Intervention de Albéric de Montgolfier

Commission des finances, du contrôle budgétaire et des comptes économiques de la nation — Réunion du 15 mai 2019 à 9h10
Projet de loi portant création d'une taxe sur les services numériques et modification de la trajectoire de baisse de l'impôt sur les sociétés — Examen du rapport et du texte de la commission

Photo de Albéric de MontgolfierAlbéric de Montgolfier, rapporteur général :

L'intitulé du projet de loi dont nous sommes saisis ne surprend guère, car le texte initial comprenait deux articles.

L'article 1er prévoit la création d'une taxe de 3 % sur le chiffre d'affaires réalisé par de grandes entreprises à raison de la fourniture aux utilisateurs français de certains services numériques, improprement appelée « taxe Gafa ». Il reprend au niveau national la solution de court terme proposée par la Commission européenne l'an dernier, à propos de laquelle nous avions adopté une résolution européenne et qui s'est heurtée à l'absence d'unanimité au Conseil. Nombre de pays, notamment d'Europe du Nord, sont en effet opposés à la création d'une telle taxe.

L'article 2 prévoit de modifier la trajectoire de baisse de l'impôt sur les sociétés pour les grandes entreprises en 2019 uniquement, du moins à ce stade. L'Assemblée nationale l'a complété en adoptant deux articles additionnels prévoyant la remise de rapports.

L'article 1er bis concerne les distorsions fiscales entre commerce en ligne et commerce physique. Ce problème, bien connu de notre assemblée et de notre commission en particulier, ne peut être réglé par la taxe proposée qui repose sur une autre logique, comme je le détaillerai par la suite. C'est pourquoi la commission des finances de l'Assemblée nationale a souhaité, sur l'initiative de notre collègue Gilles Carrez, renvoyer à un rapport en vue d'amendements au prochain projet de loi de finances. L'article 3 prévoit un rapport visant à préciser les redevables de la taxe sur les services numériques, selon les services taxés et leur origine géographique. Je ne suis guère adepte des rapports, mais je pense que ceux-ci seront utiles. Ces deux articles n'appellent guère de commentaires ; je vous proposerai de les adopter.

Le contexte global du projet de loi se caractérise par un double objectif, d'ailleurs affiché par le Gouvernement : un objectif d'équité fiscale entre entreprises et un objectif de rendement, pour financer une partie des dépenses supplémentaires adoptées en décembre dernier afin de faire face à la crise des « gilets jaunes ». Cependant, ne nous méprenons pas : le coût desdites mesures « gilets jaunes » est évalué à 10,8 milliards d'euros, alors que les dispositions du projet de loi pourraient rapporter 2,1 milliards d'euros. L'objectif de rendement ne porte donc que sur 20 % des dépenses supplémentaires adoptées en décembre. Le Gouvernement indique qu'une partie du besoin de financement sera comblée par des économies sur la dépense de l'État, à hauteur de 1,5 milliard d'euros. Il resterait 7,4 milliards d'euros à financer. Et encore, ce montant ne prend pas en compte les nouvelles dépenses résultant des annonces faites par le Président de la République le 25 avril dernier et que nous avions évaluées, pour les quatre mesures particulièrement importantes et chiffrables, à 0,4 % du PIB, soit environ 10 milliards d'euros.

De plus, les deux mesures proposées par le projet de loi sont présentées comme temporaires - certes, la taxe sur les services numériques (TSN) devrait être remplacée par un dispositif international -, alors que les dépenses à financer sont, pour l'essentiel, durables. Autant dire que nous naviguons dans le brouillard des finances publiques...

Le second objectif du projet de loi correspond à un impératif : assurer la juste imposition de toutes les entreprises. À cet égard, une étude récente a pu conclure que les « géants du numérique » étaient en réalité imposés à hauteur de 24 %. Cette conclusion justifierait le statu quo. Toutefois, cette étude s'intéresse au taux d'imposition effectif, à savoir le rapport entre les impôts et les profits dégagés, en prenant en compte non seulement les impôts effectivement acquittés, mais également les sommes provisionnées à cette fin. Le taux de 24 % ne correspond donc pas à un taux réel d'imposition des bénéfices des géants du numérique. Je rappellerai que, l'an dernier, la Commission européenne était parvenue à une conclusion différente, identifiant un différentiel d'imposition de près de 14 points entre multinationales traditionnelles et multinationales du numérique.

N'entrons pas davantage dans cette querelle de chiffres, mais il apparaît nécessaire d'apporter une réponse à la faible imposition des entreprises du numérique. Au-delà de la juste imposition, c'est bien la question de ce qui constitue la valeur taxable qui est au coeur de nos préoccupations. Or la solution envisagée pour les activités numériques, en mettant l'accent sur la consommation, pourrait être dangereuse si elle devait être généralisée à l'ensemble des activités. La France pourrait y perdre face aux grands pays de consommation que sont les États-Unis, la Chine ou encore d'autres pays émergents. Si nous taxons Google, mais que nous perdons une partie des bases fiscales de l'industrie du luxe, les finances publiques pourraient être fragilisées.

C'est pourquoi il faut se prémunir de tout messianisme en la matière. Envisageons cette taxe sur le chiffre d'affaires pour ce qu'elle doit demeurer : un outil temporaire dans l'attente d'une réelle solution coordonnée dans le cadre de l'Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE). Méfions-nous des dommages collatéraux !

J'en viens au contenu même du projet de loi. La dénomination « taxe Gafa » est impropre pour deux raisons.

