Intervention de Michel Laugier

Commission de la culture, de l'éducation et de la communication — Réunion du 15 mai 2019 à 9h10
Projet de loi relatif à la modernisation de la distribution de la presse — Examen du rapport et du texte de la commission

Photo de Michel LaugierMichel Laugier, rapporteur :

Le dépôt de ce texte en premier lieu sur le bureau du Sénat est une reconnaissance du travail effectué par notre commission et ses différents rapporteurs sur la presse successifs.

La loi du 2 avril 1947, dite loi Bichet, est issue des travaux du Conseil national de la Résistance. Adoptée alors que Paul Ramadier est président du Conseil du dernier gouvernement d'Union nationale rassemblant toutes les forces politiques issues de la Libération, cette loi est le fruit d'un compromis entre les intérêts divergents des éditeurs, des partis politiques et de l'opérateur historique d'avant-guerre, le groupe Hachette. Les acquis de la loi Bichet sont considérables. Elle a rendu possible, depuis plus de 70 ans, la diffusion chaque jour, sur l'ensemble du territoire, de la presse, dans des conditions non discriminatoires et égalitaires. Notre démocratie lui doit beaucoup et, si nous sommes un peuple si politique, c'est en bonne partie grâce à elle, tant la lecture des journaux est une condition nécessaire à la participation informée au débat.

La fragilité de la loi de 1947 est cependant périodiquement rappelée par les crises à répétition des Nouvelles messageries de la presse parisienne (NMPP), devenues Presstalis, unique opérateur à distribuer les quotidiens. En 2011 et 2015, une importante réforme de la régulation a été adoptée, avec un travail remarquable de notre commission, et notamment de David Assouline, rapporteur en 2011. Cependant, malgré le soin apporté à définir une nouvelle régulation, la crise du secteur, des choix de gestion contestables et, disons-le, la défiance généralisée entre les acteurs, ont failli conduire le système à sa perte.

Nous avons donc souhaité une révision de la loi de 1947, ainsi que son élargissement au numérique. Le projet de loi que nous examinons est le fruit d'un travail conséquent, initié en particulier par un rapport commandé par Françoise Nyssen à son ancien directeur de cabinet, Marc Schwartz.

Les orientations retenues par le ministre me semblent aller dans le bons sens, car elles s'efforcent d'apporter une réponse cohérente aux quatre impératifs qu'une loi de distribution adaptée au vingt-et-unième siècle se doit de traiter. Premièrement, il faut préserver la diffusion sur l'ensemble du territoire des titres d'information politique générale, garantie par le Conseil constitutionnel. Deuxièmement, il importe de créer les conditions d'un équilibre économique durable du secteur. Troisièmement, il convient de redonner une place centrale aux diffuseurs de presse, qui ont été oubliés ces dernières années. Enfin, il faut prendre en compte l'évolution de la presse avec la place grandissante du numérique.

Le système issu de la loi de 1947, modifié en 2011 et 2015, repose sur l'imbrication de trois niveaux. Les éditeurs ont l'obligation d'adhérer à des coopératives. Le niveau 1 est constitué de Presstalis et des Messageries lyonnaises de presse, qui doivent être possédées à plus de 50 % par les coopératives. Les messageries traitent avec le niveau 2, qui correspond aux dépositaires centraux, qui assurent la répartition de la presse jusqu'aux diffuseurs, constitutifs du niveau 3. Ce système donne aux éditeurs une forme de droit absolu à être distribué par le réseau. Il en résulte, selon le point de vue, une effervescence créatrice des éditeurs français, avec 4 400 titres de presse magazine, soit trois fois plus qu'en Allemagne et deux fois plus qu'au Royaume-Uni ; ou un système en déséquilibre, puisque cette production ne se traduit pas par plus de lecteurs qu'ailleurs et, partant, aboutit à un taux d'invendus de plus de 50 %.

Le nouveau système cherche à préserver les acquis de la loi Bichet de 1947, en particulier sur deux points. D'abord, il maintient notre système spécifique et unique au monde de distribution de la presse, qui tient compte de la place éminente reconnue à la presse d'information politique et générale. Il n'y a donc pas de libéralisation absolue du secteur. Puis, il garantit le maintien du système coopératif, qui serait conforté dans le projet de loi et que certains des amendements déposés vont encore solidifier.

