Intervention de Michel Barnier

Réunion du 21 décembre 2004 à 16h30
Turquie — Débat sur une déclaration du gouvernement suite

Michel Barnier, ministre des affaires étrangères :

Monsieur le président, mesdames, messieurs les sénateurs, avant d'évoquer le sujet de notre débat, je souhaiterais dire quelques mots un peu plus personnels.

Tout à l'heure, presque en temps réel, le Premier ministre nous a fait partager sa joie à l'annonce de la libération de Christian Chesnot et de Georges Malbrunot. C'est peu de dire que cette joie est aussi la mienne.

Tout au long de ces 124 jours, heure après heure, minute après minute, j'ai agi en pensant à eux et au moment de leur liberté retrouvée, sans oublier Mohamed Al Jundi, qui a été détenu avec eux durant plusieurs jours. Mesdames, messieurs les sénateurs, au poste qui est le mien, je n'ai fait que mon travail, en confiance avec le Président de la République et avec le Premier ministre, qui ont personnellement accompagné et soutenu nos démarches ; je peux en porter témoignage.

Je tiens à rendre hommage à la patience, au courage et à la dignité des familles de Christian Chesnot et de Georges Malbrunot.

Je veux également remercier toutes celles et tous ceux qui, durant ces 124 journées, se sont mobilisés, qu'il s'agisse des associations, des journalistes, des innombrables citoyens, ou encore des autorités des pays de cette partie du Moyen-Orient, qui nous ont apporté leur soutien et leur coopération tout au long de cette crise.

J'ai également été frappé par l'unanimité, la solidarité, le sens civique des dirigeants de tous les partis politiques français, que le Premier ministre a tenus informés par des réunions régulières. Cette solidarité et cette unanimité - nous n'en avons pas douté, même si les choses ont été difficiles - de tous les groupes politiques de l'Assemblée nationale et du Sénat ont été très précieuses.

Enfin, j'ai eu le privilège de travailler pour cette libération à Bagdad et à Paris, avec des agents de l'Etat de plusieurs ministères, en particulier ceux de la défense et des affaires étrangères, qui ont fait honneur au service de l'Etat, c'est-à-dire de l'intérêt général, donc de la France. Je tiens, devant vous, à leur témoigner personnellement ma gratitude..)

Monsieur le président, mesdames, messieurs les sénateurs, j'aborderai maintenant, avec un peu moins d'émotion, le sujet important qui nous réunit aujourd'hui et sur lequel nous aurons encore de nombreux débats.

Jeudi et vendredi derniers, j'étais aux côtés du Président de la République au Conseil européen de Bruxelles. Ce dernier a reconnu le caractère extrêmement difficile et sensible du débat européen sur la question turque. Cette question est probablement l'une des plus importantes pour l'avenir du projet européen engagé voilà maintenant plus de cinquante ans dans le salon de l'horloge : le 9 mai 1950, Robert Schuman et Jean Monnet ont imaginé, au lendemain de la guerre, pour que cela ne recommence pas, ce formidable projet de civilisation, ce projet politique qui s'appuyait sur le charbon et l'acier, en appelant à la constitution de la Communauté européenne du charbon et de l'acier, la CECA.

Le Conseil européen a d'abord souhaité tenir l'engagement pris à l'égard de la Turquie depuis deux ans, mais en fait pratiquement depuis 1963, d'ouvrir des négociations si la Turquie se conformait aux critères politiques de Copenhague, ce qui était, selon les termes de la Commission européenne, « suffisamment » le cas ; tous les mots ont leur importance.

Toutefois, il a assorti cet engagement d'un ensemble de conditions, de précautions, de jalons sur le chemin que la Turquie doit encore parcourir. Ainsi, ce pays pourra, s'il remplit tous les critères et s'il respecte l'ensemble des conditions, partager, dans dix ou quinze ans - peut-être un peu plus, peut-être un peu moins - le projet européen.

Qu'a dit le Conseil européen dans ses conclusions ?

Tout d'abord, les négociations d'adhésion avec la Turquie seront effectivement ouvertes le 3 octobre prochain, avec deux préalables : d'une part, la mise en oeuvre de certaines législations permettant de progresser vers la concrétisation de l'Etat de droit, par exemple l'application du code pénal, qui ne prévoit plus la pénalisation de l'adultère ; d'autre part, un geste fort à l'égard de Chypre, avec la signature obligatoire de l'accord d'Ankara étendant l'union douanière entre l'Union européenne et la Turquie aux dix nouveaux Etats membres, dont Chypre. C'est déjà une première étape vers la reconnaissance de Chypre.

