Intervention de Amélie de Montchalin

Réunion du 2 mai 2019 à 14h30
Affectation des avoirs issus de la corruption transnationale — Adoption d'une proposition de loi dans le texte de la commission

Amélie de Montchalin :

Monsieur le président, monsieur le rapporteur, monsieur Jean-Pierre Sueur, mesdames, messieurs les sénateurs, je suis vraiment très heureuse d’être parmi vous aujourd’hui pour évoquer ce sujet particulièrement important, à la frontière du droit, de l’éthique et de la diplomatie : l’affectation des avoirs issus de la corruption transnationale – ces fameux biens dits « mal acquis » – et saisis par une juridiction française.

En matière de lutte contre la corruption, la France a mis en place un environnement juridique, judiciaire et administratif qui permet de conduire une politique efficace de prévention, de détection et de répression. Pour lutter contre ce phénomène criminel à dimension transnationale, elle est également dotée, depuis 2010, d’une législation et de structures interministérielles dédiées à identifier, à saisir, à confisquer et à recouvrer des avoirs illicites, en particulier issus de la corruption. L’Agence de gestion et de recouvrement des avoirs saisis et confisqués, l’Agrasc, est précisément chargée de l’exécution des décisions de saisie et de confiscation, ainsi que de la gestion et de la vente des avoirs criminels confisqués.

La France a par ailleurs créé tous les outils et mécanismes destinés à promouvoir, à développer et à appuyer la coopération internationale en matière de lutte contre la corruption – c’est également un engagement fort de notre présidence du G7, vous l’avez rappelé –, ce qui constitue un volet clé pour récupérer, effectivement et rapidement, les fonds détournés ou soustraits illégalement du patrimoine d’un État. Cette politique nationale offensive s’inscrit donc pleinement dans les engagements internationaux de la France que Jean-Yves Le Drian, Jean-Baptiste Lemoyne et moi-même soutenons avec beaucoup d’intérêt.

Néanmoins, nous devons le reconnaître, cette politique est inachevée pour ce qui concerne la restitution intégrale, aux États et aux populations, des biens dont ceux-ci ont été spoliés par des dirigeants ou des agents publics corrompus. L’état du droit ne permet pas la restitution de ces biens, sauf dans le cas d’un acte de souveraineté, qui prendrait la forme d’un accord politique entre la France et un pays tiers – accord difficile, reconnaissons-le, quand il s’agit des situations que vous avez décrites.

Par conséquent, lorsqu’une décision de confiscation a été prononcée par une juridiction française, l’Agrasc n’a pas d’autre possibilité juridique que de transférer les fonds correspondants au budget général de l’État. Le droit français prévoit également une règle de partage à cinquante-cinquante, sauf accord contraire, lorsque la France est sollicitée pour exécuter une décision prise par une juridiction étrangère.

Je vous l’accorde, nous ne pouvons pas, sur un plan tant éthique que politique, nous contenter de cet état du droit, car celui-ci revient à pénaliser une deuxième fois les habitants des pays dont sont issus les avoirs confisqués. Les populations spoliées, victimes de la corruption qui s’est d’abord faite à leur détriment, ne peuvent ensuite récupérer les sommes et les biens détournés par les dirigeants peu scrupuleux. Cette situation, je le répète, ne nous satisfait pas ; ces biens appartiennent à des populations auxquelles ils doivent être rendus. Votre travail est donc bienvenu, monsieur le Sueur, et nous le saluons.

De surcroît, les règles internationales en la matière évoluent. La convention des Nations unies contre la corruption, ratifiée par la France en 2005, prévoit la restitution obligatoire et intégrale des avoirs illicites au profit de l’État étranger. Cela dit, ses stipulations ne s’appliquent que très rarement, lorsque les juridictions nationales de l’État spolié ont mené à terme les procédures judiciaires nécessaires pour recouvrer les avoirs illicites ; en effet, dans la plupart des cas, les juridictions de l’État d’origine n’engagent pas ce type de demande, par crainte de représailles ou parce qu’elles ne le souhaitent pas pour toute autre raison.

Plusieurs organisations de la société civile de premier rang, comme Transparency International, ont d’ailleurs souligné l’importance de la question du retour des biens mal acquis, en invitant les États à modifier leur législation. Certains de nos partenaires européens travaillent sur ce sujet, et, en tant que secrétaire d’État chargée des affaires européennes, qui suit par ailleurs de près la situation des pays européens non membres de l’Union européenne, je suis frappée de la diversité des situations.

J’ai ainsi appris que l’Allemagne avait mis en place, en 2017, un dispositif de restitution sans jugement préalable ; l’Italie permet de transférer des biens confisqués directement aux victimes ; la loi suisse prévoit des restitutions sur le fondement de projets de développement. Bref, il n’y a pas, en Europe, de modèle unique, et nous devons définir les règles permettant d’être le plus efficace, compte tenu de l’environnement budgétaire et normatif qui nous est propre.

C’est dans ce contexte que nous examinons votre proposition de loi, cher Jean-Pierre Sueur. Je tiens à saluer de nouveau la très grande qualité de votre travail et les échanges que nous avons eus sur ce sujet délicat. La volonté du groupe socialiste et républicain du Sénat, qui correspond à celle de la commission des finances, correspond aussi à la volonté du Gouvernement. Nous sommes pleinement décidés à compléter le dispositif français dans ce domaine, le plus rapidement et le plus efficacement possible.