Il est articulé autour de trois grandes idées.

Première idée : si les éditeurs qui souhaitent grouper la distribution doivent toujours bien adhérer à des coopératives, ces dernières n'ont plus l'obligation de détenir la majorité du capital des messageries. Cette obligation avait été introduite dans la loi de 1947 afin d'éviter la mainmise d'Hachette. Désormais, les coopératives de groupage seraient libres de contracter avec des sociétés agréées, qui seraient soumises à un cahier des charges extrêmement strict.

Deuxième idée, la régulation serait intégralement confiée à l'Arcep, qui aurait un rôle de supervision a priori, avec sa participation à l'élaboration du cahier des charges et la délivrance des agréments des sociétés, et un rôle de contrôle en continu du respect des engagements de l'ensemble des acteurs. Il serait donc mis fin à l'autorégulation du secteur.

Je voudrais à ce propos dire un mot du Conseil supérieur des messageries de presse (CSMP), dont le rôle avait été réformé en 2011 et 2015. Je ne crois pas que l'on puisse qualifier son action, non plus que celle de l'Autorité de régulation, d'échec ; bien au contraire. Ces deux instances ont très bien identifié les problématiques du secteur et ont cherché, à long terme comme à court terme, à proposer des solutions. Pour autant, le CSMP a souffert, en partie à tort, de son positionnement jugé trop proche des grands éditeurs et de Presstalis. Dès lors, l'autorégulation n'est plus apparue comme transparente et objective à de nombreux acteurs, ce qui a fragilisé tout le système. Enfin, le CSMP et l'Autorité de régulation de la distribution de la presse (ARDP) ont également pâti de la faiblesse de leurs moyens, et notamment de la faiblesse de leur expertise économique. Le nouveau régulateur, l'Arcep, est indépendant par nature, et dispose des compétences économiques nécessaires. On assiste donc bien à un basculement, que je crois absolument nécessaire, vers une régulation économique, qui constitue à mes yeux la meilleure garantie pour la pérennité du système de distribution.

Troisième idée, il serait mis fin à l'accès illimité au réseau des éditeurs, qui contribue à l'encombrement des points de vente et génère un taux d'invendus supérieur à 50 %. De facto, une partie du pouvoir serait donnée aux diffuseurs eux-mêmes.

On distinguerait désormais trois grandes familles de presse. La presse d'information politique et générale (IPG) serait distribuée partout - ce qui revient à lui reconnaître un statut à part. La presse dite « commission paritaire », qui relève de la Commission paritaire des publications et agences de presse (CPPAP) et obéit à une définition stricte en termes de contenus, ferait l'objet d'un accord interprofessionnel qui déterminerait les titres et les quantités servies en fonction des points de vente. Cet accord devrait permettre une adaptation fine des titres proposés. Enfin, les autres types de presse, par exemple la presse ludique, serait pour sa part livrée chez les diffuseurs en fonction de leurs demandes.

Les diffuseurs seraient enfin placés au centre du système - et leur organisation représentative la plus importante nous a fait part de sa satisfaction sur cette revendication de longue date. Un amendement très pertinent présenté par Jean-Pierre Leleux sur l'article 5 prévoit de plus un droit de présentation pour les éditeurs de presse CPPAP qui n'auraient pas été retenus dans l'accord interprofessionnel et pour les autres titres de presse. Un diffuseur qui souhaite distribuer un titre pourra donc toujours le faire.

J'attire également votre attention sur une disposition qui me parait répondre pleinement aux travaux récents de la commission. Le projet de loi prévoit en effet d'étendre les dispositions de la loi à la diffusion numérique, en visant deux catégories. D'abord, les kiosques numériques, qui ne pourront s'opposer à la distribution de la presse d'information politique générale s'ils distribuent déjà au moins un titre. Par exemple, si le kiosque met à disposition Libération, il ne peut refuser de distribuer Le Figaro ou l'Humanité. Puis, les plateformes en ligne devraient être transparentes sur les critères qui les font mettre en avant tel ou tel contenu en fonction des données personnelles. Cela va tout à fait dans le sens des travaux de notre présidente en introduisant des obligations assez inédites de responsabilisation des plateformes, et cela peut également être mis en parallèle avec la proposition de loi de David Assouline sur les droits voisins, puisque c'est la même réalité qui est visée.

