Intervention de Brune Poirson

Réunion du 2 mai 2019 à 21h45
Reconnaissance du crime d'écocide — Rejet d'une proposition de loi

Brune Poirson :

Monsieur le président, mesdames, messieurs les sénateurs, monsieur le sénateur Jérôme Durain, pour commencer, merci : merci pour cette proposition de loi qui nous donne l’occasion d’aborder un enjeu essentiel, qui me tient particulièrement à cœur, celui de la préservation de nos écosystèmes, du futur de notre planète, et donc de l’humanité.

Il est d’autant plus opportun que nous en débattions aujourd’hui que, comme le soulignait Mme la rapporteure, la réunion de l’IPBES, la plateforme intergouvernementale sur la biodiversité et les services écosystémiques, a lieu actuellement ici, à Paris, sur l’initiative du Gouvernement, à l’invitation de la France. Je me réjouis donc de pouvoir évoquer ce sujet en détail avec vous, ici, ce soir.

Monsieur le sénateur Durain, en inscrivant la question de la reconnaissance du crime d’écocide à l’ordre du jour de votre assemblée, j’imagine, ou plutôt je sais, que vous avez eu l’occasion de parcourir le travail de Polly Higgins, et je voudrais me joindre à l’hommage que vous lui avez rendu. Je tiens d’ailleurs à souligner ici à quel point elle fut une juriste vraiment remarquable. Elle a consacré la majeure partie de ses cinquante années d’existence à tenter de convaincre son pays et la communauté internationale de la nécessité d’inscrire le crime d’écocide dans notre droit international. Et le fait que nous en parlions ici ce soir montre combien ce genre d’idées, qui peuvent d’abord paraître surprenantes, finissent peu à peu par s’imposer comme nécessaires.

Dans l’une de ses prises de parole, Polly Higgins utilisait, pour rendre compte de son opinion sur le sujet, une image que je trouve intéressante : prenez une pièce ; côté pile, vous avez les droits de l’homme, et, côté face, les responsabilités de l’homme. Les uns ne peuvent aller sans les autres, et inversement. Or notre droit fondamental est le droit à la vie. Et celui-ci ne peut être garanti si la perte de cette même vie n’est pas elle-même criminalisée. Le droit à la vie va donc de pair avec le fait d’assumer la responsabilité de ne pas tuer.

C’est non seulement la question de la protection d’une vie qui se pose, mais celle de la protection de notre qualité de vie et de toutes les vies qui s’épanouissent sur Terre et doivent pouvoir continuer à le faire. Ainsi le droit de bénéficier d’un environnement sain va-t-il de pair avec la responsabilité de ne pas détruire ce même environnement, pour soi et pour les autres.

En prolongeant le raisonnement, la reconnaissance du crime d’écocide s’impose donc, pour Polly Higgins. Cette reconnaissance pénale acterait notre reconnaissance d’un droit à la vie qui serait un droit de la Terre, protégeant les écosystèmes qu’elle héberge et les services vitaux qu’elle nous rend ; elle signifierait aussi que nous assumons notre responsabilité dans sa dégradation.

En la matière, en effet, nous savons ; et les réunions de l’IPBES continuent de faire la lumière sur ce qui se passe actuellement.

Ce point, justement, me semble être le point crucial des échanges que nous aurons aujourd’hui : la reconnaissance de notre responsabilité à l’égard de la Terre.

Dans ces conditions, un pays peut-il assumer seul une responsabilité attachée aux droits et aux responsabilités de tant d’autres ? Je crois que non. Mais cela ne doit pas dédouaner la France de ses propres responsabilités. En la matière, nous disposons déjà d’un arsenal robuste. À l’échelle internationale, nous œuvrons en faveur d’un droit de l’environnement plus protecteur encore ; nous sommes en particulier extrêmement mobilisés – le Président de la République l’est lui-même – s’agissant du projet de pacte mondial pour l’environnement dont, j’en suis sûr, vous avez tous ici plus qu’entendu parler.

La lutte contre la criminalité environnementale est une préoccupation constante du Gouvernement. Vous le savez : nous nous appliquons à la renforcer.

