publiques, en France comme dans d'autres pays membres, ne vont pas disparaître. Mais je crois qu'elles peuvent être beaucoup atténuées par un examen plus attentif des termes de la question telle qu'elle se pose désormais à l'Europe.

Qu'on me permette, tout d'abord, de rappeler une évidence : les principes d'égalité et de non-discrimination sont des principes de base de la construction européenne. On ne peut accepter ou rejeter une candidature de manière arbitraire. Qui peut aujourd'hui prendre la responsabilité de dire à la Turquie : non et jamais ! Les conditions posées à la Turquie doivent être celles qui s'appliquent à tout autre pays posant sa candidature à l'Union.

Or, pour que des négociations d'adhésion puissent s'ouvrir, il n'y a que deux conditions essentielles : tout d'abord, le pays candidat doit être un pays « européen » ; ensuite, ce pays doit être sur la « bonne pente » afin de pouvoir remplir intégralement les critères politiques, économiques, administratifs qui sont exigés pour l'adhésion à l'Union.

Examinons donc ces deux conditions essentielles.

La Turquie est-elle un pays « européen » ? C'est sans doute un sujet dont on pourrait débattre à l'infini si l'on donnait au mot « européen » un contenu historique, ou « culturel », au sens que les Allemands donnent à ce terme. Mais les traités entendent le mot « européen » dans un sens beaucoup plus restreint et plus précis : est « européen » un Etat qui a une partie au moins de son territoire en Europe. C'est la raison pour laquelle, par exemple, la Commission a refusé d'examiner la candidature du Maroc. La réponse aurait été la même si un pays comme le Canada, qui pourtant partage à l'évidence les valeurs européennes, avait posé sa candidature.

Au sens des traités, la Turquie est donc un pays européen, même si la grande majorité de son territoire est située hors d'Europe. D'ailleurs, nul n'a contesté le caractère « européen » de la Turquie lorsqu'elle a adhéré, dès 1949, au Conseil de l'Europe, et je dirai, en souriant, que nul non plus ne veut l'exclure, à ma connaissance, de la Coupe européenne de football !

Murmures sur plusieurs travées

Debut de section - PermalienPhoto de Hubert Haenel

A partir de là, c'est la deuxième condition qui devient déterminante. La Turquie est-elle sur la bonne voie ? S'est-elle assez rapprochée des critères d'adhésion pour que l'on puisse espérer qu'elle les remplisse intégralement un jour ?

Là également, le jugement de l'Union n'est pas quelque chose d'arbitraire. C'est la Commission européenne, gardienne de l'intérêt général au sein de l'Union, qui doit donner au Conseil européen la base de son jugement. Et nul dans cette enceinte ne peut dire que, concernant la Turquie, la Commission européenne a pris son travail à la légère !

Or, la conclusion de la Commission a été claire : la Turquie ne remplit pas aujourd'hui les critères d'adhésion, mais elle s'en est suffisamment rapprochée pour permettre l'ouverture de négociations d'adhésion.

A partir de là, ce que nous devons toujours garder à l'esprit, c'est que tout reste ouvert. Comme le disait le philosophe Alain, quand le mariage est fait, il est à faire. Nous n'en sommes même pas là : nous n'en sommes qu'aux fiançailles ; tout est à faire, et rien n'est acquis.

Ne laissons pas croire - ce ne serait bon ni pour l'Union ni pour la Turquie - que les négociations d'adhésion sont une sorte de toboggan, d'où l'on sort membre de l'Union par simple effet de gravitation.

Ne laissons pas croire non plus que, quand on parle de « négociations d'adhésion », cela signifie qu'on peut négocier les conditions de l'adhésion. En réalité, les négociations d'adhésion sont la vérification en commun que les conditions d'adhésion sont remplies. Dans le cas contraire, il ne peut y avoir d'adhésion.

Et cette vérification en commun s'effectuera - comme vient de le dire M. le Premier ministre - chapitre par chapitre, à l'unanimité des Etats membres. On peut tout de même penser que lorsque vingt-cinq ou vingt-huit Etats membres, sur proposition de la Commission, jugeront qu'un chapitre doit être clos, ce sera parce qu'il méritera de l'être ! Naturellement, dans notre pays, la confiance dans ce processus ne pourra qu'être accrue si les deux assemblées sont informées et associées de manière appropriée et régulière.

En tout état de cause, si l'on regarde de plus près les conclusions du Conseil européen, on voit que les garde-fous sont nombreux et que les difficultés ne sont pas sous-estimées. Le Conseil européen affirme que « les négociations sont un processus ouvert dont l'issue ne peut être garantie à l'avance » ; il précise que « de longues périodes transitoires, des dérogations, des arrangements spécifiques ou des clauses de sauvegarde permanente pourront être envisagés » ; il précise également que les négociations « ne sauraient être conclues qu'après l'établissement du cadre financier pour la période débutant en 2014 et les réformes financières qui pourraient en découler ».

Le Conseil européen s'est donc entouré des précautions nécessaires.

Supposons que tout tourne bien. Après la conclusion des négociations, l'adhésion supposera une décision unanime du Conseil européen, puis l'accord du Parlement européen et, enfin, l'accord de chaque Etat membre, soit par la voie parlementaire, soit par la voie du référendum. Selon toute vraisemblance, l'Union comptera alors vingt-huit Etats membres. Qui peut sérieusement prétendre que tout cela n'est rien et que tout est déjà joué ?

Puisque les inquiétudes des opinions publiques ont été prises en compte, puisque les garanties sont là, le moment est venu pour l'Union et la Turquie de se tourner davantage l'une vers l'autre. Dans les dix ans à venir, il faudra vaincre l'ignorance réciproque. Les peuples de l'Union devront mieux comprendre et mieux connaître les efforts de la Turquie et l'apport qu'elle pourrait constituer pour l'Europe ; le peuple turc devra mieux mesurer tout ce qu'implique l'appartenance à l'Union et montrer qu'il est prêt à accepter toutes les disciplines qu'impose cette appartenance. La convergence nécessaire se fera-t-elle ? Nul ne peut le dire aujourd'hui, ni dans un sens ni dans l'autre.

Si nous devions nous prononcer aujourd'hui, dans les conditions actuelles, il nous faudrait dire : non, la Turquie n'est pas prête à adhérer à l'Union ; non, l'Union n'est pas prête à accueillir la Turquie. Mais ce n'est pas la question qui se pose à nous en ce moment.

Aujourd'hui, la question est de savoir si l'Europe se conçoit comme un club de pays vieillissants qui regardent l'avenir dans un rétroviseur, un club de pays qui a peur de l'avenir, un club de pays frileux qui ont peur des autres parce qu'ils n'ont plus confiance en eux et qui sont pressés de sortir de l'histoire, ou bien si l'Europe se conçoit comme un acteur du monde globalisé, capable de se lancer de grands défis.

Or, je crois que la leçon de cinquante ans de construction européenne, c'est que l'Europe a un sens par les défis qu'elle se donne. On a oublié aujourd'hui le scepticisme qui entourait la création du Marché commun, comme les doutes qui avaient été émis sur le succès de l'Union monétaire. En réalité, la construction européenne n'a cessé de mener à bien des entreprises souvent jugées hors d'atteinte. Qui pensait que l'élargissement à l'Est serait aussi rapidement mené à bien et qu'il n'empêcherait pas l'Europe de se doter d'une Constitution ?

L'ouverture vers la Turquie est, à nouveau, une grande et périlleuse entreprise. Mais imaginons un instant que ce soit un succès : non seulement le gain pour l'Europe serait évident, sur le plan de l'économie comme sur le plan de la puissance, mais l'impact sur le voisinage de l'Union serait considérable.

L'ouverture des négociations avec la Turquie est, certes, un redoutable défi pour l'Europe. Parviendra-t-elle à le relever ? Cela vaut la peine d'essayer !

Applaudissements sur les travées de l'UMP et de l'Union centriste, ainsi que sur certaines travées du RDSE.

Debut de section - PermalienPhoto de Christian Poncelet

J'indique au Sénat que, compte tenu de l'organisation du débat décidée par la conférence des présidents, les temps de parole dont disposent les groupes pour cette discussion sont les suivants :

Groupe Union pour un mouvement populaire, 47 minutes ;

Groupe socialiste, 32 minutes ;

Groupe de l'Union centriste, 14 minutes ;

Groupe communiste républicain et citoyen, 11 minutes ;

Groupe du rassemblement démocratiqueet social européen, 9 minutes ;

Réunion administrative des sénateurs ne figurant sur la liste d'aucun groupe, 7 minutes.

Dans la suite du débat, la parole est à M. Michel Mercier.

Debut de section - PermalienPhoto de Michel Mercier

Monsieur le président, madame, messieurs les ministres, mes chers collègues, le Sénat est invité à débattre sur la question de l'adhésion de la Turquie à l'Union européenne un 21 décembre après-midi, alors que beaucoup peuvent avoir la tête ailleurs.

Debut de section - PermalienPhoto de Michel Mercier

Les ministres présents ne manqueront pas de lui rapporter mes propos. Le Gouvernement est un !

Debut de section - PermalienPhoto de Christian Poncelet

M. le Premier ministre s'est absenté un court instant pour une obligation impérative, il va revenir.

Veuillez poursuivre, mon cher collègue !

Debut de section - PermalienPhoto de Michel Mercier

Je vais parler doucement et longtemps et j'espère qu'il entendra ainsi au moins la fin de mon intervention.

Debut de section - Permalien
Michel Barnier, ministre des affaires étrangères

Le Gouvernement est présent et il vous écoute, monsieur Mercier !

Debut de section - PermalienPhoto de Michel Mercier

Une fois la décision prise, le débat a-t-il encore lieu d'être, dès lors qu'il ne sera pas suivi d'un vote ? Je voudrais tout d'abord évoquer ce point, qui me semble important.

Depuis des années, nous avons révisé la Constitution, et nous considérons tous aujourd'hui qu'il faut distinguer la diplomatie classique des affaires européennes. Nous, à l'UDF, sommes pleinement respectueux du rôle et des compétences du Président de la République en matière diplomatique. Le titre VI de la Constitution dispose que « le Président de la République négocie et ratifie les traités » et nous respectons tout à fait cette disposition. Mais le titre XV de la Constitution est relatif aux Communautés européennes et à l'Union européenne. Or, si le constituant a distingué les traités et l'Union européenne, c'est parce qu'il ne s'agit pas de la même chose.

Pour notre part, nous regrettons beaucoup que le Gouvernement n'ait pas accepté de se placer dans le cadre du titre XV et de l'article 88-4 de la Constitution et n'ait pas organisé un vrai débat sur la question de l'élargissement de l'Union européenne à la Turquie, pour qu'une résolution soit votée, comme le prévoit expressément la Constitution. C'est donc dans le total respect de la lettre de la Constitution et de son esprit que nous réclamons ce débat.

Pour ma part, je suis très heureux de la décision du Conseil constitutionnel en date du 19 novembre 2004. Personne ne peut mettre en cause la compétence et la rigueur du président et des membres du Conseil constitutionnel. Le onzième considérant de cette décision énonce : « Considérant, qu'aux termes de l'article 88-1 de la Constitution : La République participe aux Communautés européennes et à l'Union européenne, constituées d'Etats qui ont choisi librement, en vertu des traités qui les ont instituées, d'exercer en commun certaines de leurs compétences; que le constituant a ainsi consacré l'existence d'un ordre juridique communautaire intégré à l'ordre juridique interne et distinct de l'ordre juridique international ; ». C'est sur ce point que se fonde bien sûr la compétence du Parlement à pouvoir aborder ces questions et à délibérer sur la plénitude du terme et des pouvoirs.

Cela étant dit, le Conseil européen a autorisé, le 17 décembre dernier, la poursuite des négociations sur l'adhésion de la Turquie. Certes, depuis 1963, à diverses reprises, les Communautés européennes ont dit, ou en tout cas ont laissé penser - il faut avoir l'honnêteté de le reconnaître - que la Turquie était fondée à considérer que l'Union européenne était prête à lui ouvrir les portes de la négociation, et éventuellement les portes de l'Union. Que se passe-t-il aujourd'hui ? La décision est-elle prise ? Est-elle définitive ? M. le président de la délégation pour l'Union européenne vient d'expliquer que tel n'est pas le cas, mais le Conseil européen a décidé de négocier pour parvenir à un résultat positif, et, à défaut, poursuivre les négociations.

En tant que parlementaires, nous n'avons pas été associés au travail de négociation, et nous avons vu à la télévision un premier ministre turc, habile...

Debut de section - PermalienPhoto de Michel Mercier

C'est une affaire européenne, mon cher collègue, et nous le savons bien. Ceux qui ont tout de suite marqué leur satisfaction et salué cet effort européen, ce sont le président des Etats-Unis d'Amérique et son secrétaire d'Etat, lequel va bientôt quitter son poste.

Monsieur le Premier ministre, puisque vous nous avez rejoints, je voudrais vous poser deux questions. Certes, les choses peuvent bouger mais, à mes yeux, l'Europe passe avant la Turquie. Alors, monsieur le Premier ministre, quelle Turquie pour quelle Europe, et non pas quelle Europe pour quelle Turquie comme on pourrait parfois le laisser croire trop facilement ?

Que la Turquie soit un grand pays, un grand peuple, c'est évident. Comme Pierre Fauchon l'a rappelé, c'est un pays ami des Etats-Unis, qui a brûlé ses vaisseaux avec l'Orient proche ou lointain et n'a pas d'autre carte à jouer que celle de l'Europe. Il faut le reconnaître, la Turquie a su faire de cette faiblesse intrinsèque une véritable force.

Certes, la Turquie a fait des efforts incontestables pour modifier sa législation, mais l'application de celle-ci sera une autre affaire. Je souhaite que nous puissions également examiner cet aspect.

A l'évidence, des faiblesses demeurent.

Le miracle que l'on nous fait miroiter avec l'adhésion de la Turquie doit, au contraire, nous conduire à nous interroger.

J'aborderai tout d'abord le niveau économique de la Turquie.

Certes, son économie fonctionne bien, mais ce grand pays sera tout de même, et de loin, le plus pauvre de l'Union européenne. Les tableaux qui nous sont présentés montrent bien des différences : la nature des choses n'est pas la même pour tout le monde. Je voudrais donc savoir comment, avec un budget européen constant, on pourra financer le rattrapage de la Turquie.

On nous fait miroiter le marché turc. Or nous savons tous aujourd'hui qu'il est, en valeur, à peu près équivalant à celui de la Belgique, ce qui n'est pas négligeable, mais ne relève pas du miracle.

S'agissant des droits de l'homme et de ceux de la femme, il est évident que la Turquie d'aujourd'hui doit encore largement réaliser des progrès. Il suffit de considérer les procès qui sont régulièrement engagés en ce domaine devant la Cour de justice de Strasbourg.