Il reste cependant des incertitudes. La première est la situation de Presstalis. Avec 400 millions d'euros de fonds propres négatifs, la principale messagerie, et la seule à assurer la distribution des quotidiens, est dans une situation très critique. Chacun est conscient que la période qui s'ouvre est pour elle celle de la dernière chance, et que l'État ne viendra plus à son secours comme il l'a fait rituellement. Dès lors, la seule solution est celle d'un adossement à un opérateur qui lui permettra de s'insérer dans un schéma industriel plus large. Je compte relancer le Gouvernement sur ce point, qui nécessite une volonté politique très forte. En la matière, l'État doit prendre ses responsabilités, et être cohérent : ce n'était pas la peine d'apporter en urgence 90 millions d'euros à Presstalis l'année dernière si c'était pour laisser tomber l'entreprise. Cette inquiétude est d'autant plus vivace que le nouveau système ne doit rentrer en application qu'en 2023. Dans l'intervalle, il faudra non seulement que Presstalis ne s'effondre pas, mais qu'elle améliore significativement sa gestion et conserve la confiance de ses clients.

La deuxième inquiétude porte sur le système informatique. Françoise Laborde a évoqué cette question devant le ministre la semaine dernière, et je suis absolument de son avis. Les dispositions relatives à l'assortiment ne pourront fonctionner que si un système informatique robuste est enfin mis en place - c'est attendu depuis 2011 ! Dès lors, il faudra être attentif non seulement au vote de la loi, mais également à son entrée en vigueur.

Troisième et dernier point de vigilance : la place des collectivités locales. Nous savons tous que le point de vente de presse est un élément décisif dans la vie de nos territoires. Dès lors, on ne peut que se réjouir de la place qui leur est enfin donnée dans la définition des politiques commerciales. Jusqu'à présent, les élus n'étaient pas consultés pour les ouvertures, ce qui pouvait occasionner des difficultés compte tenu des situations locales spécifiques, notamment dans les centre-villes et centres-bourgs. Je vous proposerai donc un amendement faisant que le maire de la commune concernée sera consulté à chaque fois par la commission du réseau.

Le premier alinéa de l'article 45 de la Constitution, depuis la révision du 23 juillet 2008, dispose que « tout amendement est recevable en première lecture dès lors qu'il présente un lien, même indirect, avec le texte déposé ou transmis ». Le Conseil constitutionnel estime que cette mention a eu pour effet de consolider, dans la Constitution, sa jurisprudence antérieure, reposant en particulier sur « la nécessité pour un amendement de ne pas être dépourvu de tout lien avec l'objet du texte déposé sur le bureau de la première assemblée saisie ». En application des articles 28 ter et 48 du Règlement du Sénat, il revient à la commission saisie au fond de se prononcer sur les irrecevabilités résultant de l'article 45 de la Constitution, étant précisé que le Conseil constitutionnel les soulève d'office lorsqu'il est saisi d'un texte de loi avant sa promulgation. Je vous propose donc, même si aucun des amendements examiné ce jour n'encourt de censure à ce titre, de définir de la manière suivante le champ du projet de loi: l'organisation matérielle du réseau de diffusion de la presse au numéro ; l'organisation des coopératives d'éditeurs ; la régulation de l'ensemble de la distribution ; les conditions d'établissement des barèmes ; les conditions d'assortiment des titres de presse chez les diffuseurs ; les conditions d'ouverture des points de vente ; le cadre de la rémunération des diffuseurs. Le projet de loi traite également de la définition des différentes familles de presse ; de la diffusion numérique dans sa dimension de respect de la pluralité ; de la période de transition jusqu'en 2023 ; du statut des vendeurs-colporteurs de presse. Par contre, n'entreraient pas dans le champ du projet de loi des éventuels amendements portant sur les aides fiscales et budgétaires à la presse, ou la tarification de l'abonnement.

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