Notre rapport, réalisé en bonne intelligence et dans un esprit pluraliste, vise à repérer les difficultés rencontrées dans la pratique de l'expertise par les agences.
La première catégorie de difficultés concerne les mécanismes de sélection des experts et leurs modalités de travail. La remise en cause des expertises commence souvent par celle des experts qui y ont participé. Le processus de sélection des experts par les agences peut être délicat, car il s'agit de recruter des gens à la fois compétents dans leurs domaines d'expertise, disponibles pour mener les expertises et ne présentant aucun conflit d'intérêts.
La question des conflits d'intérêts des experts est centrale - comme parlementaires, nous y sommes sensibles - car la confiance ne peut exister que si l'on dispose d'assurances d'impartialité fortes. Les agences ont mis en place des règles visant à renforcer ces assurances, notamment la déclaration publique d'intérêt, actualisée au moins annuellement et obligatoire pour les membres des collectifs d'experts à l'EFSA, l'ECHA ou l'ANSES. Outre les déclarations annuelles, des déclarations ponctuelles doivent être faites par les personnes associées aux collectifs d'expert et par les membres des collectifs d'experts pour vérifier s'ils sont suffisamment neutres pour traiter un sujet.
On distingue en théorie le lien d'intérêts, qui est admis, du conflit d'intérêts, qui est rigoureusement interdit. Mais la distinction est en pratique très ténue. Où commence le conflit ? L'EFSA considère qu'il n'y a pas de conflit d'intérêts si un expert bénéficie d'un soutien financier d'une firme sur un projet de recherche n'excédant pas 25 % du budget total du projet. Est-ce le bon seuil ? L'EFSA impose, par ailleurs, une période de deux ans sans lien avec l'industrie pour accepter la participation à des activités exécutives ou dans des panels d'experts. Ces durées pourraient-elles être plus longues ? Il n'existe pas, en revanche, de période de réserve après la fin du mandat de l'expert, qui peut poursuivre un parcours professionnel dans une firme qui a présenté des dossiers qu'il a eu à expertiser. Caractériser un conflit d'intérêts reste difficile. Chaque agence a ses règles de déontologie et ses propres structures pour en contrôler l'application. Les contrôles sont d'ailleurs assez réduits, comme le notait en 2012 la Cour des comptes européenne. On peut estimer que l'on progresse depuis quelques années dans le domaine de la déontologie de l'expertise, mais il reste du chemin à parcourir et des besoins d'harmonisation entre agences.
Un autre outil destiné à garantir l'indépendance des experts consiste à s'assurer d'un recrutement ouvert et divers et d'une pratique collégiale de l'expertise. Si la collégialité permet la confrontation des points de vue et garantit la dilution des éventuels liens d'intérêt, c'est à la condition d'avoir des panels d'experts larges et divers. L'EFSA comme l'ANSES publient des appels publics à candidature pour renouveler périodiquement leurs groupes d'experts, mais, à l'ECHA, les experts du comité d'évaluation des risques sont nommés sur proposition des États-membres. Par ailleurs, un recrutement ouvert et divers n'est possible que si des conditions financières satisfaisantes sont consenties aux experts. Or, l'expertise est mal rémunérée, à hauteur de seulement 385 euros par jour à l'EFSA, et mal valorisée dans les carrières scientifiques. À titre d'illustration, alors qu'en 2018, 182 chercheurs du Centre national de la recherche scientifique (CNRS) ont été auditionnés par une instance du Sénat, le CNRS ignore tout de leur participation à des travaux parlementaires.
La confiance dans les expertises passe aussi par la transparence du processus de production des avis des agences. La publicité des débats peut se faire à travers la diffusion des minutes des réunions de collectifs d'experts, la publication des travaux préparatoires ou encore la possibilité de publier les avis divergents. La possibilité est aussi laissée aux parties prenantes d'apporter leur contribution dans le cadre de consultations publiques, préalablement à l'élaboration d'un avis d'agence. L'EFSA ou l'ANSES développent de telles stratégies, qui permettent de désamorcer en amont un conflit potentiel et donnent des gages de transparence.
Une deuxième limite dans la pratique de l'expertise réside dans le fait que celle-ci repose essentiellement sur des données fournies par les firmes. Dans les procédures réglementaires d'évaluation, comme celles sur les pesticides, les tests de sécurité sont placés sous la responsabilité des industriels. Cette règle repose sur l'idée qu'il n'appartient pas aux pouvoirs publics de prendre en charge les dépenses importantes d'homologation, qui s'établissent entre 5 et 154 millions d'euros par substance. Or, si les risques de falsification de données sont limités, rien n'interdit d'arrêter une étude qui ne donnerait pas satisfaction. Les agences peuvent également manquer de données qui leur auraient permis d'affiner leurs analyses. Enfin, la publicité des études de sécurité n'est pas complète. Toutefois, de nombreuses firmes, comme Bayer, ont annoncé qu'elles rendraient désormais publiques leurs données.
Une troisième difficulté rencontrée dans la pratique de l'évaluation des risques sanitaires et environnementaux peut venir du caractère incomplet des évaluations. Les méthodologies d'évaluation des risques sont régulièrement adaptées pour se conformer aux avancées de la science, mais souvent avec retard. Ainsi, dans le domaine des produits phytopharmaceutiques, les nouveaux tests de neurotoxicité sub-létale pour les pollinisateurs, réclamés par les apiculteurs pour mieux évaluer les néonicotinoïdes, n'ont pas été adoptés assez vite, permettant de continuer à considérer comme acceptables des substances pourtant très destructrices des abeilles. Dans le champ de l'écotoxicologie, les tests exigés sont incomplets, en particulier l'effet sur les sols des substances est peu étudié. En matière de pesticides, les coformulants, synergistes et phytoprotecteurs sont évalués séparément des substances, ce qui ne permet pas une appréhension globale du risque.
Surtout, l'évaluation des effets délétères à long terme des substances ou produits est encore insuffisante. Ce n'est que depuis quelques mois que nous disposons à l'échelle européenne de critères pour caractériser les perturbateurs endocriniens, jusqu'ici mal pris en compte. Les effets-cocktails et les effets cumulatifs des pesticides sont aussi très mal intégrés dans les évaluations de risques, car mal connus.
Nous avons surtout constaté la nécessité de confronter les évaluations initiales de risque effectuées par les agences aux situations réelles constatées, en observant plus finement les effets des substances et produits une fois ceux-ci mis sur le marché. Des dispositifs de surveillance des polluants et des dispositifs de vigilance ont été mis en place et se développent, par exemple la phytopharmacovigilance en matière de pesticides. Il convient de poursuivre ces efforts en passant d'une évaluation règlementaire a priori à une surveillance constante des signaux d'alerte, y compris très faibles, pour être capables de repérer les risques émergents avant qu'ils ne produisent leurs effets. Les agences sont bien placées pour traiter ces signaux d'alerte, qui enrichissent leurs évaluations initiales de risques.