Monsieur le président, monsieur le ministre, mes chers collègues, en 1898, le député Charles Ferry pouvait s’exclamer : « Pourquoi, après cinquante ans d’exercice constant du droit électoral sous la forme actuelle, inventez-vous […] toutes ces chinoiseries ? »
Le code électoral, ce sont toutes ces « chinoiseries » qui permettent d’organiser la compétition politique et, en démocratie, de garantir l’expression libre du suffrage, consacrée par l’article 3 de la Constitution. Cette expression libre se fonde, bien entendu, sur les principes d’égalité devant le suffrage, à la fois des candidats et des électeurs, et de sincérité du scrutin, lequel renvoie notamment aux conditions de financement des partis politiques et des campagnes électorales.
Les deux textes que nous examinons aujourd’hui touchent donc à deux sujets d’autant plus fondamentaux qu’ils sont d’actualité : la démocratie et l’égalité. Ils s’appuient, comme cela a été dit, sur les observations du Conseil constitutionnel de 2017, qui reprennent d’ailleurs celles qui avaient été émises à l’occasion des élections législatives de 2012.
Ces textes ont par conséquent un double objectif : d’une part, clarifier le contrôle des dépenses électorales et les règles d’inéligibilité ; d’autre part, apporter des correctifs pour mieux encadrer la propagande électorale et les opérations de vote. Si nous souscrivons aux modifications proposées pour répondre à ce deuxième objectif, nous sommes beaucoup plus réservés sur celles qui sont relatives au prononcé de l’inéligibilité.
Il y a bien, dans ces propositions, des correctifs utiles en matière de propagande électorale et d’opérations de vote. Sans revenir dans le détail des dispositions présentées par ceux qui m’ont précédé à cette tribune, je veux évoquer la question du bulletin de vote et celle des instruments de propagande électorale, avec, probablement, un effet inattendu.
La clarification apportée à l’article 5 au sujet du contenu du bulletin de vote revêt une importance certaine. Entre 1848 et 1913, la normalisation des bulletins de vote et des instruments du vote a été une condition essentielle de la compétition équilibrée entre les différents candidats. Au début de la IIIe République, n’importe quel papier, par exemple du papier à lettres ou une feuille de cahier d’écolier, servait à confectionner un bulletin de vote. C’était aussi un moyen pour exprimer sa position sociale. Très vite, une standardisation a été instaurée, pas uniquement pour les bulletins de vote, mais pour l’ensemble des biens d’équipement politique : l’urne, l’isoloir, la feuille d’émargement, la disposition du bureau de vote, etc. Cette codification montre tout simplement l’effort de rationalisation de l’État au cours de l’histoire et une volonté de mettre en place des instruments privilégiant l’égalité démocratique.
La permanence de la possibilité de distinctions sur les bulletins nous semble donc problématique. Par ailleurs, elle ne participe pas à l’optimisation de la dépense publique, ce qui, historiquement, a été un motif pour l’État de standardisation, puisque le bulletin de vote est à sa charge.
Je veux signaler un autre point, probablement inattendu, à propos de la transposition dans le domaine législatif de la mention exclusive du nom du candidat, de son suppléant et du candidat pressenti pour présider l’organe délibérant concerné. Pour les établissements publics de coopération intercommunale, on arrive ainsi à une quasi-reconnaissance, peut-être indirecte, de l’élection du président ou de la présidente de l’intercommunalité au suffrage universel direct, puisque la faculté d’inscrire son nom sur le bulletin figure dans le texte. À titre personnel, j’y suis favorable. Mais je ne crois pas que c’était le motif d’une telle mesure…
Je veux à présent évoquer l’inéligibilité. Selon nous, la rédaction du texte restreint les possibilités de déclarer un candidat inéligible. Les modifications proposées nous semblent peu opportunes, sinon inutiles. Le droit en vigueur nous paraît suffisant.
