Intervention de Nicole Belloubet

Commission des lois constitutionnelles, de législation, du suffrage universel, du Règlement et d'administration générale — Réunion du 3 avril 2019 à 14h05
Moyens mis en place pour faire face aux actes de violence et de vandalisme commis à paris — Audition de Mme Nicole Belloubet ministre de la justice garde des sceaux

Nicole Belloubet, garde des sceaux, ministre de la justice :

Il est toujours extrêmement intéressant d'être auditionné devant vous : cela oblige à faire un retour sur ses propres actions avec une perception globale, là où le travail quotidien pourrait nous conduire à n'avoir qu'une perception fragmentée. Merci de me donner l'occasion de m'exprimer, comme je l'ai fait devant les députés.

La France, comme toute démocratie, peut être confrontée à d'importants débordements lors de manifestations : aux manifestants qui viennent, de manière très légitime, exprimer des revendications ou fêter un événement comme la victoire à la Coupe du monde, peuvent se joindre des casseurs ou des militants radicaux qui commettent des actes de violence. Ces derniers entraînent des dégâts extrêmement importants, sur les personnes et parfois même à l'encontre des symboles de l'État, ce qui peut témoigner de la volonté de mettre à bas notre État de droit ou nos institutions. Ce fut le cas le 1er mai dernier à Paris, quand des individus encagoulés, issu de la mouvance ultra s'en sont pris aux forces de l'ordre et se sont livrés à des saccages de magasins et à des dégradations de mobilier urbain ; cela a été également le cas depuis le mois de novembre dernier à l'occasion de plusieurs manifestations sur l'ensemble du territoire dans le cadre du mouvement des gilets jaunes - que je ne confonds évidemment pas avec les mouvances radicales.

Des dégradations inacceptables ont ainsi été commises par des individus irresponsables tant à Paris qu'en province : dégradation de l'Arc de Triomphe, incendie de la préfecture du Puy-en-Velay, saccage du palais de justice à Avignon, au Havre, à Perpignan, de la préfecture de Carcassonne... Personne ne peut prétendre sérieusement qu'il s'agit là de mouvements issus de manifestants pacifistes ; c'est le fait de casseurs infiltrés au milieu des manifestants et déterminés à casser. Je ne peux m'empêcher à ce propos d'avoir une pensée pour l'ensemble de nos concitoyens qui ont été affectés par ces troubles, week-end après week-end, en particulier les nombreux commerçants des centres villes de Paris, Bordeaux, Marseille, ou Toulouse, qui ont dû faire face à une baisse de leur activité. Il faut donc que ces débordements cessent. La Justice doit y veiller en réprimant ces agissements qui mettent en péril à la fois des biens, mais aussi des personnes et, plus généralement, la paix sociale.

Elle doit donc identifier, poursuivre et sanctionner les auteurs de ces faits dans le respect du cadre constitutionnel qui s'impose. Tant la Constitution que la Convention européenne des droits de l'homme protègent la liberté de manifestation, liberté fondamentale - et non constitutionnelle - issue d'une combinaison entre la liberté constitutionnelle d'aller et de venir et la liberté d'expression. Le Conseil constitutionnel, appelé à de nombreuses reprises à l'interpréter, a précisé qu'elle devait se concilier « avec la prévention des atteintes à l'ordre public et notamment des atteintes à la sécurité des personnes et des biens, qui répond à un objectif de valeur constitutionnelle. » Pour la Cour européenne des droits de l'homme, la liberté de manifester est une composante de la liberté de réunion pacifique garantie par l'article 11 de la Convention européenne des droits de l'homme, et est liée à la liberté d'expression des opinions posée dans son article 10, mais elle considère qu'il peut y avoir des restrictions, « pour un besoin social impérieux, à condition que ces restrictions soient proportionnées un but légitime ».

Notre code pénal permet donc tout à fait de sanctionner les dérives et les débordements commis à l'occasion de ces manifestations, afin de permettre à nos concitoyens d'exercer cette liberté de manifester en toute sécurité et en toute sérénité. C'est en effet là le sens de ma politique pénale : permettre à tous nos concitoyens d'exprimer leurs opinions sur la place publique, mais sanctionner tous ceux qui abusent de cette liberté pour nuire à autrui ou faire obstacle au droit de manifester. Rien ne justifie en effet les violences graves que j'ai rappelées tout à l'heure ou celles qui ont été commises à l'encontre des forces de l'ordre ou des symboles de la République, ou même sur le mobilier urbain. C'est la raison pour laquelle j'ai diffusé en novembre 2018 une circulaire rappelant aux procureurs généraux et aux procureurs les infractions qui pouvaient être commises à l'occasion de débordements : violences sur personne dépositaire de l'autorité publique, dégradation, participation à un groupement en vue de commettre des violences, participation à un attroupement, etc.

J'ai principalement insisté sur deux points : les faits les plus graves, en particulier les violences à l'encontre des forces de l'ordre ou de tout autre individu, doivent donner lieu à des déferrements dans le cadre de comparutions immédiates - par procès-verbal ou sur reconnaissance préalable de culpabilité. Les autres modes de réponse pénale, notamment les alternatives aux poursuites, doivent être réservés aux situations les moins graves ou isolées. Dans le cadre d'une autre dépêche diffusée en décembre dernier, j'ai demandé aux procureurs de délivrer aux policiers et aux gendarmes, en amont des manifestations susceptibles de dégénérer, des réquisitions aux fins de contrôle d'identité et de fouilles de bagages pour prévenir le transport d'objets pouvant constituer des armes par destination.