Le dépôt et l’examen de cette proposition de loi remplissent en ce sens pleinement leur office ; en interpellant l’ensemble des ministères concernés par cette difficile question, ce texte nous prépare d’ores et déjà à y apporter une solution. Notre ambition partagée doit être de restituer aux populations victimes les avoirs issus de la corruption, selon un mécanisme exigeant, précis, opérationnel et permettant d’articuler différentes compétences, à commencer par celles de l’Agrasc, qui gère les avoirs saisis et confisqués et qui doit pouvoir identifier, sans ambiguïté juridique, l’ensemble des dossiers et des biens concernés. Cela suppose de définir un champ d’application rigoureux, concernant la nature tant des infractions que des personnes visées.

Il faut également articuler ce mécanisme avec les services de l’État dépositaires d’une compétence et d’une expertise reconnues en matière d’aide au développement, susceptibles de pouvoir organiser des programmes, souples, échelonnés et adaptés à chaque cas d’espèce, de rapatriement des fonds, dans le cadre d’une coopération étroite avec le ministère des affaires étrangères et la société civile. Cela suppose de définir des principes – vous en avez déterminé cinq, monsieur Sueur – qui permettent d’atteindre les objectifs politiques, humanitaires, sociaux et économiques que nous aurons.

À cet égard, la présente proposition de loi crée un fonds destiné à recueillir les recettes provenant des confiscations prononcées en matière de corruption transnationale. C’est une piste de travail intéressante, mais, cela a été rappelé par M. le rapporteur de la commission des finances, nous avons des réserves, car les difficultés techniques sont nombreuses.

La première difficulté tient à la question cruciale de la répartition des compétences que j’évoquais à l’instant. Si un fonds devait être créé et alimenté par l’Agrasc, il resterait encore à en définir le positionnement et le cadre de gestion, compte tenu de sa finalité singulière. Ce fonds n’aurait en effet rien de comparable avec les fonds de concours déjà gérés par l’Agrasc, qui sont tous orientés vers le financement de politiques publiques nationales visant à renforcer la lutte contre la délinquance et la criminalité.

Deuxième difficulté, d’ordre juridique, votre proposition de loi ne s’intéresse qu’aux délits de blanchiment et de recel. Or l’inclusion des délits sous-jacents de corruption, de détournement de fonds publics et d’abus de confiance pourrait être plus opérante. De la même manière, la notion de « personnes étrangères politiquement exposées » n’existe pas en droit pénal ; elle reste donc assez vague, et nous pouvons nous demander si elle permettra d’identifier réellement les personnes que nous souhaitons viser.

Troisième difficulté – cela a été soulevé en commission –, les aspects relatifs au droit budgétaire et financier posent également problème, puisque la décision de créer un fonds au sein du budget général de l’État et de lui affecter des recettes relève du domaine exclusif de la loi de finances et non de celui d’une loi ordinaire.

Enfin, il serait nécessaire d’expertiser davantage le montage juridique. Le financement d’actions de développement par le biais de l’affectation de recettes provenant de confiscations, comme le prévoit la proposition de loi, serait tributaire de l’avancée, par construction irrégulière, des dossiers judiciaires. Or le mécanisme d’abondement de fonds de concours par l’Agrasc étant déjà particulièrement complexe, il nous semble préférable d’envisager des options plus simples et plus lisibles ; nos services travaillent sur cette piste. Cela peut par exemple passer par des crédits budgétaires, au sein du budget général, qui feraient correspondre aux saisies en matière de corruption des dépenses équivalentes de développement.

Que propose donc aujourd’hui le Gouvernement pour que le Parlement adopte un mécanisme de restitution efficace, transparent et adapté à chaque cas d’espèce ?

D’abord, Nicole Belloubet, garde des sceaux, ministre de la justice, lancera dans quelques jours une mission parlementaire sur le sujet précis, spécifique, du retour des biens mal acquis. Cette mission aura pour objet de proposer un mécanisme global traitant l’ensemble des difficultés juridiques, budgétaires et de gestion que j’ai rappelées et respectant les principes posés par la convention des Nations unies contre la corruption. Elle devra en particulier étudier chacune des pistes budgétaires qui sont aujourd’hui sur la table. Elle sera bien sûr utilement éclairée par les dispositifs mis en œuvre par d’autres États. L’exemple suisse a été maintes fois mentionné au cours des travaux de commission, et nous nous intéressons à la manière de le transposer, le plus simplement possible, dans le droit français.

Ce travail d’expertise complémentaire s’inscrira dans un calendrier très resserré, et le rapport de la mission sera remis au garde des sceaux au mois de juillet prochain. Il pourra s’appuyer utilement sur les travaux menés par la Haute Assemblée. Cette démarche permettra d’adopter les dispositions législatives correspondantes à la fin de l’année 2019 au plus tard, au travers du projet de loi de finances pour 2020. Je prends devant vous cet engagement formel et solennel ; ce dispositif sera intégré à ce moment-là.

Le Gouvernement vous remercie, cher Jean-Pierre Sueur, mesdames, messieurs les sénateurs, d’avoir définitivement inscrit cette question dans notre agenda politique, afin que toutes les volontés convergent dans la même direction. Nos engagements juridiques et diplomatiques, mais également nos valeurs et les principes républicains que nous défendons nous intiment d’y apporter enfin une réponse efficace.

Vous l’aurez compris, pour le Gouvernement, cette réponse ne peut pas être celle que la commission des finances présente aujourd’hui. C’est la raison pour laquelle il ne pourra pas émettre un avis favorable sur cette version du texte. Je vous invite donc, mesdames, messieurs les sénateurs, à ne pas adopter cette proposition de loi, afin que nous puissions débattre dans quelques mois d’un dispositif pleinement opérationnel, dans le cadre de l’examen du projet de loi de finances pour 2020.

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