L’inéligibilité deviendrait facultative en toute hypothèse alors qu’elle est aujourd’hui automatique en cas de volonté de fraude et prononcée à des conditions plus strictes et plus difficiles à établir pour le juge. Il est proposé d’inscrire la mention : « en cas de volonté de fraude ou de manquement d’une particulière gravité » en préambule du nouveau régime de cette sanction. Il appartiendra donc demain au juge de prouver cette volonté de fraude ou de manquement d’une particulière gravité, alors qu’il n’a pas à le faire aujourd’hui. La constance de la jurisprudence démontre que les erreurs matérielles ne donnent pas lieu à une inéligibilité, et le juge a su mettre en place une proportionnalité de la sanction.
En vertu de la jurisprudence du Conseil d’État, pour apprécier s’il y a lieu de faire usage de la faculté de déclarer un candidat inéligible, il appartient au juge de l’élection de tenir compte de la nature de la règle méconnue, du caractère délibéré ou non du manquement, de l’existence éventuelle d’autres motifs d’irrégularité du compte et du montant des sommes en cause. Eu égard à cette jurisprudence, la proposition de loi constitue, selon nous, une remise en cause inutile des règles en matière de transparence et de financement de la vie politique.
Par ailleurs, si le Conseil constitutionnel a, certes, invité dans ses observations à une harmonisation des rédactions pour une meilleure lisibilité de la loi, il ne caractérise pas pour autant précisément celle-ci et ne semble pas proposer une harmonisation par le bas.
En outre, s’il s’orientait vers des dispositions moins répressives et une proportionnalité de la sanction dans ses précédentes observations, le Conseil constitutionnel a aussi proposé d’autres modalités de sa saisine par la CNCCFP, en s’appuyant sur une inversion du contentieux. Cette idée n’a pas été reprise par l’auteur de la proposition de loi. Pourtant, elle présentait à nos yeux l’avantage de la simplification.
Permettez-moi de m’étonner de cette proposition. En effet, si les candidats à une élection ne méritent aucun opprobre, ils ne doivent pas pour autant bénéficier de règles spécifiques.
À ce titre, la proposition nous surprend de la part d’un parti politique qui a fait de l’exemplarité des élus sa marque de fabrique, sinon un argument de campagne. Et un article de presse récent titrait : « Loi électorale : les sénateurs s’arrangent avec les préconisations du Conseil constitutionnel ».
S’il ne s’agit pas de verser dans une forme de démocratie d’opinion ou de conditionner nos décisions à leur retentissement médiatique, il convient de constater que cet article souligne l’effet amplificateur que peuvent avoir des dispositions qui, par ailleurs, n’apportent pas de plus-value particulière. En somme, le symbole est fort, mais sans commune mesure avec les dispositions proposées.
Pour conclure, si cette proposition de loi apporte, c’est vrai, des correctifs utiles, elle remet en question des règles de transparence et manque d’ambition sur la vie électorale et politique, alors même que le chef de l’État nous promet la mise en place d’un statut de l’élu.
On pourrait aussi regretter l’absence de traitement de l’« ivresse des sondages » qui s’est emparée de nous depuis plusieurs années, et qui contribue par trop à la fabrique de l’opinion.
On pourrait tout autant évoquer le financement de la démocratie, lequel reste profondément inégalitaire : la banque de la démocratie n’a finalement jamais vu le jour pour des motifs, il est vrai, soulignés par le Conseil d’État dans son avis sur le projet de loi qui l’a instaurée, ce qui n’a pas empêché le Gouvernement de faire légiférer le Parlement en la matière.
Les pouvoirs d’injonction du médiateur du crédit aux candidats et aux partis politiques restent, quant à eux, mineurs puisqu’ils avaient notamment été pensés par rapport à cette banque de la démocratie qui n’a pas été mise en place.
Pour toutes ces raisons, nous réservons notre vote à l’issue de l’examen de cette proposition de loi ; mais les articles relatifs à l’inéligibilité font, en tout état de cause, obstacle à un vote favorable de notre part.