Enfin, le 22 mars dernier, la direction des affaires criminelles et des grâces a diffusé une dépêche aux parquets pour leur présenter la nouvelle contravention de participation à une manifestation interdite, découlant d'un décret du 20 mars 2019 qui la sanctionne d'une amende de 4ème classe. Cette dépêche attire aussi leur attention sur les nouveaux modes de recueil de preuves ayant vocation à être développés par les forces de l'ordre dans les prochaines semaines : produits de marquage ou moyens vidéo - caméras piétons, drones ou hélicoptères dotés de caméras.

Environ 9 000 personnes ont été placées en garde à vue à cause des débordements depuis le début du mouvement des gilets jaunes. Les magistrats du parquet et ceux du siège se sont pleinement mobilisés, y compris le week-end, puisque le traitement de ces gardes à vue a lieu le dimanche, ou lors d'audiences tard le soir, pour traiter cet afflux de procédures assez inédit, notamment au tribunal de Paris. Permettez-moi d'ailleurs de profiter de cette occasion pour saluer leur engagement.

S'agissant des suites, il y a eu environ un peu plus de 150 jugements de relaxe et environ 1 800 décisions de classement sans suite pour insuffisance de charges ou pour irrégularité de la procédure au moment de l'interpellation. Pour les faits les moins graves, environ 1 800 décisions d'alternatives aux poursuites ont été prises par les procureurs - essentiellement des rappels à la loi. Ce sont donc 4 000 affaires qui ont fait l'objet d'un renvoi devant les tribunaux.

Au moment où je vous parle, environ 1 800 affaires sont en attente de jugement, qu'il s'agisse de comparutions immédiates repoussées à la demande des personnes qui en faisaient l'objet, ou pour d'autres raisons. Ce chiffre est en constante évolution, puisque très régulièrement des enquêtes sont menées à leur terme et permettent au parquet de prendre des décisions supplémentaires de renvoi. Devant le tribunal, 2 200 condamnations ont été prononcées - chiffre là aussi chiffre en constante consolidation et qui varie selon que l'on y inclut ou non les jugements non définitifs car non encore notifiés aux intéressés ou frappés d'appel.

Pour ce qui est des peines prononcées, environ 40 % d'entre elles sont des peines d'emprisonnement ferme, dont les quantums varient entre quelques mois et trois ans. Environ 400 mandats de dépôt ont été décernés, soit à titre d'écrou, soit dans le cadre d'une détention provisoire. Le reste des peines ont donc été des peines alternatives à l'emprisonnement : peines ayant fait l'objet d'un sursis intégral, d'un sursis avec mise à l'épreuve, d'un sursis avec travaux d'intérêt général (TIG), ou amendes. La peine d'interdiction de séjour, notamment à Paris, a été fréquemment prononcée à titre complémentaire, notamment dans le cadre des comparutions immédiates. Les magistrats du siège, dans le cadre de leur indépendance statutaire, ont donc fait le choix de sanctions adaptées aux infractions et équilibrées en fonction de la personnalité de l'auteur - certains arrivant devant la justice pour la première fois avec un casier judiciaire totalement vierge, d'autres non.

De nombreuses enquêtes sont actuellement en cours, généralement sous la direction du parquet. Des informations judiciaires ont également été ouvertes auprès de juges d'instruction afin d'identifier les auteurs des faits les plus graves : dégradations à l'Arc de Triomphe ou à la préfecture du Puy-en-Velay, tentative de lynchage de motards policiers sur les Champs-Élysées. Les enquêtes sont liées à l'exploitation des données vidéo.

Un mot sur les suites données aux plaintes déposées par des manifestants pour des violences imputées aux membres des forces de l'ordre - qui réagissent, la plupart du temps avec beaucoup de calme et de proportionnalité aux difficultés auxquelles elles font face. L'autorité judiciaire veille à ce que des enquêtes soient systématiquement diligentées lorsque de telles plaintes sont déposées ; il y va de la crédibilité de nos institutions. L'usage de la force doit en effet être analysé en termes de nécessité et de proportionnalité. Nous recensons aujourd'hui 290 plaintes déposées à l'encontre des forces de l'ordre depuis le début du mouvement des gilets jaunes - les enquêtes étant confiées généralement par le parquet ou les juges d'instruction à l'inspection générale de la police nationale (IGPN). À ce jour, la quasi- totalité de ces enquêtes est encore en cours et aucune poursuite à l'encontre des membres des forces de l'ordre n'a été encore décidée. En revanche, 17 de ces 290 procédures ont déjà fait l'objet d'un classement sans suite.

Une garde des sceaux ne peut évidemment pas préjuger du résultat de ces enquêtes, mais il est évident que si des manquements graves aux règles qui entourent le recours à la force ont été commis, une sanction pénale devra être prononcée. Le principe du recours à des équipements décriés par certains, tels que les armes intermédiaires comme les lanceurs de balles de défense (LBD), n'est pas en soi illégal, ainsi que le Conseil d'État l'a précisé après en avoir été expressément saisi en référé. Il appartient donc à l'autorité judiciaire de déterminer au cas par cas, sur la base des plaintes reçues et des enquêtes conduites, si le recours à la force, et notamment à ce type d'arme, a pu être effectué d'une manière qui n'est ni nécessaire ni proportionnée et d'en tirer toutes les conséquences sur le plan pénal.

Soyez sûrs que la garde des sceaux et les magistrats du parquet comme du siège sont avant tout attachés au respect de l'ensemble des règles de l'État de droit. Il y va de la crédibilité de nos institutions.

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