Ensuite, ces négociations ont pour objectif l'adhésion. Vous avez eu raison, monsieur Haenel, de souligner cette ligne d'horizon des négociations.

Nous devons être sincères : nous n'avons pas le droit d'être ambigus ou de mentir. Nous ouvrons ces négociations - Jacques Chirac l'a dit avec force - pour réussir, en faisant confiance tout en étant vigilants, avec l'objectif d'aboutir à l'adhésion. Cette adhésion - je ne suis pas encore sûr qu'elle aura lieu, même si je la souhaite - serait le signe d'un formidable progrès de la Turquie s'agissant de son organisation politique, civique, économique et sociale pour se rapprocher du modèle européen.

Le Conseil européen dit qu'il s'agit d'un processus ouvert - là encore, chaque mot compte - dont l'issue ne peut être garantie à l'avance. C'est ce que j'appelle le devoir de réalisme. Vous avez tort, monsieur Retailleau, de ne pas croire ce qui est écrit. Ce processus est et restera ouvert jusqu'au bout.

Il faut envisager le cas où les négociations échoueraient. Dès lors, la Turquie resterait ancrée à l'Europe par « le lien le plus fort possible » ; cela figure dans les conclusions du Conseil. J'ai d'ailleurs noté la satisfaction de M. Bel sur ce point.

Les négociations pourraient échouer si la Turquie n'était pas en mesure d'assumer l'intégralité des obligations liées à l'adhésion.

Elles pourraient échouer si l'ensemble des critères de Copenhague ne pouvait pas être respecté. Cela recouvre la capacité de l'Union à assimiler l'élargissement tout en maintenant l'élan de l'intégration européenne. Ce critère très important, qu'a rappelé Serge Vinçon, est cité au paragraphe cinq des conclusions du Conseil européen.

En d'autres termes, sont visées, dans le même temps, la capacité de la Turquie à respecter les critères fixés par Copenhague, à prendre tous les engagements nécessaires, et notre propre capacité à assumer cet élargissement.

Selon le Conseil européen, les négociations seront très fortement encadrées ; elles seront longues - l'adhésion n'est pas prévue avant 2014 au plus tôt - et sans doute difficiles. Elles seront soumises, à toutes les étapes, au principe d'unanimité, c'est-à-dire au droit de veto de chacun des vingt-cinq pays membres de l'Union, voire des vingt-sept ou vingt-huit pays membres, car, entre temps, la Roumanie, la Bulgarie, puis la Croatie auront rejoint l'Union européenne.

La France conservera sa capacité d'action, de suspension, tout au long des négociations.

Mme Voynet a évoqué le général de Gaulle ; cette référence m'a beaucoup touché venant de sa part. Souvenons-nous que, à deux reprises - en 1963 et en 1967 - le général de Gaulle a suspendu les négociations d'adhésion avec le Royaume-Uni.

La France comme les autres pays conservent leur capacité de suspendre les négociations sur des points auxquels ils tiennent, dans la mesure où le droit de veto peut être opposé à tout moment.

M. Bret a également relevé, à juste titre, que, pour la première fois, des négociations d'adhésion imposent des clauses plus dures que lors des précédents élargissements. Je pense que ces clauses plus rigoureuses sont justifiées par la dimension spécifique de la Turquie. Il s'agit de clauses de sauvegarde. De longues périodes de transition seront proposées. Dans certains domaines, telle la libre circulation des personnes, les clauses de sauvegarde pourraient être éventuellement permanentes.

La négociation des chapitres se fera l'un après l'autre pour s'assurer que chacun d'entre eux est bien intégré avant de démarrer la négociation d'un nouveau chapitre.

Enfin, nous escomptons que, au cours des négociations, la Turquie répondra à certaines questions qui lui seront posées et, notamment, qu'elle fera ce travail de mémoire et de réconciliation qui est l'essence même du projet européen. Cela concerne Chypre tout comme la reconnaissance du génocide arménien. La France posera la question et elle attendra, pour conclure les négociations, une réponse de la Turquie.

Les Allemands et les Français ont prouvé qu'il était possible d'effectuer ce travail de réconciliation.

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