Intervention de Nicole Borvo Cohen-Seat

Réunion du 14 septembre 2006 à 9h30
Prévention de la délinquance — Exception d'irrecevabilité

Photo de Nicole Borvo Cohen-SeatNicole Borvo Cohen-Seat :

... alors que les résultats obtenus en la matière n'y sont guère probants, il devrait se tenir au courant !

De même, M. Sarkozy s'inspire, hélas, de la Grande-Bretagne, où M. Blair a préconisé le contrôle social obligatoire des futures mères adolescentes ! Comment faire pour aller plus loin que le contrôle des foetus ? Pour le ministre de l'intérieur, la prévention, le travail social, la justice des mineurs, cela ne va pas ! Mais pourquoi ? Les citoyens n'en sauront rien ! Surtout, ils ignoreront tout de la misère des moyens publics mis en oeuvre, au regard, précisément, des énormes besoins d'une société si dure pour la plupart des jeunes.

Monsieur le ministre, les équations entre la désespérance sociale et la délinquance, d'une part, et la prévention et la sanction, d'autre part, sont difficiles à résoudre, mais vous vous y prenez de la pire manière.

J'ajoute, s'agissant toujours de l'irrecevabilité de ce projet de loi pour cause de mépris des parlementaires, que le Gouvernement doit nous soumettre, si nous sommes bien informés, un projet de réforme de la justice. Nous ne pouvons donc accepter de débattre dès à présent d'une réorganisation de la justice des mineurs, à l'occasion de l'examen de ce projet de loi du ministre de l'intérieur qui traite de tout, pêle-mêle - de la santé, de la protection sociale, des collectivités territoriales, de la justice -, sauf de la police !

Un deuxième motif d'irrecevabilité réside dans le contenu du texte qui nous est soumis, car plusieurs de ses dispositions heurtent les principes fondamentaux de notre droit.

La commission nationale consultative des droits de l'homme, interrogée en 2002 sur le projet de loi relatif à la sécurité intérieure, soulignait que « l'inflation des règles encadrant l'exercice des libertés publiques, et parfois même la vie privée des individus, suscite l'inquiétude de notre société démocratique ».

Le présent projet de loi ne fait qu'accentuer cette tendance. J'en veux pour preuve la multiplication des fichiers informatiques, d'autant plus inquiétante que le nombre des personnes habilitées à les consulter ne cesse, lui aussi, de croître.

De plus, la CNIL, la commission nationale de l'informatique et des libertés, faisait récemment état des très nombreuses erreurs non corrigées contenues dans le STIC, le système de traitement des infractions constatées, qui ont de lourdes conséquences pour les personnes. Ainsi, des agents de sécurité ont été licenciés sur la base de données erronées et non corrigées contenues dans le STIC !

Le dispositif instauré par l'article 6 du présent projet de loi, aux termes duquel le conseil pour les droits et devoirs des familles pourra disposer d'informations individuelles, illustre parfaitement mon propos : aucune garantie n'est apportée, ni sur l'origine des informations qui seraient utilisées pour procéder à ce signalement, ni sur les critères qui déclencheraient ce dernier, ni sur les modalités de la transmission et du traitement des données et sur leur nécessaire confidentialité. En outre, ces informations pourraient être communiquées à des tiers concernés. Or, ceux-ci ne sont nullement définis de façon explicite par l'article 6 du projet de loi.

J'évoquerai encore l'exemple du traitement national des personnes hospitalisées d'office, instauré par l'article 19 du projet de loi.

La CNIL relève que la mention de « l'autorité judiciaire » comme destinataire des informations enregistrées dans le fichier national est trop générale, au regard de la finalité de ce fichier, qui est « d'améliorer le suivi et l'instruction des mesures d'hospitalisation d'office ».

En outre, la mention de l'autorité judiciaire au titre des destinataires des données de ce fichier, qui est envisagée dans le projet de loi afin de permettre aux magistrats de contrôler la responsabilité pénale des personnes mises en cause judiciairement, relève, en raison de son caractère ponctuel et limité, de la définition du tiers autorisé à accéder aux données enregistrées dans un traitement, et non de celle du destinataire permanent des données, dont l'application serait, en l'espèce, disproportionnée.

De façon générale, la multiplication des fichiers informatiques, telle qu'elle est prévue dans ce projet de loi, paraît excessive et disproportionnée eu égard à leur finalité et au danger qu'ils représentent pour les personnes concernées.