Je vais vous donner un exemple, parmi beaucoup d’autres – madame la rapporteure, vous l’avez vous-même évoqué – : le projet de loi portant création de l’Office français de la biodiversité, qui est en cours d’examen, renforce considérablement les pouvoirs des inspecteurs de l’environnement – c’est le but.

Je pense également à la mission confiée, le 16 janvier dernier, par le ministre d’État, ministre de la transition écologique et solidaire et par la garde des sceaux au CGEDD, le Conseil général de l’environnement et du développement durable, et à l’IGJ, l’Inspection générale de la justice, pour renforcer l’effectivité du droit de l’environnement. Cette mission va notamment nous permettre d’évaluer l’intérêt d’une spécialisation des magistrats chargés de la répression des atteintes à l’environnement.

Il est vrai, en effet, que notre législation ne comporte pas, aujourd’hui, d’incrimination générique susceptible de s’appliquer à des atteintes à l’environnement d’une extrême gravité. Nous disposons néanmoins d’une palette efficace de sanctions et de dispositifs de contrôle, de nature administrative aussi bien que pénale, ainsi que d’incriminations spécifiques – je pense par exemple au terrorisme écologique, à la pollution maritime, aux atteintes à l’environnement commises en bande organisée.

Par ailleurs, comme vous le savez, dès lors que les atteintes à l’environnement ont des conséquences pour les populations, certaines incriminations de droit commun relevant du code pénal sont déjà applicables : homicide, blessures involontaires, mise en danger.

Aujourd’hui, au regard notamment des exemples qui figurent dans l’exposé des motifs de cette proposition de loi, il me semble que le caractère transnational des faits qualifiés d’écocide justifierait l’adoption d’un corpus juridique international préalablement à la création d’incriminations nationales. Tel est d’ailleurs l’un des objectifs du pacte mondial pour l’environnement que défend le Gouvernement au sein de l’ONU, en mobilisant des États du monde entier.

J’attire également votre attention sur le fait que, rédigée de la sorte, la proposition de loi ne tranche pas les questions de compétence susceptibles de se poser – je pense par exemple à son application dans l’espace.

La définition de l’incrimination qui y est proposée est par ailleurs plutôt imprécise, s’agissant de surcroît d’une qualification criminelle. Qu’entend-on par « destruction partielle » ? Quel périmètre donner à un écosystème ? Ces questions sont fondamentales ; nous devons continuer à y travailler collectivement. D’ailleurs, la tenue prochaine de la COP15, qui aura lieu en Chine, nous donne aussi l’occasion de continuer à travailler sur ces notions qu’il nous faut préciser et impérativement aborder à l’échelle internationale.

En outre, dans sa présente rédaction, le texte apparaît assez flou – je ne le dis pas de façon péjorative. Il pourrait, me semble-t-il, trouver à s’appliquer à des activités qui sont parfaitement légales, tant il manque parfois de précision : par exemple, de grands projets d’infrastructures susceptibles d’entraîner la dégradation d’un écosystème ou la modification des conditions d’existence d’une communauté sans que cette dégradation ou cette modification soient suffisamment définies et détaillées. Nous pourrions alors nous trouver dans une situation qui serait source d’insécurité juridique.

Cela dit – je tiens vraiment à y insister –, nous restons ouverts à la poursuite des réflexions sur ce thème, notamment dans le cadre de la mission conjointe du ministère de la transition écologique et solidaire et du ministère de la justice, qui vise à renforcer le dispositif pénal en matière de criminalité environnementale.

Qu’il s’agisse d’un renforcement des incriminations existantes ou d’une réflexion sur la notion d’écocide au niveau international, nous serons attentifs et actifs, car, comme je vous l’assurais en introduction, le Gouvernement a placé la préservation de notre biodiversité et de nos écosystèmes en haut de la liste de ses priorités. C’est là – je conclurai ainsi, comme j’ai commencé – une des raisons pour lesquelles nous tenions tant à accueillir l’IPBES en France, et l’une des raisons pour lesquelles nous sommes si heureux de le faire.

Je vous remercie de votre attention, mesdames, messieurs les sénateurs, et me réjouis d’avance des débats à venir.

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