Debut de section - PermalienPhoto de Michel Mercier

Je voudrais maintenant dire un mot sur la laïcité.

Debut de section - PermalienPhoto de Michel Mercier

On nous présente partout la Turquie comme étant un grand Etat laïc qui viendrait nous renforcer. Je voudrais dire très simplement, mais très fermement, que la laïcité de la Turquie n'est pas, et de loin, la laïcité ...

Debut de section - PermalienPhoto de Michel Mercier

... de la République française. Notre laïcité se fonde sur la reconnaissance des religions, le respect de la conscience individuelle et de la liberté de culte. Telle est la laïcité française à laquelle nous sommes attachés.

Debut de section - PermalienPhoto de Michel Mercier

La laïcité de l'Etat turc place l'exercice de la religion, une seule, sous la loi de l'Etat ; pour les autres, il n'y a pas de salut en quelque sorte.

Debut de section - PermalienPhoto de Michel Mercier

S'agissant de la géographie, il faut sans doute avoir fait des études poussées dans cette discipline, monsieur le président de la délégation, pour affirmer que l'Asie mineure fait partie de l'Europe. Pour ma part, cela m'échappe et je considère que la géographie n'est pas la question essentielle.

Voilà cent douze ans, à quelques centaines de mètres d'ici, lors d'une conférence à la Sorbonne, Renan avait très justement réfuté une définition de la nation fondée sur des critères strictement objectifs ; au contraire, il avait placé la nation dans le cadre de critères subjectifs : on pouvait constituer une nation dès lors que l'on avait un passé commun, des projets d'avenir partagés, avec un plébiscite quotidien qui vient soutenir cette idée de projets à vivre ensemble. La géographie n'est donc pas un critère essentiel, c'est le projet qui, très naturellement, devient essentiel.

Je voudrais à présent poser une question essentielle : quelle Europe accueillera la Turquie ? S'agira-t-il, comme on l'a dit récemment, d'une Europe qui sera simplement porteuse de paix, de démocratie, de richesse économique ? L'Europe l'a été, il est vrai, mais ce fut l'Europe de 1957. Aujourd'hui, cette Europe - c'est encore le projet de certains membres de l'Union européenne - est sans frontières reconnues, bonne élève du libéralisme, conservatoire des libertés ...

Debut de section - PermalienPhoto de Michel Mercier

... chéries par l'individualisme démocratique pour reprendre les expressions de Henri Madelin. Cette Europe sans rivage accueillant tout pays qui frappe à sa porte reste un nain politique et n'a pas la maîtrise de son destin au sein du monde actuel : ce qui est gagné en extension est toujours perdu en cohérence interne. Et ce n'est la faute ni de la Turquie ni de l'Albanie ni de la Roumanie, c'est la nôtre ! C'est vrai que l'Europe a préféré s'étendre plutôt que de dire ce qu'elle veut être.

Debut de section - PermalienPhoto de Michel Mercier

Avec l'adhésion de la Turquie, et plus encore avec le vote sur le traité constitutionnel européen, nous devons très clairement dire quelle Europe nous voulons. Cette Europe, je le dis tout de go, est, pour nous, ce que nous pouvons appeler, même si la formule est imparfaite, une « Europe-puissance », c'est-à-dire une Europe entreprenante et généreuse, maîtresse de son destin, qui ne soit pas seulement un club fondé sur le respect des droits de l'homme, même si cela est important, - mais les Etats-Unis ou d'autres pays respectent les droits de l'homme ; ce n'est pas propre à l'Europe ! -, une Europe ambitieuse pour elle-même et pour ses habitants. Cette Europe, c'est une Europe qui est finie, bornée, qui a des frontières, un espace. Le traité constitutionnel européen, sur lequel nous serons bientôt amenés à nous prononcer, est, de ce point de vue, un moment essentiel, et c'est même, à mon avis, la meilleure façon de répondre à la demande de la Turquie.

Ce traité va au-delà du simple rassemblement des textes épars existants. Il peut, si nous le voulons, fonder un nouvel accueil de l'Europe par nos concitoyens.

Quand on regarde - même techniquement - le traité, le passage d'un ensemble de matières importantes du stade intergouvernemental au stade communautaire, avec un rôle renforcé du Parlement, peut changer la donne européenne.

L'Europe est parfaitement fondée à défendre un modèle, social et culturel, européen, différent du modèle américain et de tout autre modèle, propre au génie européen, façonné à la fois par notre histoire et par notre culture.

Monsieur le Premier ministre, madame, messieurs les ministres, pour ne citer que le domaine économique, pouvons-nous nous contenter longtemps d'une monnaie commune « dirigée » par un traité, et non par un gouvernement européen ? La « casse » économique que nous subissons aujourd'hui est liée, nous le voyons bien, au fait que l'euro dépend d'un traité, et non de la décision d'hommes politiques responsables.

Debut de section - PermalienPhoto de Michel Mercier

Nous pouvons aussi nous interroger sur ce qui fait la particularité de notre modèle sur le plan culturel et social.

Beaucoup ont parlé du « choc des civilisations », cher à Huntington. Il s'agit d'un concept américain, et non pas européen. Toute notre histoire va à l'encontre de cette idée ; toute notre culture va, au contraire, dans le sens d'un progrès et d'une assimilation.

Je souhaite que nous puissions répondre à la demande de la Turquie, mais aussi, probablement demain, à celle que formuleront l'Ukraine, l'Arménie et d'autres Etats, ...

Debut de section - PermalienPhoto de Michel Mercier

...par la construction d'une Europe à partir du traité constitutionnel, négocié par la Convention européenne.

Nous devons pouvoir dire quelle Europe nous voulons, de quelle Europe nous avons besoin et quel modèle social nous souhaitons défendre, de façon que celles et ceux qui souhaitent nous rejoindre sachent à l'avance quel destin ils peuvent partager avec nous.

Applaudissements sur les travées de l'Union centriste et de l'UMP, ainsi que sur certaines travées du RDSE.

Debut de section - Permalien
Jean-Pierre Raffarin, Premier ministre

M. Jean-Pierre Raffarin, Premier ministre. Monsieur le président, mesdames, messieurs les sénateurs, j'ai la joie profonde de vous annoncer que Christian Chesnot et Georges Malbrunot viennent d'être libérés par l'Armée islamique.

Mmes et MM. les sénateurs ainsi que Mme et MM. les ministres se lèvent et applaudissent longuement.

Debut de section - Permalien
Jean-Pierre Raffarin, Premier ministre

Je souhaite, devant la Haute Assemblée, rendre hommage au courage de ces deux hommes, qui ont souffert pendant de longs mois dans des conditions difficiles.

C'est une démarche constante, difficile, discrète qui a permis aux services français et à leurs partenaires d'obtenir cette libération. Je voudrais saluer ces services, l'ensemble de notre diplomatie, qui a agi sous l'autorité de Michel Barnier, et les équipes qui étaient coordonnées par mon directeur de cabinet.

Je veux dire combien, au cours de ces longs mois, nous avons pensé aux familles, qui ont fait preuve d'un grand courage et d'une immense dignité, dans des circonstances très douloureuses. Nous avons, les uns et les autres, partagé leurs peines au jour le jour.

Je voudrais saluer la mobilisation de tous ceux qui ont entretenu ce courage, et notamment leurs confrères et tous leurs amis.

Je salue aussi, bien sûr, l'ensemble des associations et tous les Français qui, dans ces circonstances, ont fait preuve de leur profonde solidarité.

Mais notre joie ne sera totale que lorsque nos deux compatriotes seront en toute sécurité sur notre sol. Du fait de la dangerosité du pays où ils sont encore, nous attendons ce moment de bonheur où nous pourrons, ensemble, au nom de la nation, les accueillir.

Applaudissements sur l'ensemble des travées

Debut de section - PermalienPhoto de Christian Poncelet

Monsieur le Premier ministre, merci de cette excellente nouvelle, qui nous fait chaud au coeur.

Debut de section - PermalienPhoto de Christian Poncelet

Nous poursuivons le débat sur la déclaration du Gouvernement.

Dans la suite du débat, la parole est à M. Robert Bret.

Debut de section - PermalienPhoto de Robert Bret

Monsieur le Premier ministre, nous ne pouvons que nous réjouir de la bonne nouvelle que vous venez de nous annoncer, en espérant que nos deux compatriotes, MM. Chesnot et Malbrunot, pourront passer les fêtes de fin d'année avec leur famille.

Le 16 décembre 2004, à Bruxelles, les vingt-cinq chefs d'Etat et de gouvernement ont décidé de proposer à la Turquie d'ouvrir le 3 octobre 2005 les négociations en vue de son adhésion à l'Union européenne.

Je tiens tout d'abord à souligner que l'ouverture de ces négociations a été largement voulue par le Parlement européen. En effet, deux jours avant le Conseil, il a adopté une résolution soulignant les progrès réalisés par la Turquie en matière de respect des critères politiques, considérant que ces progrès étaient suffisants pour permettre d'ouvrir les négociations d'adhésion.

La décision du Conseil européen intervient quarante-cinq ans après la première demande d'adhésion de la Turquie, le 31 juillet 1959. Il s'agit donc d'une décision historique. Depuis la signature de l'accord d'association, en 1963, le principe de cette adhésion, ses conditions et son calendrier ont en permanence été liés dans un seul et même processus devant aboutir, à terme, à l'intégration de la Turquie.

Autrement dit, la décision du Conseil européen confirme les engagements pris par les gouvernements européens et par les institutions de l'Union européenne depuis plus de quarante ans. La décision est juste et constitue un signe politique fort pour une Europe ouverte. Nous militons pour une communauté solidaire des peuples européens, pour une Europe ouverte au monde et à l'espace méditerranéen.

Dans ses conclusions, le Conseil européen rappelle qu'il « avait considéré que la Turquie était un pays candidat destiné à rejoindre l'Union sur la base des mêmes critères que les autres pays candidats ». Pour l'essentiel, il s'agit des critères dits de Copenhague, c'est-à-dire des critères économiques définissant une capacité à intégrer l'acquis communautaire et à développer une économie de marché. Nous contestons le fait que ces deux critères puissent faire figure de conditions, puisque s'y rattachent des politiques ultra-restrictives néolibérales, les mêmes, d'ailleurs, que celles qui caractérisent le projet de Constitution que nous refusons. En revanche, le critère politique de la démocratie et de l'Etat de droit nous paraît constituer une condition normale et forte à l'adhésion.

Sur le plan économique, la Turquie connaît, depuis les années 1995-1996, un dynamisme incontestable. Rappelons qu'elle a un produit intérieur brut par habitant supérieur à celui de la Roumanie et de la Bulgarie, et proche de celui de certains pays déjà membres de l'Union. Se fonder sur le critère des performances économiques pour refuser l'ouverture des négociations d'adhésion constituerait une discrimination flagrante.

Certes, géographiquement, la Turquie n'est que partiellement européenne, mais la vocation ou l'ancrage européen de ce pays peut-il être mis en doute pour des raisons géographiques ? Par ailleurs, quelle est la validité de la notion de « frontière naturelle » ? Depuis toujours, les frontières dessinées par la main de l'homme se déplacent, s'effacent au gré des échanges, des migrations et des évolutions politiques.

Du point de vue historique, depuis le début du XVIe siècle et jusqu'à la fin de la Première Guerre mondiale, il n'y a ni guerre ni paix en Europe qui ne concerne ou n'implique, directement ou indirectement, l'Empire ottoman. Historiquement, le destin de l'ancien Empire ottoman est lié à celui de l'Europe. Depuis la guerre de Crimée, en 1853, la Turquie moderne fait explicitement partie des équilibres européens.

Sur le plan de la démocratie et des valeurs universelles, la perspective d'adhésion à l'Union européenne est, sans conteste, un stimulant très efficace pour la démocratisation de la Turquie.

Dans les vingt dernières années, la Turquie a fait des progrès sensibles en matière de droits de l'homme. Elle a commencé à adapter sa législation et a modifié ses pratiques dans l'espoir de l'adhésion. Les avancées intervenues sur le plan de l'Etat de droit permettent de commencer à remettre en question la place de l'armée dans les institutions.

Si la Turquie a cependant encore d'énormes efforts à poursuivre, on doit garder à l'esprit qu'elle a encore dix ou quinze ans devant elle pour opérer les changements nécessaires.

D'une façon générale, la Turquie doit agir sur plusieurs sujets majeurs.

Le premier, c'est le respect des droits de l'homme, qu'il s'agisse de la législation ou des pratiques.

La situation reste assez préoccupante. Les conclusions du Conseil européen précisent à cet égard : « En cas de violation sérieuse et persistante des principes de liberté, de démocratie, de respect des droits humains et des libertés fondamentales, et de l'Etat de droit sur lesquels l'Union est fondée, la Commission recommandera la suspension des négociations de sa propre initiative ou à la demande d'un tiers des Etats membres. Le Conseil décidera à la majorité qualifiée. »

Le deuxième sujet, c'est la répression brutale au Kurdistan et le refus persistant d'accorder aux Kurdes leurs droits culturels, politiques et civils. Il faut effectivement régler cette question.

Le troisième sujet, c'est le problème de Chypre. La Turquie devra montrer, afin de résoudre ce problème, une grande disponibilité pour assurer la reprise d'un processus de règlement. On ne peut effectivement pas en rester au discours actuel.

Enfin, le quatrième sujet, c'est la question spécifique de la reconnaissance du génocide arménien, perpétré de 1915 à 1917, par le gouvernement « Jeunes-Turcs ».

Pour nous être mobilisés, avec les sénateurs de mon groupe mais aussi avec d'autres, afin d'obtenir du Sénat, le 8 novembre 2000, la reconnaissance du génocide arménien par le Parlement, nous savons très bien ce que peut signifier un tel débat pour les Français d'origine arménienne.

La Turquie n'a malheureusement pas évolué sur cette question, mais les négociations d'adhésion seront longues et je ne doute pas que ce pays finira par reconnaître le génocide arménien.

Sur le plan culturel, derrière le discours de ceux qui sont hostiles à l'adhésion de la Turquie, on perçoit bien que la raison fondamentale du refus est liée au fait que la majorité des Turcs sont musulmans. Oui, dans leur immense majorité, les Turcs sont musulmans. Et alors ? L'Europe n'est pas un « club de chrétiens ». N'oublions pas que quelque treize millions de musulmans vivent d'ores et déjà dans l'Union européenne. Rappelons aussi que la Turquie est un Etat laïc et qu'elle est déjà membre à part entière de diverses organisations européennes - notamment le Conseil de l'Europe - et internationales composées en majorité de pays « chrétiens » dont elle n'a pourtant jamais ébranlé les valeurs.