C'est ce que relève la CNIL dans son avis du 13 juin dernier. Elle juge disproportionnées les dispositions de l'article 5 du projet de loi, qui autorisent les maires à obtenir la communication des données relatives aux difficultés sociales de leurs administrés.

Pour la CNIL, je cite, « si le maire a vocation à connaître, de façon ponctuelle, de données sur les personnes sollicitant des aides sociales facultatives qui relèvent traditionnellement de ses compétences, il ne devrait pas être rendu systématiquement destinataire des informations que les professionnels de l'action sociale sont conduits à recueillir auprès des personnes et des familles en difficulté. »

Il en est de même avec l'article 6 du projet de loi, qui institue un conseil pour les droits et devoirs des familles. Selon la CNIL, « dans la mesure où des informations individuelles sensibles, relevant de l'intimité de la vie privée des familles, seraient ainsi recueillies, traitées et conservées, il appartient au législateur, pour assurer le respect du principe de proportionnalité, de définir précisément les garanties qui devraient être apportées afin qu'un tel dispositif d'accompagnement soit mis en place dans le respect des droits des personnes et, en particulier, de leur droit au respect de leur vie privée. »

Monsieur le ministre, ces dispositions s'ajoutent ou se superposent aux moyens de contrôle institués par les lois antérieures que vous avez fait voter, comme les caméras vidéo, les contrôles d'identité et les fouilles, qui touchent les individus considérés a priori comme des suspects. Elles organisent peu à peu « l'État Léviathan » comme alternative libérale à ce que vous avez appelé « l'État Providence ». Elles portent atteinte aux libertés individuelles et au respect de la vie privée, tels qu'ils ressortent de nos principes constitutionnels.

D'autres principes constitutionnels se trouvent mis en cause dans ce projet de loi. Ainsi, les dispositions qui accordent aux maires un rôle central dans le domaine social, mais aussi en matière de la prévention de la délinquance, et même de délinquance tout court, tant il est peu question de prévention dans ce texte, posent, eux aussi, des problèmes de constitutionnalité.

Tout d'abord, l'égalité de traitement des citoyens sur le territoire est menacée.

Ainsi, le maire disposera de multiples compétences, qui s'enchevêtreront avec celles des conseils généraux ; nous évoquerons sans doute cette question au cours de nos débats.

La mise en oeuvre de ces compétences entraînera des disparités. Les réponses apportées par le maire aux problèmes qu'il rencontre varieront d'une commune à l'autre. Elles dépendront des moyens de la municipalité et de la politique que le maire souhaite mener. D'ailleurs, celui-ci devra peut-être renoncer au programme sur lequel il a été élu afin de remplir des missions régaliennes !

De plus, le projet de loi introduit une inégalité de traitement, puisqu'il distingue les communes de plus de 10 000 habitants, qui devront créer un conseil pour les droits et devoirs des familles, et les autres. Il s'agit là véritablement d'une confusion institutionnelle.

L'article 8, en donnant au maire le pouvoir de procéder à des rappels à l'ordre pour sanctionner des comportements constituant non pas des infractions pénales, mais des atteintes au « au bon ordre, à la sûreté, à la sécurité ou à la salubrité publiques », crée une confusion entre pouvoir exécutif et autorité judiciaire. C'est une chose que le maire se préoccupe de la prévention pour les enfants de sa commune sur le plan social, civique et humain, mais c'en est une autre que de lui demander d'exercer des pouvoirs judiciaires ou de police.

Cette confusion des rôles est contraire à la séparation des pouvoirs consacrée par la Constitution, ainsi qu'à votre propre définition des domaines régaliens et à votre loi de décentralisation, monsieur le ministre.

Je vous rappelle aussi la recommandation du Comité des droits de l'enfant des Nations unies, reprise par le Conseil constitutionnel en 2002, qui prône le traitement des affaires concernant des mineurs par des instances spécialisées.

J'en viens maintenant à la réforme de l'ordonnance de 1945.

Permettez-moi d'abord d'exprimer mon étonnement devant l'intégration, dans un projet de loi piloté par le ministère de l'intérieur, de dispositions relatives à la justice des mineurs en dehors de tout débat de fond, comme le préconise pourtant l'Association française des magistrats de la jeunesse et de la famille, sur la responsabilité non seulement des jeunes délinquants, mais aussi sur celle des adultes à leur égard et sur la prise en charge des jeunes en difficulté.