Derrière les discours irréductiblement contre l'entrée de la Turquie dans l'Union européenne, on voit clairement la volonté de limiter les frontières de l'Europe à celles d'un « club de riches-chrétiens ». Les critères d'adhésion seraient donc d'ordre religieux, et non pas d'ordre économique et politique.

Dans un contexte international où la rhétorique du choc des civilisations a malheureusement un certain écho, l'Union européenne, avec la candidature de la Turquie, a l'occasion d'adresser un message politique fort. Elle a l'opportunité de montrer que son projet est, effectivement, comme elle le prétend, celui d'une communauté de valeurs ouverte à tous les pays qui respectent les principes fondamentaux de l'Union, sans préjugé historique ou culturel. En intégrant un pays à majorité musulmane mais à tradition laïque, elle montrera qu'elle est une construction multiculturelle et ouverte.

Pour ces raisons, nous sommes tout à fait satisfaits de l'ouverture des négociations avec Ankara. Certes, le chemin de la Turquie pour adhérer à l'Union européenne relève d'un véritable parcours du combattant, un parcours spécifique de sauts d'obstacles, dont certains sont tout à fait indispensables : l'installation pérenne d'un Etat de droit, la reconnaissance du génocide arménien ou la reconnaissance de Chypre pour la résolution du conflit chypriote.

Si le Conseil européen a salué « les progrès décisifs réalisés par Ankara dans son processus ambitieux de réformes », ses conclusions précisent, en forme de compromis, que « ces négociations sont un processus ouvert dont l'issue ne peut pas être garantie à l'avance ». Il s'agit là d'une clause inédite, jamais rencontrée lors des précédents élargissements. Mesurons donc bien ce que nous sommes en train de demander à la Turquie.

On l'aura compris, les Vingt-cinq accueillent la Turquie avec prudence. D'autant plus que les conclusions de la Présidence prévoient explicitement que, si la Turquie « n'est pas en mesure d'assumer intégralement toutes les obligations liées à la qualité de membre, il convient de veiller à ce que l'Etat candidat soit pleinement ancré dans les structures européennes par le lien le plus fort possible ».

Contrairement à d'autres, qui misent sur l'échec des négociations, nous faisons confiance aux forces démocratiques et progressistes de ce pays pour relever ce défi.

Notons, par ailleurs, que le refus d'intégrer à terme la Turquie dans l'espace européen irait à l'encontre des attentes de la majorité de la population et donnerait un sérieux coup d'arrêt au processus de démocratisation du pays, processus qui fonde depuis longtemps l'espoir légitime des démocrates et des progressistes turcs et kurdes.

Il faut entendre la conviction exprimée, voici quelques jours, en France, par Leyla Zana, députée kurde arrêtée le jour de sa prestation de serment au Parlement turc, en 1994, et emprisonnée pour dix longues années : la perspective d'adhésion de la Turquie à I'Union européenne est « un immense espoir pour son peuple ».

L'Europe pourrait y puiser un nouveau dynamisme. Loin d'être moins forte politiquement, l'Europe pourrait, au contraire, parler au nom de quelque cinq cents millions de femmes et d'hommes liés par des valeurs qui transcendent leurs particularismes culturels et religieux. C'est cette Europe que nous voulons, une Europe ouverte à la Turquie, une Europe ouverte au monde.

Mes chers collègues, cette ouverture à la Turquie doit être l'occasion de repenser l'Europe.

En effet, l'ouverture ne doit pas s'effectuer dans l'Europe telle qu'elle existe aujourd'hui, à savoir une Europe dominée par des principes libéraux, qui se définit de plus en plus comme un espace voué au « tout marchand » et dans laquelle la Banque centrale et le pacte de stabilité déterminent la politique économique en dehors de tout contrôle démocratique.

Si nous souhaitons que la Turquie intègre, à terme, l'Union européenne, il nous paraît tout aussi indispensable que ce nouvel élargissement s'accompagne d'une réflexion sur la construction européenne, sur la conception que nous nous faisons de l'Europe.

Oui, il faut repenser l'Europe, la reconstruire sur de nouvelles bases, pour en faire une Europe citoyenne, une Europe sociale, une Europe créatrice d'emplois et garante de leur pérennité, une Europe faisant de l'intérêt général sa priorité, une Europe ouverte et solidaire, une Europe de paix. C'est de cela qu'il est question aussi dans le processus engagé avec la Turquie, avec le peuple turc.

C'est toute l'urgence d'un nouveau projet pour l'Europe, une Europe qui, une fois émancipée du libéralisme qui la plonge dans la crise, pourra répondre aux attentes et aux espoirs de ses peuples et du monde.

Applaudissements sur les travées du groupe CRC et sur plusieurs travées du groupe socialiste.

Debut de section - Permalien
Jean-Pierre Raffarin, Premier ministre

M. Jean-Pierre Raffarin, Premier ministre. Monsieur le président, je dois prendre congé, non sans avoir au préalable salué le sens de l'intérêt national et de l'unité nationale dont les présidents des groupes - CRC, socialiste, RDSE, Union centriste et UMP - ont fait preuve, eux qui ont respecté la plus totale discrétion sur la teneur de nos réunions, alors que la vie de nos compatriotes était en danger.

Applaudissementssur les travées de l'UMP, de l'Union centriste et du RDSE, ainsi que sur certaines travées du groupe socialiste.

M. Adrien Gouteyron remplace M. Christian Poncelet au fauteuil de la présidence.

Debut de section - PermalienPhoto de Adrien Gouteyron

Dans la suite du débat, la parole est à M. Aymeri de Montesquiou.

Debut de section - PermalienPhoto de Aymeri de Montesquiou

Monsieur le président, madame la ministre, monsieur le ministre, mes chers collègues, ce débat, qui engage l'avenir de l'Union européenne, arrive bien tard. Le Parlement devait être entendu avant que le début des négociations avec la Turquie ne soit décidé et une résolution devait être votée.

Debut de section - PermalienPhoto de Aymeri de Montesquiou

Pour nous Européens, le mot « paix » est extraordinairement chargé de sens, car notre mémoire collective a été profondément marquée par les guerres absurdes qui ont endeuillé notre continent. Tous les citoyens de l'Union connaissent la profondeur de ce mot, car il incarne leur première exigence.

Dès l'origine, la paix a constitué le ciment essentiel entre les membres de la Communauté, puis de l'Union européenne. Elle est aujourd'hui l'acquis essentiel. Communauté de paix entre les pays voisins dont le destin semblait la guerre, règle de vie à l'intérieur des pays membres dans le respect des minorités : la Turquie respecte-t-elle ces objectifs de paix ?

En 1974, la Turquie n'a pas choisi un mode d'intervention pacifique, une médiation, un arbitrage, pour protéger ses ressortissants au nord de Chypre ; elle a préféré la guerre, et ses troupes occupent encore la zone.

En 2004, avant le Conseil européen, la Turquie aurait dû reconnaître spontanément Chypre en signe de paix et de bonne volonté, au lieu que cette reconnaissance se fasse a minima, c'est-à-dire mécaniquement, via l'élargissement de l'accord d'Ankara aux dix nouveaux Etats membres. Du reste, je rappelle que, durant le Conseil européen, le Premier ministre turc, Recep Tayyip Erdogan, n'a promis qu'« une attitude positive » sur la reconnaissance de Chypre, tout en refusant de parapher le protocole additionnel au traité d'union douanière !

Cette attitude démontre pour le moins les réticences de la Turquie à respecter les règles de l'Union.

Pour ce qui est des droits des minorités, la Turquie a du mal à les accorder à sa minorité kurde. Chacun a présents à l'esprit les emprisonnements pour utilisation de la langue kurde, les villages kurdes rasés et les dizaines de milliers de morts, les victimes étant de part et d'autre, certes, mais pas dans les mêmes proportions.

De plus, personne ne peut exclure la possibilité d'un éclatement de l'Irak dans les années à venir et la création d'un Kurdistan indépendant ; dans cette hypothèse, la Turquie serait conduite à réagir et à intervenir militairement. Elle a déjà fait savoir qu'elle ne laisserait pas les Kurdes d'Irak constituer un Etat. L'Union européenne veut-elle être entraînée dans un tel conflit ?

Il apparaît que cette relation s'inscrit à marche forcée des deux côtés. En réalité, ces négociations ne sont-elles pas un marché de dupes ?

D'une part, les Turcs sont évidemment attirés par le niveau de vie européen et par la démocratie, comme l'attestent les 80% de personnes favorables à l'entrée dans l'Union, mais l'ouverture des négociations n'a pas engendré d'euphorie en Turquie. En effet, les valeurs profondes de la Turquie sont heurtées par les critères européens. Je citerai l'adoption récente d'une disposition législative relative à l'adultère féminin, condamnée par l'Union, et finalement retirée par les Turcs. Cette proposition initiale marquait pourtant bien une pulsion exprimée par le Parlement turc.

Rappelons-nous aussi que la Turquie, qui préside cette année l'Organisation de la conférence islamique, a laissé passer une motion, lors de son sommet de juin, critiquant l'ingérence sous prétexte de l'universalité des droits de l'homme et dénonçant « la condamnation par l'Union européenne de la peine de lapidation ».

D'autre part, nous, les Européens, nous nous laissons entraîner vers cet élargissement comme s'il était inéluctable. Nous subissons la pression de la Turquie, qui argue qu'un refus démontrerait notre hostilité à l'égard d'un pays musulman et prouverait que l'Union est un club de pays chrétiens.

La grande majorité de nos concitoyens veulent une Europe politique capable de faire contrepoids à la puissance américaine et d'exporter dans le monde entier nos valeurs humanistes.

Je n'insisterai pas sur les injonctions du président Bush, qui nous pousse à accepter la Turquie dans l'Union, mais peut-on imaginer qu'elles soient innocentes ?

Madame la ministre, monsieur le ministre, le partenariat avec ce grand pays, qui a fait de réels progrès vers la démocratie, n'est-il pas préférable ? Car pouvez-vous nous affirmer qu'ouvrir ces négociations avec la Turquie ne fait pas peser une menace réelle sur la naissance d'une Europe politique dans les années qui viennent ?

Applaudissements sur les travées du RDSE, ainsi que sur certaines travées de l'Union centriste et de l'UMP.

Debut de section - PermalienPhoto de Jean-Pierre Bel

Monsieur le président, madame la ministre, monsieur le ministre, mes chers collègues, ma première réflexion, vous l'imaginez bien, sera pour dénoncer la manière parfaitement inadmissible avec laquelle le Parlement, et plus singulièrement encore le Sénat, a été traité à propos d'une question pourtant cruciale pour l'avenir de la construction européenne.

M. le Premier ministre n'avait peut-être pas assez de temps pour écouter l'orateur du groupe socialiste du Sénat.

Protestations sur plusieurs travées de l'UMP.

Debut de section - PermalienPhoto de Jean-Pierre Bel

Pour que nous nous retrouvions réunis cet après-midi, il aura fallu attendre les derniers jours du mois de décembre, être prévenus des modalités de discussion la veille et, surtout, avoir à nous exprimer après que les décisions eurent été prises. Vous avouerez qu'il s'agit là d'une conception très restrictive du rôle de notre assemblée, qui contribuera, je le crains, à accréditer l'idée de son caractère marginal au sein de nos institutions et dans la vie politique.

En réalité, quelle est la véritable portée de ce débat ? Il risque de constituer un simulacre dérisoire, en tout cas un exercice convenu, concédé à une assemblée qui se contentera d'enregistrer ce qui a été décidé ailleurs, et sans son avis.

Nous le répétons souvent, le Sénat veut être, à juste titre, une assemblée législative et politique à part entière, mais, dans la pratique actuelle, à l'évidence, il ne l'est pas. Face à ce que beaucoup ressentent comme une humiliation, on peut se demander où est la volonté de restaurer, de rénover, de revaloriser notre rôle.

Mes chers collègues, nous n'aurons donc pas pu nous exprimer avant le Conseil européen du 17 décembre. Ce débat, nous l'avons réclamé, avec d'autres, dès le 14 octobre dernier. J'ai en particulier demandé par écrit au président de la délégation pour l'Union européenne de faire application d'une disposition de notre règlement prévoyant que la délégation est chargée de veiller à ce que le Parlement contrôle la politique européenne. Aucune suite n'a pu être donnée à cette demande au moment où l'Assemblée nationale discutait de ce sujet capital.

Manifestement, le Gouvernement ne voulait pas entendre le Sénat sur un sujet européen, si important soit-il. Même notre collègue Hubert Haenel, dans la réponse qu'il m'a adressée, considérait « regrettable que le Sénat ne puisse débattre en séance plénière, à l'instar de l'Assemblée nationale, de cette très importante question ».

La candidature de la Turquie est une question à laquelle le chef de l'Etat a répondu seul, sans consulter ni le Parlement ni les Français.

Il est un peu surréaliste aujourd'hui de constater que la politique européenne continue de relever exclusivement des compétences du Président de la République et, à ce titre donc, de la politique internationale.

M. Jacques Chirac, alors Premier ministre, ne soutenait-il pas dès 1974, dans sa déclaration de politique générale, que les affaires européennes relevaient non pas des affaires étrangères, mais de la politique intérieure ?

Debut de section - PermalienPhoto de Jean-Pierre Bel

Lors du débat sur la révision constitutionnelle de 1998, M. Michel Barnier, notre ministre des affaires étrangères, alors sénateur, estimait pour sa part que le Parlement devait « pouvoir s'exprimer sur toutes les propositions européennes importantes, sur toutes celles qui ont des conséquences sur la vie des citoyens ».

Ce que révèle ce débat, en dehors du fait qu'il est sans signification parce qu'il est hors du temps et non suivi d'un vote, c'est donc d'abord la place trop réduite du Parlement national dans la construction européenne.

Une prochaine révision viendra renforcer les pouvoirs du Parlement, mais, dans le même temps, elle prévoira un référendum pour décider de l'adhésion des pays candidats à l'Union européenne.

Pour notre part, nous ne confondrons pas les débats. La prochaine révision constitutionnelle a pour objectif de lever les obstacles à la ratification du traité constitutionnel. Elle ne doit pas être mélangée avec la question de la candidature de la Turquie.

Debut de section - PermalienPhoto de Jean-Pierre Bel

Sinon, il y aura un risque de confusion, avec son lot de mauvaises surprises.

Mais ce référendum soulève une vraie question de principe, et j'y reviens encore. On peut se demander, en effet, s'il est cohérent que l'actuel chef de l'Etat puisse engager ses successeurs en rendant obligatoire l'organisation d'un référendum pour toute future adhésion.

On a bien compris que, face aux difficultés de sa majorité, le Président de la République évacue sur les générations futures la responsabilité de la décision finale.

Debut de section - PermalienPhoto de Jean-Pierre Bel

Le chemin qui reste à parcourir pour traiter le Parlement en adulte sur les questions européennes est décidément bien long.

L'Europe ne doit pas être abordée au Parlement par la petite porte, par petits bouts, lors de la transposition de directives aussi absconses que technocratiques. L'Europe est un grand dessein qui mérite toujours un grand débat.

Quel sens prend donc la volonté du Parlement, alors que la décision d'ouvrir un processus de négociation est déjà prise ? Quelle signification accorder à cette séance ? Je crois qu'il y a là un vrai problème de crédibilité, et même de dignité.

Madame la ministre, monsieur le ministre, comment ne pas interpréter votre réticence à saisir le Parlement de cette question comme le signe de votre désarroi face à vos contradictions internes et à vos positions divergentes ?

Avouez que, depuis quelques jours, nous vivons une situation institutionnelle assez inédite, puisqu'elle révèle une divergence de fond entre le Président de la République et le chef du principal parti de la majorité, pourtant censé, jusque dans son intitulé, apporter une majorité au président !

Debut de section - PermalienPhoto de Jean-Pierre Bel

Entre eux, le désaccord est total : M. Sarkozy souhaite, pour la Turquie, un partenariat privilégié, alors que cette perspective est clairement rejetée non seulement par le chef de l'Etat, mais également par les partenaires européens de la France.

Debut de section - PermalienPhoto de Josselin de Rohan

Et M. Mélenchon ? Il n'est pas d'accord avec vous !

Debut de section - PermalienPhoto de Jean-Pierre Bel

Où en est M. le Premier ministre, lui qui, à l'Assemblée nationale, défendait le « partenariat renforcé » dès le 14 octobre et encore tout à l'heure, lors de la séance de questions d'actualité, alors que cette perspective a été écartée sans appel par le Président de la République dans son intervention du 15 décembre ?

Debut de section - PermalienPhoto de Jean-Pierre Bel

Puisqu'il n'y a plus de partenariat privilégié, M. Sarkozy, en continuant à l'exiger, inaugure-t-il ainsi la chronique d'un bras de fer annoncé ?

Si on regarde du côté de Strasbourg, la schizophrénie est encore plus grande, les eurodéputés de l'UMP ayant voté contre la résolution soutenant l'ouverture des négociations !

Debut de section - PermalienPhoto de Jean-Pierre Bel

Quant à M. François Bayrou, dont l'hostilité est bien connue, il se déclarait, au lendemain de l'intervention élyséenne, « triste et en colère » en dénonçant une décision « monarchique ».

Monsieur le ministre, cette situation ne manque pas de soulever beaucoup d'interrogations sur la cohérence de la politique que vous entendez mener et sur le cap qui sera réellement indiqué. Même si nous comprenons vos états d'âme après le strapontin réservé à la France par la Commission, ...

Debut de section - PermalienPhoto de Jean-Pierre Bel

...nous aimerions tout de même trouver un grand projet, une ambition, une perspective pour faire « l'Europe en grand ».

Or, votre feuille de route se borne à combler le retard pris dans la transposition des directives européennes - ce qui n'est pas rien, j'en conviens ! -, mais avec une prédilection pour les directives les plus libérales et par le biais de tombereaux d'ordonnances qui court-circuitent le Parlement.

Le plafonnement des ressources financières de l'Union européenne, dont nous reparlerons, et que vous avez défendu, n'est que la traduction concrète du manque d'ambition et, peut-être aussi, d'un manque de volontarisme dans les politiques européennes à mettre en oeuvre.

Heureusement, et cela n'a pas été suffisamment souligné, le Conseil européen a désavoué M. Chirac sur ce point essentiel en maintenant le plafond des ressources propres à son niveau actuel de 1, 24 %, et donc en ne le ramenant pas à 1 % comme le Président de la République le souhaitait. Il s'agit, pour M. Chirac, d'un vrai revers, sur lequel vous êtes - et pour cause ! - particulièrement discret.

Ainsi donc, force est de constater que, pour l'Europe, le projet « visionnaire » du second mandat de M. Chirac se réduirait à l'élargissement à la Turquie.

Le Conseil européen a donc décidé l'ouverture des négociations d'adhésion avec la Turquie. Il a assorti cette décision d'un certain nombre de conditions, qui sont également posées à l'Europe elle-même. Elles doivent être perçues par le peuple turc non comme l'expression d'une discrimination, mais comme la traduction d'un vouloir vivre ensemble, la manifestation de la volonté de la Turquie de maintenir sa vocation européenne.

Chacun sait que le chemin sera long. M. le Premier ministre indiquait, à l'Assemblée nationale, dès le 14 octobre : l'adhésion n'est pas possible « ni demain ni dans les prochaines années », renvoyant peut-être à plus tard le moment du choix.

Ouvrir une négociation n'est pas la finaliser. La décision du Conseil européen de Bruxelles ne signifie pas l'admission de la Turquie dans l'Europe. Elle marque l'ouverture d'un cycle de négociations à compter du 3 octobre 2005. Elle ne préjuge pas de leur résultat. A l'issue de ce processus de négociation, la décision ne sera prise que dans dix ans, voire dans quinze ans, en tout cas pas avant l'adoption des perspectives financières qui entreront en vigueur en 2014.

Les conclusions du sommet de Bruxelles confirment que les négociations pourront être suspendues ou arrêtées à tout moment si des « problèmes sérieux » apparaissaient du côté turc en ce qui concerne le respect des valeurs fondamentales de l'Union européenne. Cette garantie nous satisfait, puisque les Etats membres resteront à tout moment maîtres du processus de négociation.

Qui, dans cet hémicycle, peut, en effet, avoir des certitudes sur ce que sera la situation politique, économique et sociale de la Turquie, comme celle de l'Union européenne, dans dix ans ou dans quinze ans ? Personne.

Ainsi donc, l'adhésion à l'Union européenne, pour M. Nicolas Sarkozy, c'est « non, jamais », pour M. Chirac, c'est « Oui, si ».

Le processus de négociation est pourtant ouvert. Cependant, il est passé de trois options à deux, la voie du partenariat privilégiée, que nous avions évoquée, est en effet désormais fermée, tant par le chef de l'Etat que par le Conseil européen.

La négociation ne conduit pas inéluctablement à l'adhésion. Elle peut aboutir à la non-adhésion. Certains rétorquent que cela n'est jamais arrivé. Certes, mais aujourd'hui le contexte est différent, chacun le sait.

Nous savons tous que les conditions mises à l'entrée de la Turquie nécessitent un long, un très long effort, et qui soit réciproque. Un effort car l'appartenance de la Turquie à l'Europe n'est pas - c'est le moins que l'on puisse dire - un fait acquis pour tout le monde. Même le président de la Commission européenne, M. José Manuel Barroso, indiquait, le jeudi 16 décembre, que « l'adhésion de ce pays n'est pas du tout assimilable » aux autres et « pose à l'Union européenne des problèmes inconnus jusque-là ».

La négociation doit être équilibrée et des efforts sont nécessaires de part et d'autre. Ils sont considérables pour la Turquie, ils existent pour l'Europe.

Quelles sont ces exigences ?

Dans un premier temps, c'est le règlement de la question chypriote et la reconnaissance de Chypre par la Turquie. Il semble évident que la conduite des négociations avec les Vingt-cinq implique la reconnaissance de Chypre par la Turquie, et donc, à terme, le retrait des troupes turques du nord de Chypre. Cela semble d'ailleurs déjà en partie engagé.

Comme le soulignait M. Javier Solana, Haut représentant pour la politique étrangère de l'Union européenne : « Si vous voulez être membre d'une famille, vous devez reconnaître tous les membres de la famille. [...] Sans cela, il est difficile de faire partie de la famille ».

Par ailleurs, le Président de la République a appelé la Turquie au devoir de mémoire. Nous en sommes heureux, nous qui, ici, au Sénat, avons assisté à une opposition, pendant de longs mois, au vote de la proposition de loi relative à la reconnaissance du génocide arménien de 1915, devenue loi de la République française du 29 janvier 2001.

Dans le même sens, M. Pierre Moscovici, ancien ministre des affaires européennes, a fait adopter par le Parlement européen le principe d'exiger des autorités turques la reconnaissance formelle de la réalité historique du génocide des Arméniens en 1915 et l'ouverture, dans un délai rapide, de la frontière entre la Turquie et l'Arménie. Telle est la deuxième exigence que nous formulons.

La troisième est relative aux droits de l'homme. C'est le traitement de cette question par la Turquie qui conduit certains de mes collègues à estimer que les conditions de l'adhésion ne sont aujourd'hui pas réunies.

L'Europe n'est pas seulement un espace économique. Elle est aussi, et surtout, l'expression des valeurs, celles de la Révolution française de 1789, et celles qui se retrouvent dans toutes les grandes déclarations de droits, la dernière étant la Charte européenne des droits fondamentaux.

Cependant, pour nous socialistes, parce que nous sommes profondément attachés à la laïcité, la religion ne peut constituer un obstacle car l'Europe n'est ni un club chrétien - cela a été dit - ni un cénacle protestant ou orthodoxe. Nous ne souhaitons pas réduire la Turquie à sa seule identité religieuse. L'Union européenne est laïque et respecte toutes les religions.

En revanche, la démocratie, la supériorité du pouvoir civil, le pluralisme politique, sont parmi les premières des valeurs que nous devons partager avec la Turquie. Nous préférons tous, bien sûr, une Turquie laïque, démocratique et pluraliste à une Turquie islamisée, radicale, soumise au pouvoir militaire, se refermant sur elle-même et bafouant les droits de l'homme. Seule une Turquie irréversiblement démocratique pourra entrer dans l'Union européenne, parce que la démocratie est la valeur commune la plus partagée au sein des Vingt-cinq. La démocratie ne se négociera pas.

On ne peut nier les progrès récemment accomplis dans ce domaine : retrait progressif de l'armée de la vie politique - encore incomplet -, réforme du code pénal, suppression des juridictions d'exception, abolition de la peine de mort, liberté d'expression et de réunion assouplies. Mais bien des efforts restent à accomplir.

Soyons clairs, ce doit être pour nous une exigence, en cas de violation grave et persistante des principes de liberté, de démocratie, du respect des droits de l'homme et des libertés fondamentales, de l'Etat de droit et du droit international, la suspension des négociations s'imposera.

Ankara doit pratiquer un politique de tolérance zéro afin d'éradiquer complètement la torture, qui continue d'être pratiquée ou tolérée par les autorités turques.

Au titre des droits de l'homme figure le respect du droit des minorités et l'égalité entre hommes et femmes.

Le respect des minorités impose un règlement de la question kurde.

L'égalité entre hommes et femmes exige d'interdire les mariages forcés et la bigamie, les crimes dits « d'honneur », qui constituent, en fait, une honte. Elle impose aussi de combattre l'illettrisme des femmes.

La quatrième exigence est relative à l'acquis communautaire. Le rapprochement avec le standard juridique européen ne se limite pas au vote d'une législation conforme, dans les textes, à l'acquis communautaire, mais suppose une réelle concrétisation dans les faits, de manière suivie et systématique.

La Turquie a adopté, ces derniers mois, des textes considérés comme des préconditions à l'ouverture des négociations, mais qui ne se traduisent par aucun changement dans les faits.

On doit pouvoir constater, en particulier, une application effective de la Charte européenne des droits fondamentaux dans le domaine social. La Turquie demeure encore trop éloignée des normes du modèle social européen : le recours au travail des enfants reste trop fréquent, les droits syndicaux sont trop souvent violés, la discrimination envers les femmes perdure.

Les autres conditions sont posées à l'Union européenne elle-même.

La première est une question à laquelle doit répondre le chef de l'Etat. Chacun sait que la capacité de l'Union européenne à absorber de nouveaux membres est un critère d'adhésion aussi important que celui qui exige que la Turquie soit prête à rejoindre l'Union européenne.

Or, que constate-t-on ? Tout simplement que l'Europe n'a pas les moyens financiers de cet élargissement ; l'actuel élargissement provoque déjà des tensions au détriment des bénéficiaires actuels des fonds structurels de la politique régionale. Le budget européen doit être ambitieux. Pour financer les élargissements successifs, il est essentiel d'avoir un budget consistant, pour soutenir l'Union dans la perspective de ses objectifs que sont la solidarité, la croissance et l'emploi, pour financer l'intégration des nouveaux Etats membres et pour préparer les futurs élargissements.

L'impact budgétaire de l'adhésion turque ne pourra être pleinement apprécié qu'une fois définis les paramètres des négociations financières avec la Turquie, dans le cadre des perspectives financières.

Comment les missions de solidarité et les politiques communes seront-elles financées si elles sont étranglées par la disette budgétaire, le dumping fiscal ou le moins-disant social, qui sont les objectifs des libéraux ?

Ces deux objectifs, contradictoires, posent, à l'évidence, de réels problèmes de cohérence.

Sur le plan économique, nous savons que le défi à relever est immense. Intégrer un pays de 70 millions d'habitants au revenu trois fois inférieur à la moyenne européenne va demander un effort considérablement plus important que celui qui a été consenti pour l'élargissement au Sud des années quatre-vingt ou pour l'élargissement à l'Est des années quatre-vingt-dix.

Certes, des arrangements spéciaux, comme de très longues périodes transitoires, des dérogations et des clauses de sauvegarde permanentes, seront nécessaires dans certains domaines. Mais seront-ils suffisants pour résorber ce déficit et ce déséquilibre économiques ?

Pendant ces négociations d'adhésion, l'Europe doit réorienter sa construction, renforcer son cadre institutionnel, le premier pas devant être franchi avec l'adoption du traité constitutionnel. Mais d'autres étapes sont nécessaires si nous voulons mener à bien notre projet de fédération d'Etats-nations, pour concilier intégration et puissance.

Au terme de ce débat, je dois vous avouer ma profonde incompréhension quant à son objectif réel.

J'ai entendu, cette après-midi, beaucoup d'incohérences au coeur de la majorité. La vocation européenne de la Turquie a été affirmée, au grand dam de M. Nicolas Sarkozy, qui l'a encore contestée samedi soir, alors que tous les chefs d'Etat européens, dont M. Jacques Chirac, l'ont confirmée à Bruxelles.

Comment le Premier ministre peut-il, sur ce point, rejoindre Nicolas Sarkozy et demander un « lien partenarial » en lieu et place de l'adhésion, alors que les vingt-cinq Etats membres du Conseil européen, donc le Président de la République, ont définitivement écarté cette troisième voie ?

Les conditions de l'adhésion sont définies ; nous ne pouvons qu'en prendre acte.