Quant aux modifications apportées par le texte à l'ordonnance de 1945, elles poursuivent l'alignement du traitement des mineurs sur celui des majeurs, déjà largement engagé avec la loi de 2002, la loi relative au traitement de la récidive des infractions pénales et la création d'un fichier judiciaire national automatisé des auteurs d'infractions sexuelles.

Marteler, comme le fait M. le ministre d'État, ministre de l'intérieur et de l'aménagement du territoire, que les mineurs délinquants de 2006 ne sont pas ceux de 1945 s'apparente à des propos de « comptoir ». C'est tout à la fois ignorer que la délinquance juvénile était un phénomène grave en 1945, faire comme si l'ordonnance de 1945 n'avait pas été modifiée, alors qu'elle l'a été, on le sait, vingt fois depuis lors, et dire des évidences, à savoir que la délinquance a effectivement évolué, comme la société, le monde, les médias, la violence ! Bush n'est pas Roosevelt ! Chirac n'est pas de Gaulle ! Et quoi encore !

C'est surtout également occulter l'essentiel qui fonde la spécificité de la justice des mineurs, à savoir qu'un mineur n'est pas un adulte ! Tel est le fond de l'ordonnance de 1945, et vous l'oubliez !

Cette spécificité est l'un des principes fondamentaux de notre droit pénal consacré par le Conseil constitutionnel le 11 août 1993. Elle est également inscrite dans les textes internationaux ratifiés par la France.

L'article 14, alinéa 4, du pacte international relatif aux droits civils et politiques dispose que « la procédure applicable aux jeunes gens qui ne sont pas encore majeurs au regard de la loi pénale tiendra compte de leur âge et de l'intérêt que présente leur rééducation ».

De même, la convention internationale des droits de l'enfant, dans son article 40, invite les États parties à « promouvoir l'adoption de lois, de procédures, la mise en place d'autorités et d'institutions spécialement conçues pour les enfants suspectés, accusés ou convaincus d'infraction à la loi pénale ».

En 2002, le groupe CRC dénonçait déjà le rapprochement entre la procédure de comparution immédiate pour les majeurs et celle de jugement à délai rapproché pour les mineurs. Aujourd'hui, cette procédure renommée « présentation immédiate devant le juge des enfants aux fins de jugement » devient une quasi-comparution immédiate pour les mineurs.

Les amendements proposés par la commission des lois qui ne le permettent que lorsque des investigations sur la personnalité du mineur ont déjà été conduites n'y changeront rien.

Cette procédure remet en cause le principe d'égalité puisque des mêmes faits pourraient être jugés selon les cas par une juridiction collégiale ou par un juge unique. Elle porte gravement atteinte à l'ordonnance de 1945, dont les principes ont valeur constitutionnelle, puisqu'elle aboutira à instaurer un régime procédural plus sévère pour les mineurs que pour les majeurs - je me permets de rappeler les termes employés par la Chancellerie -, en créant, pour les premiers, une comparution immédiate à juge unique alors qu'elle n'existe pas pour les seconds. Le Gouvernement ne peut donc nous reprocher de parler de comparution immédiate pour les mineurs, puisque ce sont les termes utilisés par la Chancellerie elle-même !

Enfin, cette procédure ne garantit pas aux mineurs le respect des droits de la défense, en raison de la quasi-absence de délai avant la comparution devant le juge des enfants.

Ces droits, comme la spécificité de la justice des mineurs, sont également remis en cause par l'extension aux mineurs de la composition pénale. Je rappelle que, avant seize ans, un mineur n'a pas la possibilité de contracter. Comment justifier donc que le « plaider coupable » vaille pour les moins de seize ans ? Aucune garantie n'est prévue dans le cadre de cette procédure pour assurer la prise en compte de l'état de minorité du jeune mis en cause.

J'ajoute que la pénalisation systématique des comportements, en l'espèce des mineurs, est contraire aux textes internationaux. La convention internationale des droits de l'enfant, toujours dans son article 40, préconise de « prendre des mesures, chaque fois que cela est possible et souhaitable, pour traiter ces enfants sans recourir à la procédure judiciaire, étant cependant entendu que les droits de l'homme et les garanties légales doivent être pleinement respectés ».

À l'évidence, les fondements mêmes de l'ordonnance de 1945 que sont la complémentarité entre l'assistance éducative et le pénal sont dévoyés. Les mesures dites éducatives comme la réparation - chères à tout un chacun - deviennent des modalités de sanction pénale.

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