Cependant, nous ne pouvons considérer ce débat ni comme une occasion permettant au Parlement « d'occuper toute sa place » ni comme la « consultation » dont se prévalait tout à l'heure le Premier ministre.

Nous souhaitons, pour notre part, qu'une réelle et authentique consultation ait lieu avant toute future décision engageant l'avenir de la France et de la construction européenne.

Tout cela méritait mieux que cette occasion gâchée. En définitive, à cause de vous, ce débat, qui devait être historique, ne restera qu'anecdotique.

Madame la ministre, monsieur le ministre, mes chers collègues, l'Europe et la Turquie méritaient mieux.

Applaudissements sur les travées du groupe socialiste.

Debut de section - PermalienPhoto de Bruno Retailleau

Monsieur le président, madame la ministre, monsieur le ministre, mes chers collègues, l'entrée probable de la Turquie dans l'Europe sera sans équivalent en termes non seulement d'étendue de l'élargissement, mais aussi de superficie. Elle aura surtout des conséquences majeures. Aujourd'hui, dans notre assemblée, personne ne nie le bouleversement considérable qui s'ensuivra. En définissant de nouvelles frontières géographiques, nous allons dessiner de nouvelles frontières pour le modèle politique européen et pour un nouveau projet européen.

Monsieur le ministre, comment expliquez-vous, alors que chacun s'accorde à considérer que ce sujet est d'une extrême importance, que nous assistions aujourd'hui à une parodie de démocratie ?

Il aura fallu attendre plusieurs mois après que l'Assemblée nationale a discuté de cette question pour que le Sénat puisse, à son tour, en débattre. Il aura également fallu que cette demande soit formulée de nombreuses fois en conférence des présidents. En outre, nous n'avons appris qu'hier soir - je ne l'ai moi-même appris que ce matin - que ce débat aurait lieu cet après-midi, ...

Debut de section - PermalienPhoto de Bruno Retailleau

...alors que nous étions dans nos départements. Une telle attitude montre que vous redoutez le débat. Peut-être même craignez-vous le sentiment populaire, qui est majoritairement opposé à l'adhésion de la Turquie.

Pourquoi la Turquie n'a-t-elle pas vocation à intégrer l'Union européenne ? Son adhésion est un non-sens à plusieurs égards.

C'est d'abord un non-sens géopolitique. D'un point de vue géographique, la Turquie n'est européenne que pour 5 % de son territoire. Elle n'est pas plus européenne sur le plan historique : il ne suffit pas qu'un pays en ait colonisé d'autres pour être assimilé aux continents sur lesquels se trouvaient ses colonies. A ce compte-là, la France serait africaine ou asiatique, voire américaine !

Le poids de la Turquie est considérable : elle est la première puissance militaire d'Europe ; elle est aussi la première puissance démographique. Avec la nouvelle architecture constitutionnelle, elle sera un décideur de premier rang.

L'entrée de la Turquie projettera l'Europe dans la zone la plus conflictuelle au monde, puisqu'elle aura alors des frontières avec l'Iran et l'Irak. Chacun sait ici que la Turquie est aujourd'hui fâchée avec pratiquement tous ses voisins.

C'est ensuite un non-sens budgétaire. Le coût de l'intégration s'élèvera à au moins 25 milliards d'euros. Dans le même temps, le Président de la République a enjoint le président de la Commission de ne pas dépasser 1 % du PIB de l'Europe, afin de limiter les dépenses de l'Union européenne.

On ne peut à la fois vouloir l'adhésion de la Turquie et en refuser les conséquences. C'est totalement incohérent ! L'adhésion de la Turquie vous obligera à admettre la création d'un nouvel impôt européen.

C'est enfin un non-sens en matière de droits de l'homme. Je me contenterai de citer l'excellent rapport de la Commission : plus de la moitié des femmes turques subissent, aujourd'hui encore, des formes de violence physique et psychologique dans leur environnement familial.

Pour justifier cette adhésion, le raisonnement tenu est le suivant. : il faut faire attention au choc des civilisations, syndrome décrit par Samuel P. Huntington, et préparer impérativement une forme d'occidentalisation du Moyen-Orient, en tout cas du monde islamique.

Cette affirmation suscite deux questions. : la laïcité est-elle contagieuse ? L'Islam est-il soluble dans la démocratie laïque ?

La réponse à la première question est négative. Depuis 1924, la Turquie est laïque. Cela a-t-il eu un effet de contagion sur le monde musulman ? Bien sûr que non !

La réponse à la seconde question est également négative. L'Etat turc est sans doute un Etat laïc ; ses élites sont sans doute profondément marquées par la culture laïque. Pour autant, la société turque n'est pas une société laïque.

Tout à l'heure, l'Europe a été comparée à un club chrétien. Il y a belle lurette, mes chers collègues, vous en conviendrez, que l'Europe n'est plus un club chrétien ! En revanche, la Turquie est un club musulman.

Il n'est qu'à voir ce que deviennent en Turquie les minorités religieuses !

Il n'est qu'à voir les hauts fonctionnaires qui souhaitent accéder au premier rang des fonctions politiques ou militaires : il faut qu'ils soient musulmans !

Il n'est qu'à voir les 70 % de femmes qui, en Turquie, portent le voile !

Aujourd'hui encore, la Turquie fait partie de l'Organisation internationale des Etats islamiques ! Il faut se méfier et faire la distinction entre un Etat qui se définit comme laïc et une société qui, en profondeur, est travaillée par un mouvement qui n'a rien de laïc, mais est vraisemblablement islamique.

Que s'est-il passé à Bruxelles au cours du Conseil européen ? Nous avons tout lieu d'être très inquiets.

Nous avons d'abord vu M. Erdogan omniprésent, tirant les ficelles dans l'ombre, disposant en temps réel du compte rendu des négociations et maniant habilement à la fois le chantage, la rodomontade ou encore la menace. Que se passera-t-il si, demain, ce partenaire ombrageux est membre de l'Union européenne ?

Nous avons également vu l'incapacité de l'Europe à résister, à protéger ses propres membres, c'est-à-dire Chypre, qui est aujourd'hui occupée par la Turquie. L'Europe n'a obtenu ni une reconnaissance formelle ni une reconnaissance directe : il est simplement question d'une adaptation de l'accord d'Ankara. La belle affaire !

Aujourd'hui, le pilotage de l'élargissement ne se fait pas à Bruxelles : il se fait à l'OTAN ; il se fait aux Etats-Unis.

En réalité, monsieur le ministre, l'adhésion de la Turquie est déjà jouée. La dramatisation à laquelle nous avons assisté nous laisse imaginer celle à laquelle nous aurons droit dans dix ans. Comment dire non dans dix ans ? Ce ne sera plus possible ! Vous cherchez tout simplement à rendre irréversible l'adhésion de la Turquie. Ce faisant, vous prenez un risque majeur, celui de la confusion. En effet, les Français, qui ne seront consultés que tardivement, risquent d'utiliser le premier référendum comme un moyen d'expression de leur opposition à l'adhésion de la Turquie.

La Constitution européenne et l'adhésion de la Turquie sont liées. Bien sûr, M. Erdogan a cosigné l'acte final du traité constitutionnel de l'Union européenne, mais cette architecture va placer le pays le moins européen d'Europe en situation d'arbitre.

Voilà pourquoi, mes chers collègues, il faut dire non à l'adhésion de la Turquie à l'Union européenne.

Applaudissements sur certaines travées de l'UMP et de l'Union centriste, ainsi que sur certaines travées du groupe socialiste.

Debut de section - PermalienPhoto de Jacques Blanc

M. Jacques Blanc. Monsieur le président, madame la ministre, monsieur le ministre, mes chers collègues, vous me permettrez d'abord de partager le bonheur qu'a exprimé le Premier ministre devant la libération des deux otages français.

Applaudissements sur les travées de l'UMP et de l'Union centriste, ainsi que sur certaines travées du groupe socialiste

Debut de section - PermalienPhoto de Jacques Blanc

Un débat sur la Turquie a lieu aujourd'hui au Sénat et nous nous félicitons du fait que le Premier ministre soit venu en personne, à vos côtés, madame la ministre, monsieur le ministre, témoigner de l'importance de ce débat. Nous l'avions tous souhaité : le président du Sénat, la commission des affaires étrangères, la délégation pour l'Union européenne. Le Sénat n'a d'ailleurs pas attendu aujourd'hui pour débattre du problème de l'adhésion de la Turquie, comme en atteste le rapport de MM. Del Picchia et Haenel fait au nom de la délégation pour l'Union européenne. Un travail en profondeur a été accompli.

Ce débat intervient au lendemain d'une décision du Conseil européen, laquelle s'inscrit, mes chers collègues, dans un mouvement lancé voilà bien longtemps, dès 1963. En décidant, vendredi dernier, de l'ouverture des négociations en vue de l'adhésion de la Turquie à l'Union européenne, après l'examen de critères qu'il avait lui-même fixés et rappelés lors du sommet de Copenhague en 1993 et au terme d'une procédure dont il avait défini les modalités lors du sommet d'Helsinki en 1999, le Conseil européen a agi de façon responsable.

Il faut le rappeler : toute autre attitude serait en contradiction avec l'ensemble des engagements qui ont été pris. Je pense aux engagements de la communauté à six en 1963, à ceux de l'Union européenne, à ceux des différents Conseils européens auxquels ont participé les présidents de la République française successifs. Les présidents de la République, les chefs de gouvernement, les ministres, personne n'a jamais contesté le mouvement qui consistait à soutenir la Turquie pour qu'elle puisse un jour intégrer l'Union européenne !

C'est donc dans la dynamique de ce mouvement que le Conseil européen a pris sa décision. Je me réjouis que la France ait tenu un rôle majeur et courageux dans cette décision.

Debut de section - PermalienPhoto de Jacques Blanc

Le Président de la République, conformément à l'histoire de notre pays et à tous les engagements que la France a pris, a porté le message de la France dans la prise de décision, dans les considérants et dans les modalités de la négociation. Respectueux de la parole de la France, mais également du rôle des Françaises et des Français, il a clairement précisé que les négociations s'ouvriront et que l'adhésion de la Turquie donnera lieu à un référendum.

Ce n'est d'ailleurs pas la première fois qu'il en est ainsi. Il suffit de se rappeler le référendum décidé par le président Pompidou ! Une telle décision n'est donc pas méprisante à l'égard de la Turquie. S'il est important de montrer le respect que nous portons à la Turquie, ce référendum témoigne de notre cohérence politique.

Aujourd'hui, dans l'esprit même de nos institutions, nous avons la possibilité de mener une réflexion, peut-être d'apporter un éclairage. Je constate d'ailleurs - la teneur des propos qui ont été tenus le montre - qu'un tel débat peut se dérouler dans la sérénité.

Debut de section - PermalienPhoto de Jacques Blanc

Je m'exprime, et j'en suis fier, en tant que membre de l'UMP. Pour autant, je ne prétends pas représenter l'unanimité. Certaines analyses peuvent être différentes. Respectons les positions des uns et des autres et examinons la façon dont l'ouverture de ces négociations pour l'adhésion éventuelle de la Turquie peut influencer et faire évoluer l'Europe.

Mes chers collègues, il faut reconnaître que cette ouverture ne bouleversera pas l'évolution de l'Union européenne telle qu'elle a été engagée depuis le traité de Rome de 1957 et qui repose tout à la fois sur l'approfondissement et sur l'élargissement.

Rappelons-nous : Communauté à six en 1957, à neuf en 1973, à dix en 1981, à douze en 1986, l'Europe est devenue une Union à quinze en 1995, à vingt-cinq aujourd'hui, peut-être à trente demain.

Elle a évolué au fil du temps. Sans renier le fondement même de la démarche européenne, elle n'est plus exactement celle des pères fondateurs. Pour autant, elle ne perd pas son ambition de puissance. Mais elle est devenue un modèle d'intégration progressive, intégration qui va se poursuivre.

Rappelons-nous l'Acte unique européen de 1986, le traité de Maastricht, la Charte des droits fondamentaux, le projet de constitution européenne. Je me félicite que personne ne lie le débat sur la Turquie et la Constitution européenne ; il est important de ne pas pratiquer l'amalgame. D'ailleurs, les positions diverses montrent l'absence de lien direct entre les deux.

A côté de ces traités, qui permettent à l'ensemble des pays membres d'avancer au même rythme et qui constituent un acquis communautaire devant être accepté par les nouveaux adhérents, se sont développées des coopérations renforcées entre certains Etats membres, qui constituent autant d'avancées vers une plus grande intégration. Je pense, entre autres, à l'euro, à la politique économique et au traité de Schengen.

C'est d'ailleurs dans cette voie que se développeront probablement des systèmes de coopération renforcée, qui seront peut-être demain le moteur d'une Europe élargie, chaque Etat pouvant entrer dans ces cercles de coopération renforcée à son rythme, ce qui ne met pas en cause la base même de l'acquis communautaire.

Quand on regarde le développement de cet acquis communautaire, force est de constater que les élargissements successifs ne l'ont pas dilué. Peut-être même l'ont-ils diversifié et enrichi. Pourquoi n'en serait-il pas de même demain avec la Turquie ?

L'élargissement de l'Union européenne est naturel, même s'il n'est pas illimité. Il témoigne de son influence sur les Etats et sur les peuples voisins. Les Etats qui se situent à la périphérie perçoivent bien l'extraordinaire dynamisme du modèle européen fondé d'abord sur la paix entre les Etats membres, sur la prospérité économique, sur les droits de l'homme et la démocratie et sur la volonté d'un monde multipolaire.

Ces Etats, au premier rang desquels figure la Turquie, perçoivent bien les efforts qu'il faut accomplir pour se rapprocher de ce modèle. Encore faut-il en avoir la volonté ! Nul n'est obligé de présenter sa candidature. Mais force est de constater que, au sein de ces Etats, ceux qui aspirent le plus à l'Europe, en particulier la Turquie, sont ceux qui recherchent l'état de droit, la paix et la liberté.

L'Europe est un formidable facteur de paix entre les Etats. D'ailleurs, n'a-t-on pas constaté la réduction spectaculaire des tensions entre la Grèce et la Turquie depuis que cette dernière aspire à l'Europe ? Tous ceux qui sont allés à Athènes ont bien mesuré la volonté, l'espérance de nos amis grecs de voir la paix s'installer dans cette zone. Nul doute que la reconnaissance de Chypre, qui est inscrite dans les faits, sera un pas fondamental. §

L'Europe est aussi un formidable facteur de démocratisation des Etats qui naguère étaient soumis au joug de dictatures militaro-fascistes ou soviétiques. Son modèle rayonne jusqu'en Géorgie et en Ukraine.

L'Europe est un formidable acteur pour le respect des droits de l'homme. Soulignons, à cet égard, les efforts de la Turquie, salués par le Conseil de l'Europe, pour se mettre au diapason des critères de Copenhague.

L'Europe est une puissance d'abord parce qu'elle essaime son modèle de civilisation fondé sur les droits de l'homme, la démocratie, la sécurité par l'installation d'une zone de paix et la prospérité économique.

Debut de section - PermalienPhoto de Jacques Blanc

Oui, aujourd'hui, la puissance se mesure par l'influence, et l'Europe est un pôle d'influence, car elle porte et développe des valeurs fortes et universelles, les valeurs d'un humanisme ouvert et non replié sur lui-même. Et c'est parce qu'elle ouverte qu'elle est influente.

L'adhésion de la Turquie, si elle devient effective au terme du processus de négociation, parce que la Turquie, c'est vrai, présente plus de différences que d'autres néo-adhérents, apportera, de ce fait même et parce que la Turquie aura accepté et assimilé ces valeurs, un surcroît d'influence à l'Europe, qui n'est plus à présent un club fermé et homogène, mais qui reste une puissance.

Elle doit être un signe fort de la volonté de l'Europe de voir s'installer un nouvel équilibre entre le Nord et le Sud et de donner à l'Euro-Méditerranée un contenu nouveau faisant des pays du Sud des partenaires privilégiés dans le cadre de la nouvelle politique de voisinage.

La Turquie a-t-elle vocation européenne ? Le débat est dépassé depuis 1963 ! Aucun ministre, aucun Président de la République, aucun responsable français n'a remis en cause cette vocation en quarante ans, même au moment où la situation politique était difficile ; ce fut le cas à la suite du coup d'Etat militaire.

Mes chers collègues, cette négociation doit permettre à la Turquie d'enraciner définitivement les réformes, afin qu'elle devienne une démocratie à part entière, reconnaissant les droits des femmes et des minorités, la laïcité. Nous avons parlé des Kurdes. Leur situation a déjà un peu évolué ! En l'absence de perspective européenne, en aurait-il été ainsi ?

Debut de section - PermalienPhoto de Jacques Blanc

La négociation conduit aussi la Turquie à s'interroger sur elle-même, à faire un effort de mémoire eu égard, par exemple, au drame arménien...

Debut de section - PermalienPhoto de Jacques Blanc

Le génocide a été reconnu ! Mais, mes chers collègues, il faut du temps pour revisiter sa mémoire. Ainsi, il a fallu du temps à la France pour évoluer sur certains dossiers.

Debut de section - PermalienPhoto de Jacques Blanc

Par conséquent, soyons tolérants et permettons à ce grand peuple d'aller de l'avant. La négociation permettra, dans l'intérêt même de la Turquie, au fur et à mesure que l'Europe évoluera, de s'assurer que ce pays est définitivement en marche vers un état de droit. Réjouissons-nous que la Turquie choisisse l'Europe !

Nous avons parfois assisté à des psychodrames, certes pas au Sénat, qui a fait montre de dignité dans ce débat.

Debut de section - PermalienPhoto de Jacques Blanc

Que n'a-t-on pas lu ou entendu ? Mes chers collègues, je me demande si ces psychodrames ne sont pas la traduction d'une grande ignorance de la part non pas des responsables, mais de l'opinion publique, ou l'expression d'une angoisse, j'allais dire d'un vertige qui envahit ceux qui n'ont pas vu bouger l'Europe et qui prennent de plein fouet cette réalité d'une Europe à trente. Il nous faut calmer ces angoisses et faire tomber les ignorances par rapport à l'Europe.

Monsieur le président de la délégation pour l'Union européenne, monsieur le ministre, je souhaite que les travaux remarquables que vous conduisez au sein de ladite délégation fassent l'objet de débats encore plus nombreux. J'ai évoqué, tout à l'heure, le rapport de notre collègue M. Del Picchia. On gagnerait à faire connaître les travaux de cette délégation, afin de lever un certain nombre de craintes relatives non seulement à l'Europe elle-même, mais aussi à la Turquie.

Permettez au président du groupe d'amitié France-Turquie de souhaiter que nous soyons des acteurs facilitant une meilleure connaissance du sujet, dans le respect de l'ensemble des sensibilités, et faisant disparaître l'ignorance : faisons découvrir la réalité de ce grand pays, qui s'est engagé résolument et volontairement dans la voie de la démocratie en passant par l'Europe.

Je formule donc le souhait que nous soyons capables, ensemble, de remplacer l'angoisse par l'espérance et de faire en sorte que se concrétise ce grand mouvement d'une Europe facteur de paix, de respect des droits de l'homme et de prospérité. Aujourd'hui est un jour fort en raison de la libération de nos deux compatriotes. Je souhaite que le débat au Sénat soit aussi un temps fort pour l'Europe et la Turquie.

Applaudissements sur les travées de l'UMP.

M. Christian Poncelet remplace M. Adrien Gouteyron au fauteuil de la présidence.

Debut de section - PermalienPhoto de Bernard Seillier

Monsieur le président, madame la ministre, monsieur le ministre, mes chers collègues, les déclarations de Jacques Chirac, Président de la République, n'ont pas caché les efforts considérables que la Turquie avait à accomplir en vue d'une éventuelle adhésion à l'Union européenne.

Les questions capitales ont été soulevées par le Président de la République lui-même : la contribution à la paix de la Turquie, la volonté de créer de meilleures conditions d'un développement économique et social, le renforcement de l'enracinement de la démocratie, des droits de l'homme et des libertés.

S'agissant de la paix, la volonté des dirigeants turcs ne saurait être mise en doute. La question dépend du contexte géostratégique et, singulièrement, de la possibilité pour la Turquie de jouer un rôle efficace dans la stabilisation des conflits du Moyen et du Proche Orient, et, plus généralement, de sa capacité à favoriser un découplage du terrorisme et du fondamentalisme islamique.

Autrement dit, la Turquie est-elle en mesure de jouer un rôle de leadership pacificateur du monde musulman ?

On peut en douter si l'on accorde du crédit aux propos du président libyen Mouamar Kadhafi, qui a déclaré, le 16 décembre 2004, dans le quotidien italien La Republica, que l'entrée de la Turquie dans l'Europe était le cheval de Troie des extrémistes, jusqu'à ben Laden.

Que pensent pour leur part nos partenaires privilégiés du Maghreb de cette perspective d'entrée de la Turquie, alors qu'eux-mêmes resteraient non adhérents de l'Union ? Y a-t-il, dans de telles conditions, une réelle perspective de paix ou, au contraire, une source supplémentaire de déstabilisation dans cette situation paradoxale pour la France, compte tenu de ses liens historiques privilégiés avec ces pays ?

J'en viens à la volonté de créer de meilleures conditions de développement économique et social, autre axe évoqué par Jacques Chirac dans son interview télévisée.

Cet espoir n'est-il pas vain, alors que nous luttons déjà avec difficulté pour la résorption de notre propre fracture sociale grâce à la loi de programmation pour la cohésion sociale ? Le fossé qui sépare les niveaux de salaires en Turquie et en France me rend, personnellement, très dubitatif.

L'idée de l'entrée de la Turquie n'est-elle pas une forme de fiction institutionnelle qui pourrait aggraver notre situation économique et sociale ? Une attitude de prudence serait préférable à la fuite en avant qui semble prévaloir au sein de l'Union aujourd'hui.

Reste le problème du renforcement de la démocratie, des droits de l'homme et des libertés. Cette question ne peut recevoir qu'une réponse dubitative. Il est vrai que Atatürk a tenté une perfusion de notre culture politique fondée sur la laïcité au sein des institutions turques. Mais le succès est-il définitivement assuré ? Car cette tentative date d'une époque très différente de la nôtre. La République turque a été instaurée contre le régime du sultanat et du califat. Aujourd'hui, le régime parlementaire turc est confronté à une difficulté de nature tout à fait différente de celle que Mustapha Kemal Pasha maîtrisa le 29 octobre 1923 en proclamant la République turque.

A l'heure actuelle, l'interrogation existentielle d'inspiration religieuse rebondit en Turquie, alors que la spéculation financière domine la mondialisation de l'économie en bouleversant l'identité des peuples ainsi que la dignité humaine.

La solution dépend de la capacité de résistance des régimes tels que les nôtres, dont la laïcité repose sur des soubassements culturels et religieux très structurés, issus principalement de l'hellénisme et du christianisme. Il y a à ce sujet une incertitude majeure face à la volonté de la Turquie d'adhérer à l'Union européenne.

En admettant, ce que je crois, que les dirigeants turcs veuillent trouver dans l'adhésion à l'Union européenne une protection contre l'intégrisme, l'Europe a-t-elle aujourd'hui la capacité et la force intellectuelle et spirituelle de fournir à la Turquie cette garantie de civilisation, alors que rien ne le laisse véritablement pressentir ?

Debut de section - PermalienPhoto de Bernard Seillier

Les libertés dont parle à juste titre le Président de la République ne se cultivent pas sur le libertarisme, qu'il soit moral ou économique. Je n'insiste pas davantage. Les Pays-Bas sont confrontés à ce drame.

Un renouveau démocratique, dans ses composantes politiques, économiques et sociales, susceptible de réduire sensiblement la pauvreté en Europe, grâce à une économie plus solidaire et sociale, me semble un préalable indispensable pour l'avenir même de la paix dans l'Europe actuelle, avant même de pouvoir espérer un progrès social comme conséquence d'un nouvel élargissement.

La coopération au sein d'un même pouvoir politique entre des élus des grandes traditions culturelles d'inspiration chrétienne, juive ou rationaliste est aujourd'hui acquise en Europe. L'intégration de la tradition musulmane dans cette coopération n'est pas acquise de manière courante et systématique. La Turquie peut-elle jouer un rôle significatif dans cette voie ? L'évolution de certains pays comme le Liban, où une forme particulière de coopération entre chrétiens et musulmans a été expérimentée, n'a pas toujours conduit au succès espéré.

Personne ne peut nier non plus que l'issue du dialogue israélo-palestinien est au coeur de toute cette problématique. S'il n'y a pas au préalable en Europe une réflexion de philosophie politique, tant spéculative qu'appliquée, s'il n'y a pas une pacification rapide du Proche et du Moyen-Orient, s'il n'y a pas une stabilisation du continent africain, où l'évolution climatique fait peser une menace de déstabilisation plus grave que jamais, les discussions entre la Turquie et l'Union européenne risquent d'apparaître comme une diversion sans issue, parce que sans synchronisation avec les problèmes plus importants de l'heure. Combien d'années faudra-t-il pour nous en apercevoir ?

Applaudissements sur les travées du RDSE, ainsi que sur les travées de l'Union centriste et de l'UMP.

Debut de section - PermalienPhoto de Dominique Voynet

Monsieur le président, madame la ministre, monsieur le ministre, mes chers collègues, le récent accord entre l'Union européenne et la Turquie à propos de l'ouverture des négociations d'adhésion de ce pays à l'Union européenne nous offre l'occasion d'un débat utile, même s'il est tardif.

A l'instar de Jean-Pierre Bel, je m'interroge sur la façon dont le Parlement est associé - je devrais plutôt dire : n'est pas associé - à la définition des grandes orientations de notre pays en matière internationale.

Je me réjouis que ce débat intervienne au moment où le Président de la République, en salutaire continuité avec nos options diplomatiques antérieures, vient de confirmer les engagements pris en toute conscience par la quasi-totalité des chefs d'Etat français depuis le général de Gaulle à l'égard de la Turquie.

Le débat a d'ores et déjà mis en évidence bien des tartufferies politiques, les prétextes succédant aux prétextes, la mauvaise foi le disputant aux arguments les plus spécieux. Afin de ne pas provoquer ici de polémique, je n'évoquerai pas les arrière-pensées religieuses ou ethniques de certains qui contribuent, quand l'objectif n'est pas clairement explicité, à polluer le débat sur l'adoption du traité constitutionnel européen.

Je note qu'on s'est replongé dans les manuels de géographie : on n'a trouvé dans aucun d'entre eux, même dans les plus classiques, l'indication formelle que la frontière naturelle, tectonique, géologique ou climatique de l'Europe passerait entre Galatasaray et Fenerbace.

Je note qu'on a consulté les plus doctes historiens et qu'on n'a rien trouvé non plus de probant, même et surtout lorsque l'on est remonté loin en arrière, qui puisse, par le constat d'une extraordinaire différence de civilisations, justifier que l'on traite la Turquie différemment de Chypre, située bien plus au sud, ou de la Bulgarie et de la Roumanie.

S'agissant du génocide arménien et de la question kurde, points sur lesquels la Turquie doit évidemment reconnaître ses lourdes responsabilités historiques, on s'est trouvé bien embarrassés par le fait qu'il n'y a pas aujourd'hui de plus chauds partisans de l'adhésion que les communautés minoritaires.

Debut de section - PermalienPhoto de Dominique Voynet

Elles y voient, à juste titre, une garantie de la prise en compte définitive de leur identité.

S'agissant même de l'actuelle partition de Chypre, l'occasion d'un récent référendum nous a amenés à plus de retenue. Si l'occupation militaire turque d'une partie de l'île reste totalement inacceptable, les sectarismes et les refus d'une solution négociée paraissent, hélas ! bien partagés.

Enfin, l'examen des quatre-vingts dernières années en matière de droit de vote des femmes ou de laïcité a lui-même parfois suscité la confusion chez les turco-sceptiques, qui ont dû se rappeler que ce pays siège au Conseil de l'Europe depuis près de soixante ans.

Bref, l'Union européenne a pris, en ouvrant ces négociations et en fixant des conditions globalement équitables à l'adhésion, une position sage et courageuse que tous les Verts européens ont saluée.

C'est d'abord à la Turquie qu'il appartiendra de remplir ces conditions, en apportant à ses propres façons de vivre la démocratie et le droit, ainsi qu'en instaurant les réformes auxquelles aspire sans doute son propre peuple.

Il est normal, comme ce fut le cas pour l'Espagne, le Portugal ou la Grèce des dictatures, que nous accompagnions les avancées du combat démocratique en Turquie de toute notre vigilance. Cependant, il conviendra aussi que nos pays ne restent pas passifs et qu'ils s'impliquent dans la dynamique ainsi ouverte, mais pas en établissant la liste, comme pour se rassurer, des étapes à franchir, des verrous, des chicanes, des obstacles, des retours à la case départ conçus pour freiner et peut-être empêcher l'adhésion de la Turquie.

L'ampleur des écarts à réduire, les efforts et les sacrifices que le nouveau pays candidat devra consentir en matière économique, sociale ou environnementale justifient que l'on donne au processus tous les moyens de réussir.

Je pense d'abord aux moyens budgétaires. Il faudra bien, à un moment ou à un autre, revenir sur le plafond de 1 % qui handicapera demain la bonne marche d'une Europe à vingt-cinq ou à vingt-sept. L'aide à l'élargissement n'est pas une charge supplémentaire : elle est un investissement pour l'avenir.

Je pense ensuite aux moyens politiques et diplomatiques dans l'accompagnement du processus. On ne pourra pas toujours, chaque fois qu'une condition est remplie, en soulever une autre.

Je pense enfin aux moyens humains. Il serait excellent que, dans le cadre de l'Union, nous fassions mieux connaître la Turquie à notre jeunesse et à nos concitoyens.

Debut de section - PermalienPhoto de Dominique Voynet

A cet égard, la valorisation de ce que représente la communauté des immigrés turcs et son désenclavement sur notre territoire doivent devenir un aspect particulier de la responsabilité française.

Tous ces détours nous ramènent, au fond, aux seules questions qui vaillent pour ce début de xxie siècle : quelle est la nature de l'Europe que nous voulons et quelle doit être sa place dans un monde multipolaire de paix et de stabilité ?

A nos concitoyens qui en doutent largement encore et auxquels reviendra le dernier mot, nous devons expliquer sans relâche qu'il est bon pour nous tous que les frontières de l'Union intègrent la Turquie. Et cela pas seulement à partir d'un regard sur le passé ou d'une analyse de la situation actuelle. Il faut essayer de voir ce que seront et l'Europe et la Turquie dans une quinzaine d'années.

La perspective de l'adhésion de la Turquie nous interpelle fortement eu égard au projet européen. La capacité de ce pays à se moderniser dans le cadre de l'Union constitue potentiellement une façon d'équilibrer les économies, de repenser territorialement le continent, de mieux réguler les phénomènes de délocalisation, de gérer intelligemment les flux de migrations et de marchandises. Le dynamisme démographique des Turcs n'est pas non plus une menace pour nous : c'est une ressource à long terme dans un continent qui vieillit.

L'invention par notre continent d'une façon pacifique et démocratique de brasser les populations représente ainsi le plus formidable défi d'une mondialisation solidaire réussie. Les peuples du monde entier sont attentifs à l'évolution de ce modèle en construction.

La capacité de l'Union à porter un projet de « vivre ensemble » dans lequel cohabitent sereinement des croyances ou des non-croyances différentes constitue certainement pour l'avenir un puissant démenti aux prophètes de la « guerre des civilisations ». Il faut donc cesser d'attiser les peurs, qui témoignent au fond de nos propres problèmes d'identité. Il est temps de susciter la confiance.

Géopolitiquement, par exemple, il ne faut pas laisser sans réponse cet argument que l'intégration de la Turquie à l'Union multiplierait les risques d'affrontement en rapprochant nos frontières d'un Moyen-Orient traversé par les conflits et par la guerre.

C'est l'inverse qui est vrai : on renforcerait cette menace en considérant la Turquie comme une sorte d'Etat tampon, une sorte de marche aux portes de l'Europe, qui deviendrait alors l'enjeu de tous les affrontements ; l'histoire nous le démontre.

On augmenterait les facteurs d'instabilité en laissant aux Etats-Unis le dangereux monopole d'une présence stratégique dans la région et en étendant de fait à la Turquie le possible champ d'action de la déstabilisation terroriste.

La seule politique de paix réaliste et efficace réside non pas dans une contraction volontaire des frontières de l'Europe, mais dans une implication plus grande de celle-ci s'agissant de la Turquie, dans un effort pour la paix, dans la relance d'une capacité de négociation, qui fait si cruellement défaut dans cette région à l'heure actuelle.

Monsieur le président, madame la ministre, monsieur le ministre, mes chers collègues, je fais partie de celles et de ceux qui auraient préféré, voilà quelques années, que l'on privilégie l'approfondissement à l'élargissement. Nos démocraties, et en leur sein certains de ceux qui curieusement, aujourd'hui, demandent une pause, ne l'ont pas entendu ainsi.

La réalité des faits nous impose donc de mener, à partir des mois à venir et pour les vingt prochaines années, la bataille sur les deux fronts. Elle nous incite à plus d'Europe, et non à moins, à plus de lucidité, à plus de créativité, à plus de générosité.

Nous sommes les garants, en France, d'un débat démocratique de qualité. Nous devons veiller à ce que l'évaluation des avancées et des obstacles s'effectue dans la transparence et non dans la propagande et la déformation des faits.

C'est à ce prix que nous pourrons nous hisser à la hauteur des défis et des enjeux et donner du sens et de l'élan à l'engagement de plusieurs générations d'Européens.

Applaudissements.

Debut de section - PermalienPhoto de Jacques Baudot

Monsieur le président, madame la ministre, monsieur le ministre, mes chers collègues, je serai peut-être moins optimiste ou moins lyrique que mon collègue Jacques Blanc.

La Turquie comme l'Europe n'ont ni intérêt ni vocation à cette adhésion. Je m'en explique.

La Turquie n'est pas en Europe, ni historiquement, ni géographiquement, ni culturellement : 95 % de son territoire est situé en Asie ; elle possède des frontières avec huit pays, frontières qu'il faudra sécuriser.

Sa situation géographique et surtout géopolitique est l'une des plus complexes de la région. La Turquie est écartelée entre sa politique étrangère, sa fidélité aux Etats-Unis, sa volonté non unanime de rejoindre l'Union européenne - on dit que les Turcs sont unanimes à ce sujet, mais je n'en sais rien - ses zones de tensions avec le monde grec et kurde et sa coopération avec ses voisins arabes et caucasiens, autant de lignes de fracture qui divisent.

La Turquie compte plus de soixante-dix peuples, cinquante langues, autant de religions et de sectes. Tous ces groupes ethniques bénéficieront de la nationalité turque et deviendront des Européens.

Intégrer un nouveau pays dans le « club européen » implique d'accepter ses tensions internes et externes, ainsi que ses choix diplomatiques et géopolitiques.

La Turquie ne respecte pas les droits fondamentaux : refus de reconnaître le génocide arménien, occupation militaire de Chypre, pratique de la torture, traitements inhumains, surtout vis-à-vis des femmes.

A qui pourrait-on faire croire que l'officialisation du turc comme langue européenne officielle, ainsi que le prévoit le rapport Brock publié au début de l'année 2004, le vote des crédits de pré-adhésion - qui représentent un milliard d'euros sur plusieurs années et que le Sénat a votés -, ou l'ouverture des négociations puissent ne pas déboucher sur l'adhésion ? Il faut être lucide !

La Turquie dominera arithmétiquement dans toutes les instances communautaires. La question financière relative à cette adhésion est « un casse-tête budgétaire en perspective », comme le titrait le journal Les Echos voilà quelques jours. De l'aveu même de la Commission européenne, le calcul est purement hypothétique. Le Centre pour les études européennes chiffre la facture annuelle à 20 milliards d'euros à compter de 2020, soit 4 euros par mois pour chaque ressortissant de l'Union européenne, et ce pendant vingt-cinq ans.

Je ne parlerai pas des délocalisations, qui seront inévitables. Le salaire horaire est de 1, 5 euro en Turquie, alors qu'il est de 25 euros en France. La protection des salariés est inexistante.

Madame le ministre monsieur le ministre, nous avons pris bonne note des promesses de M. le Président Jacques Chirac à Bruxelles : « C'est à la Turquie de s'adapter à l'Europe et non l'inverse. Le Parlement français sera consulté en permanence. »

Le Président de la République a prouvé, s'il en était besoin, qu'il était un homme d'Etat. Il faut savoir reconnaître son attitude courageuse à contre-courant.

Debut de section - PermalienPhoto de Jacques Baudot

Par ailleurs, cette question de la Turquie est du domaine réservé du Président de la République.

Debut de section - PermalienPhoto de Jacques Baudot

Même si le président José Barroso a déclaré que c'était non pas à l'Europe de se plier à la Turquie mais à la Turquie de se plier à l'Europe, j'émettrai la plus grande réserve quant à la sincérité du Premier ministre turc, M. Erdogan, très vindicatif ces dernières semaines, à la limite du chantage.

Debut de section - PermalienPhoto de Jacques Baudot

Je rappelle qu'il n'hésitait pas, voilà peu de temps - il était pourtant considéré comme un islamiste modéré - à citer l'un des pères du nationalisme turc : « Les minarets sont nos baïonnettes, les coupoles nos casques, les mosquées nos casernes, les croyants nos soldats ».

Ce n'est pas la Turquie qu'il faut rejeter. Même si l'on me dit qu'il ne faut pas pratiquer l'amalgame entre le débat sur la Turquie et la ratification de la Constitution européenne, je me demande si ce n'est pas la Constitution européenne qu'il faut changer. Osons poser la question dans l'autre sens ! Le drame est que l'Europe du traité constitutionnel est condamnée à l'adhésion ou à l'exclusion.

L'Europe ne rencontre que des inconvénients s'agissant de la Turquie : ou bien elle rejette la Turquie et elle se brouille avec elle, ou bien elle l'accueille mais elle se brouille avec elle-même.

Avec l'entrée de la Turquie et, à terme, avec celle d'autres pays, l'Europe va changer de visage. L'Union européenne risque de ne pas encaisser le choc. Qui peut imaginer que la population turque, surtout celle de l'Est - pas celle d'Istanbul, que tout le monde connaît - adhère avec sincérité au modèle que les politiques occidentaux auront imposé autoritairement ? Si ce moule rigide ne peut convenir au peuple turc, je suis convaincu qu'il ne peut en l'état convenir aux autres nations.

C'est dans cet esprit qu'en Européen convaincu, à titre personnel et fidèle à mes convictions, je défends le principe confédéral cher au général de Gaulle, qui permet à chacun, sans abandon de ses droits et privilèges, d'adhérer à l'union qui lui convient sans contrainte intolérable. Une Europe à géométrie variable permettrait, en effet, d'échapper au dilemme devant lequel nous nous trouvons aujourd'hui. Un traité unissant et régissant les relations entre vingt-cinq, vingt-six, vingt-sept, vingt-huit, vingt-neuf peuples serait juridiquement et intellectuellement plus juste qu'une Constitution.

La question turque est un faux problème : elle est l'arbre qui cache la forêt. Il n'y a une question turque que parce qu'il y a une constitution fédéraliste, même si ce dernier mot a été retiré du traité. C'est la politique du tout ou rien ! Le manque de souplesse et de tolérance exclut sans discernement les uns ou les autres ; nous n'avons d'autre alternative que d'accueillir la Turquie sous des conditions draconiennes, qui seront fatalement ressenties comme une ingérence dans les affaires intérieures du pays, ou de la rejeter, au risque de compromettre nos relations avec elle.

Ne cédons pas à la « turcophobie ». Bien sûr, la situation géographique de la Turquie, verrou entre l'Occident et l'Orient, fait d'elle un partenaire à part entière avec lequel il faut favoriser les échanges culturels et économiques.

D'ailleurs, depuis quelques années, un travail de lobbying s'est développé sous l'impulsion de la mission économique française à Istanbul, concrétisée par plus de 250 entreprises françaises implantées sur le territoire turc depuis une quinzaine d'années. Je vous engage à ce propos à consulter le remarquable rapport de nos collègues Robert Del Picchia et Hubert Haenel.

Aussi, vouloir faire de la Turquie un Etat occidental est un projet utopique, réducteur, et contraire à ses intérêts comme à ceux des membres de la Communauté européenne eux-mêmes.

En outre, les avantages économiques d'une telle adhésion seraient à sens unique. Non seulement la Turquie jouit d'un traité d'association avec la CEE, mais elle fait aussi partie intégrante de l'union douanière depuis 1995 ; ses produits agricoles bénéficient d'un régime préférentiel. La libre circulation de ses travailleurs accroîtrait les problèmes que pose déjà la présence de plus de 2, 5 millions de Turcs en Europe occidentale. La modernisation de ses entreprises n'est plus à démontrer et le développement de son économie est bien engagé.

Alors, qu'attendre de plus d'une adhésion pleine et entière, sinon l'émargement coûteux aux budgets communautaires, alors que nous ne parvenons même pas à servir les nouveaux pays membres à hauteur de leurs demandes ?

Si la Turquie a enregistré, depuis plusieurs années, des progrès en matière de démocratie et de respect des droits de l'homme, cela ne suffit pas à la qualifier. Bien d'autres pays à travers le monde ont accompli des progrès similaires ; ils n'ont pas pour autant vocation à rejoindre l'Union européenne.

Nous ne pourrons jamais former une grande nation européenne. Nous demeurerons - et c'est une chance - un ensemble de nations unies autour d'un même projet. Notre force est dans notre diversité et dans la pluralité de nos cultures. Si l'on admet ce principe, chacun peut y trouver, à un titre ou à un autre, sa place dans le respect de tous.

Applaudissements sur les travées de l'UMP et de l'Union centriste, ainsi que sur certaines travées du RDSE.

Debut de section - Permalien
Michel Barnier, ministre des affaires étrangères

Monsieur le président, mesdames, messieurs les sénateurs, avant d'évoquer le sujet de notre débat, je souhaiterais dire quelques mots un peu plus personnels.

Tout à l'heure, presque en temps réel, le Premier ministre nous a fait partager sa joie à l'annonce de la libération de Christian Chesnot et de Georges Malbrunot. C'est peu de dire que cette joie est aussi la mienne.

Tout au long de ces 124 jours, heure après heure, minute après minute, j'ai agi en pensant à eux et au moment de leur liberté retrouvée, sans oublier Mohamed Al Jundi, qui a été détenu avec eux durant plusieurs jours. Mesdames, messieurs les sénateurs, au poste qui est le mien, je n'ai fait que mon travail, en confiance avec le Président de la République et avec le Premier ministre, qui ont personnellement accompagné et soutenu nos démarches ; je peux en porter témoignage.

Je tiens à rendre hommage à la patience, au courage et à la dignité des familles de Christian Chesnot et de Georges Malbrunot.

Je veux également remercier toutes celles et tous ceux qui, durant ces 124 journées, se sont mobilisés, qu'il s'agisse des associations, des journalistes, des innombrables citoyens, ou encore des autorités des pays de cette partie du Moyen-Orient, qui nous ont apporté leur soutien et leur coopération tout au long de cette crise.

J'ai également été frappé par l'unanimité, la solidarité, le sens civique des dirigeants de tous les partis politiques français, que le Premier ministre a tenus informés par des réunions régulières. Cette solidarité et cette unanimité - nous n'en avons pas douté, même si les choses ont été difficiles - de tous les groupes politiques de l'Assemblée nationale et du Sénat ont été très précieuses.

Enfin, j'ai eu le privilège de travailler pour cette libération à Bagdad et à Paris, avec des agents de l'Etat de plusieurs ministères, en particulier ceux de la défense et des affaires étrangères, qui ont fait honneur au service de l'Etat, c'est-à-dire de l'intérêt général, donc de la France. Je tiens, devant vous, à leur témoigner personnellement ma gratitude..)

Monsieur le président, mesdames, messieurs les sénateurs, j'aborderai maintenant, avec un peu moins d'émotion, le sujet important qui nous réunit aujourd'hui et sur lequel nous aurons encore de nombreux débats.

Jeudi et vendredi derniers, j'étais aux côtés du Président de la République au Conseil européen de Bruxelles. Ce dernier a reconnu le caractère extrêmement difficile et sensible du débat européen sur la question turque. Cette question est probablement l'une des plus importantes pour l'avenir du projet européen engagé voilà maintenant plus de cinquante ans dans le salon de l'horloge : le 9 mai 1950, Robert Schuman et Jean Monnet ont imaginé, au lendemain de la guerre, pour que cela ne recommence pas, ce formidable projet de civilisation, ce projet politique qui s'appuyait sur le charbon et l'acier, en appelant à la constitution de la Communauté européenne du charbon et de l'acier, la CECA.

Le Conseil européen a d'abord souhaité tenir l'engagement pris à l'égard de la Turquie depuis deux ans, mais en fait pratiquement depuis 1963, d'ouvrir des négociations si la Turquie se conformait aux critères politiques de Copenhague, ce qui était, selon les termes de la Commission européenne, « suffisamment » le cas ; tous les mots ont leur importance.

Toutefois, il a assorti cet engagement d'un ensemble de conditions, de précautions, de jalons sur le chemin que la Turquie doit encore parcourir. Ainsi, ce pays pourra, s'il remplit tous les critères et s'il respecte l'ensemble des conditions, partager, dans dix ou quinze ans - peut-être un peu plus, peut-être un peu moins - le projet européen.

Qu'a dit le Conseil européen dans ses conclusions ?

Tout d'abord, les négociations d'adhésion avec la Turquie seront effectivement ouvertes le 3 octobre prochain, avec deux préalables : d'une part, la mise en oeuvre de certaines législations permettant de progresser vers la concrétisation de l'Etat de droit, par exemple l'application du code pénal, qui ne prévoit plus la pénalisation de l'adultère ; d'autre part, un geste fort à l'égard de Chypre, avec la signature obligatoire de l'accord d'Ankara étendant l'union douanière entre l'Union européenne et la Turquie aux dix nouveaux Etats membres, dont Chypre. C'est déjà une première étape vers la reconnaissance de Chypre.

Ensuite, ces négociations ont pour objectif l'adhésion. Vous avez eu raison, monsieur Haenel, de souligner cette ligne d'horizon des négociations.

Nous devons être sincères : nous n'avons pas le droit d'être ambigus ou de mentir. Nous ouvrons ces négociations - Jacques Chirac l'a dit avec force - pour réussir, en faisant confiance tout en étant vigilants, avec l'objectif d'aboutir à l'adhésion. Cette adhésion - je ne suis pas encore sûr qu'elle aura lieu, même si je la souhaite - serait le signe d'un formidable progrès de la Turquie s'agissant de son organisation politique, civique, économique et sociale pour se rapprocher du modèle européen.

Le Conseil européen dit qu'il s'agit d'un processus ouvert - là encore, chaque mot compte - dont l'issue ne peut être garantie à l'avance. C'est ce que j'appelle le devoir de réalisme. Vous avez tort, monsieur Retailleau, de ne pas croire ce qui est écrit. Ce processus est et restera ouvert jusqu'au bout.

Il faut envisager le cas où les négociations échoueraient. Dès lors, la Turquie resterait ancrée à l'Europe par « le lien le plus fort possible » ; cela figure dans les conclusions du Conseil. J'ai d'ailleurs noté la satisfaction de M. Bel sur ce point.

Les négociations pourraient échouer si la Turquie n'était pas en mesure d'assumer l'intégralité des obligations liées à l'adhésion.

Elles pourraient échouer si l'ensemble des critères de Copenhague ne pouvait pas être respecté. Cela recouvre la capacité de l'Union à assimiler l'élargissement tout en maintenant l'élan de l'intégration européenne. Ce critère très important, qu'a rappelé Serge Vinçon, est cité au paragraphe cinq des conclusions du Conseil européen.

En d'autres termes, sont visées, dans le même temps, la capacité de la Turquie à respecter les critères fixés par Copenhague, à prendre tous les engagements nécessaires, et notre propre capacité à assumer cet élargissement.

Selon le Conseil européen, les négociations seront très fortement encadrées ; elles seront longues - l'adhésion n'est pas prévue avant 2014 au plus tôt - et sans doute difficiles. Elles seront soumises, à toutes les étapes, au principe d'unanimité, c'est-à-dire au droit de veto de chacun des vingt-cinq pays membres de l'Union, voire des vingt-sept ou vingt-huit pays membres, car, entre temps, la Roumanie, la Bulgarie, puis la Croatie auront rejoint l'Union européenne.

La France conservera sa capacité d'action, de suspension, tout au long des négociations.

Mme Voynet a évoqué le général de Gaulle ; cette référence m'a beaucoup touché venant de sa part. Souvenons-nous que, à deux reprises - en 1963 et en 1967 - le général de Gaulle a suspendu les négociations d'adhésion avec le Royaume-Uni.

La France comme les autres pays conservent leur capacité de suspendre les négociations sur des points auxquels ils tiennent, dans la mesure où le droit de veto peut être opposé à tout moment.

M. Bret a également relevé, à juste titre, que, pour la première fois, des négociations d'adhésion imposent des clauses plus dures que lors des précédents élargissements. Je pense que ces clauses plus rigoureuses sont justifiées par la dimension spécifique de la Turquie. Il s'agit de clauses de sauvegarde. De longues périodes de transition seront proposées. Dans certains domaines, telle la libre circulation des personnes, les clauses de sauvegarde pourraient être éventuellement permanentes.

La négociation des chapitres se fera l'un après l'autre pour s'assurer que chacun d'entre eux est bien intégré avant de démarrer la négociation d'un nouveau chapitre.

Enfin, nous escomptons que, au cours des négociations, la Turquie répondra à certaines questions qui lui seront posées et, notamment, qu'elle fera ce travail de mémoire et de réconciliation qui est l'essence même du projet européen. Cela concerne Chypre tout comme la reconnaissance du génocide arménien. La France posera la question et elle attendra, pour conclure les négociations, une réponse de la Turquie.

Les Allemands et les Français ont prouvé qu'il était possible d'effectuer ce travail de réconciliation.

M. le président de la délégation pour l'Union européenne approuve.

Debut de section - Permalien
Michel Barnier, ministre des affaires étrangères

S'agissant de l'Arménie, je voudrais l'évoquer du point de vue non seulement de l'histoire, tragique, de 1915, mais également de la géographie. Comme la Grèce et comme Chypre, l'Arménie jouxte la Turquie. Et les conclusions du Conseil européen font également obligation à la Turquie de résoudre ses problèmes de voisinage.

Mesdames, messieurs les sénateurs, sur ces points et sur bien d'autres, c'est le processus de négociation qui provoquera les progrès. Pourrions-nous obtenir de telles réponses - je suis sûr que nous les obtiendrons avec le temps - s'il n'y avait pas de négociation ?

Toute l'histoire du projet européen est émaillée de ces avancées sur lesquelles les peuples s'engagent parce qu'ils ont la perspective d'adhérer à l'Union européenne.

Je me souviens qu'en tant que ministre délégué aux affaires européennes j'ai eu des discussions avec les chefs de deux Etats qui voulaient rejoindre l'Union européenne : celui de la Hongrie et celui de la Roumanie. Chacun sait qu'il existe entre ces peuples des problèmes, liés notamment à leurs minorités. En l'absence de perspective européenne, des guerres ont éclaté dans les Balkans, provoquées par ce réflexe nationaliste, dont François Mitterrand disait qu'il était la guerre elle-même. Ces deux chefs d'Etat m'ont dit - et cela m'a durablement marqué - qu'ils avaient signé un traité sur leurs minorités parce qu'ils avaient la perspective d'adhérer à l'Union européenne.

Debut de section - Permalien
Michel Barnier, ministre

Voilà, mesdames, messieurs les sénateurs, bientôt pour la Turquie, avec le temps nécessaire, et d'ores et déjà pour beaucoup de pays d'Europe centrale, orientale et balkanique, en quoi le projet européen continue de tenir la promesse qu'ont faite Monnet, Schumann, de Gasperi, Adenauer et bien d'autres en 1950 et 1957.

Ce projet de civilisation est pour moi - permettez-moi de le dire avec un peu de véhémence, tout en restant passionnément patriote et fier d'être Français - le plus beau projet politique à l'échelle d'un continent, si l'objet de la politique est bien d'apporter progrès, paix et stabilité entre les peuples plutôt que d'entretenir des conflits.

Applaudissements sur les travées de l'UMP et de l'Union centriste, ainsi que sur certaines travées du RDSE.

Debut de section - Permalien
Michel Barnier, ministre

A ce cadre s'ajoute une exigence de démocratie.

Madame Voynet, vous avez dit que le Parlement devait continuer à être tenu régulièrement informé de l'avancement des discussions avec la Turquie. Je le dis avec humilité, surtout dans cet hémicycle : il faut rester fidèle aux institutions de la ve République.

Chacun doit être dans son rôle : depuis le début de la ve République, c'est le chef de l'Etat qui négocie les traités, en informe le Parlement, l'associe aux négociations, puis l'informe de nouveau lorsque le traité est signé ; ce fut le cas pour Maastricht, pour Amsterdam ou pour Nice Je puis dire sans me tromper que l'information a été beaucoup moins fréquente pour les traités de Maastricht et d'Amsterdam que pour le traité de Nice ou le traité constitutionnel.

Le Premier ministre, la ministre déléguée aux affaires européennes et moi-même nous prenons l'engagement d'être disponibles, d'informer le Parlement sur chacun des chapitres et de répondre à telle ou telle question qui sera posée tout au long de cette négociation. Ce débat, qui participe de notre volonté de transparence, se poursuivra aussi longtemps que durera la négociation.

Si la négociation aboutit, la ratification du traité d'adhésion de la Turquie à l'Union européenne interviendra d'ici dix à quinze ans et elle sera soumise au peuple français par la voie du référendum. Il s'agit d'une garantie supplémentaire non seulement que les Français auront leur mot à dire, mais qu'ils auront le dernier mot dans ce processus de négociation.

C'est la raison pour laquelle notre Constitution sera prochainement révisée et contiendra, si vous en êtes d'accord, une disposition permettant aux Français de se prononcer sur d'éventuelles futures demandes d'adhésion à l'Union européenne.

En répondant à la question sur l'adhésion de la Turquie, les Français répondront à une autre question : celle des limites définitives du projet européen, notamment au sud-est de l'Europe.

Voilà quelques jours, je disais, au risque de mériter le prix de l'humour politique, que si l'on regarde une carte - les cartes en disent souvent plus que les discours -, on voit que la Turquie se situe à notre frontière. Et elle y restera, que l'on accepte ou que l'on rejette son adhésion à l'Union européenne.

Voulons-nous qu'elle soit une frontière définitive interne ou prendrons-nous le risque qu'elle constitue une frontière définitive externe ?

J'ai beaucoup réfléchi à cette question et, à l'instar du Président de la République, je pense en conscience que, le moment venu, lorsque toutes les garanties et toutes les précautions auront été prises, il sera préférable que la Turquie, ce grand pays charnière situé entre deux continents, soit une frontière interne à l'Union, une frontière définitive située au sud-est de l'Europe.

Il vaudra mieux qu'elle soit conduite, par son engagement propre et notre propre volonté, à suivre le modèle européen sur le plan de la démocratie, des droits de l'homme, des droits des femmes et de l'économie, plutôt que de rester dans une situation d'isolement et d'instabilité, avec le risque toujours réel de devoir choisir un autre modèle.

En conclusion, mesdames, messieurs les sénateurs, comme plusieurs d'entre vous l'ont dit, notamment Jacques Blanc, et comme le Président de la République l'a rappelé aux Français avant le Conseil européen, je pense que la Turquie sera un atout majeur dans le projet européen pour le développement de la politique extérieure et de la défense commune de l'Union, notamment en ce qui concerne le conflit central du Proche-Orient, évoqué tout à l'heure par Bernard Seillier.

Nous avons besoin de cette politique étrangère commune - et non pas unique - et de cette politique de défense commune, et la Turquie a toutes les qualités pour y prendre sa place.

Elle sera un atout économique, grâce à son potentiel de croissance et à son dynamisme démographique. N'ayons pas peur de ce dynamisme-là ! Puisqu'il s'agit, monsieur Haenel, de relever la ligne d'horizon, j'invite chacune et chacun d'entre vous, mesdames, messieurs les sénateurs, à lire les chiffres de la démographie européenne dans une trentaine d'années : vous constaterez la faiblesse de notre continent de ce point de vue.

Le dernier atout, non négligeable, que représente l'adhésion de la Turquie, rappelé avec force par le Président de la République, concerne notre place à nous, Européens, dans le dialogue que nous souhaitons engager avec les autres civilisations et les autres religions.

Sincérité à l'égard de la Turquie, réalisme quant aux difficultés de cette négociation, transparence à l'égard du Parlement, respect de la démocratie et du droit des Français : tel est l'état d'esprit dans lequel nous engageons cette longue négociation.

Nous garderons en mémoire la vision exprimée en 1963 par deux hommes d'Etat, dont la poignée de mains est à l'origine de mon propre engagement : le général de Gaulle et le chancelier Adenauer. Tous deux avaient exprimé l'idée qu'il fallait engager un dialogue avec la Turquie. Le général de Gaulle avait même reconnu une vocation européenne à ce pays.

C'est en étant fidèle à cette vision et en l'ayant présent à l'esprit que le Président de la République a travaillé aux conclusions de ce Conseil européen, dont j'ai essayé de vous exposer le contenu, les limites et les garanties apportées, à la veille de l'ouverture, dans quelques mois, de cette longue et importante négociation avec la Turquie.

Très bien ! et applaudissements sur les travées de l'UMP.

Debut de section - PermalienPhoto de Christian Poncelet

Le débat est clos.

Acte est donné de la déclaration du Gouvernement, qui sera imprimée sous le n° 135 et distribuée.

Mes chers collègues, nous allons maintenant interrompre nos travaux ; nous les reprendrons à vingt et une heures quarante-cinq.

La séance est suspendue.

La séance, suspendue à dix-neuf heures trente-cinq, est reprise à vingt-et-une heures quarante-cinq, sous la présidence de M. Guy Fischer.