D'abord, 80 % du rendement attendu du projet de loi proviendra d'un report de la baisse de l'impôt sur les sociétés pour les grandes entreprises traditionnelles prévu à l'article 2. Sont visées 765 entreprises, qui réalisent plus de 250 millions d'euros de chiffre d'affaires, ce qui inclut également des entreprises de taille intermédiaire. Pour celles-ci, le taux de l'impôt sur les sociétés de 33,1/3 % appliqué à la fraction de bénéfices au-delà de 500 000 euros en 2018 sera maintenu à l'identique en 2019.

À en croire les éléments de langage, il s'agit d'un ajustement de la trajectoire, d'une pause dans l'objectif de ramener le taux de l'impôt sur les sociétés à 25 % en 2022. Pour comparaison, les pays d'Europe du Nord, comme la Suède et le Danemark, pratiquent un taux de 22 %. Soyons plus explicites ! Quinze mois après avoir adopté la trajectoire de baisse de l'impôt sur les sociétés pour la durée de la mandature, une contribution exceptionnelle de 7,5 % de leur impôt est demandée aux grandes entreprises.

Certes, cette mesure est appliquée à un exercice spécifique : l'année « double », où les entreprises bénéficient à la fois des millésimes passés de crédit d'impôt pour la compétitivité et l'emploi (CICE) et de la baisse de cotisations sociales employeur. Même si l'on peut comprendre le besoin de recettes, c'est envoyer un très mauvais signal, et cela risque de se reproduire l'année prochaine.

L'impact budgétaire de la trajectoire de baisse de l'impôt sur les sociétés ajusté par le projet de loi faisant apparaître un écart non expliqué de 1,5 milliard d'euros en 2020 dans le programme de stabilité pour les années 2019 à 2022, l'objectif de 25 % en 2022 deviendra bientôt inatteignable !

Une modification plus globale de la trajectoire de baisse de l'impôt sur les sociétés semble donc d'ores-et-déjà actée. Toute remise en cause de la trajectoire au-delà de la modification proposée par le projet de loi marquerait un renoncement à atteindre les 25 % en 2022. En effet, en cas de nouveau report, atteindre 25 % en deux ans se traduirait par une perte de recettes de 6 milliards d'euros, alors même que d'autres baisses d'impôts sont annoncées !

J'y vois un manque de transparence du Gouvernement. C'est un très mauvais signal, là encore, pour l'attractivité de notre pays. Rappelons que l'objectif de 25 % de taux d'impôt sur les sociétés en 2022 relève davantage d'une actualisation visant à replacer la France dans la moyenne des grands pays européens. C'est pourquoi il faut rester vigilant sur toute modification ultérieure de la trajectoire.

J'en arrive désormais à la taxe proposée à l'article 1er. Même ici, le terme de « taxe Gafa » ne convient pas. La taxe proposée est bâtie sur un objectif : appréhender les revenus tirés par les entreprises, quel que soit leur lieu d'établissement, à raison de la valeur créée par les utilisateurs des services numériques qu'ils proposent. Cela renvoie à la notion de « travail gratuit » : l'entreprise se rémunère par les données que l'utilisateur génère.

L'assiette de la taxe est double : les services d'intermédiation et la publicité ciblée, ce qui inclut la vente de données à des fins publicitaires. De fait, seules les plateformes de marché - ou marketplaces - sont assujetties à la taxe. Les ventes en ligne effectuées par une plateforme pour son compte propre n'entrent donc pas dans le champ de la taxe. Voilà pourquoi la question du e-commerce n'est que partiellement traitée par la taxe. C'est une limite économique de taille. C'est surtout une conséquence juridique du dispositif : dans la vente en ligne, la valeur tient à l'acte de consommation et non au travail gratuit de l'utilisateur.

C'est pourquoi, tout en partageant l'objectif qu'ils poursuivent, je serai défavorable aux amendements visant à élargir le champ de la taxe au e-commerce, car ils fragiliseraient davantage la taxe sur le plan juridique. Par ailleurs, la frontière entre e-commerce et magasins physiques - je pense par exemple à Fnac-Darty, dont le modèle est double - devient difficile à appréhender. La même appréciation prévaudra pour les amendements visant à sortir les places de marché du dispositif. Pour vendre, il faut être deux : c'est précisément cette mise en relation que permettent les places de marché qui doit être taxée.

De la même façon, les services numériques de mise à disposition de contenus numériques ne sont pas visés par la taxe, car leur valeur tient au contenu qu'ils offrent. Dans ces conditions, la taxe proposée ne concernera ni Netflix ni une large partie des activités d'Apple ou d'Amazon. Ne nous méprenons donc pas sur le terme de « taxe Gafa » !

Seules les plus grandes entreprises fournissant ces services seront soumises à la taxe, car deux seuils de chiffre d'affaires au titre des services taxables sont prévus pour l'année précédente : un seuil mondial de 750 millions d'euros et un seuil de chiffre d'affaires rattaché à la France de 25 millions d'euros. Sur cette question, je formulerai deux remarques.

La première vise à souligner une différence vis-à-vis du projet de taxe européenne : seules les activités numériques taxables sont prises en compte dans le seuil de chiffre d'affaires mondial. Ce choix, qui a pour objectif de sécuriser juridiquement le dispositif au regard du principe d'égalité devant l'impôt, a pour conséquence de fortement réduire le nombre de groupes potentiellement assujettis à moins de trente, dont un seul français - j'y reviendrai. C'est ce qui explique ainsi que Solocal, par exemple, ne figure plus parmi les sociétés concernées.

La seconde est une alerte. Le chiffre d'affaires rattaché à la France, et sur lequel repose toute l'économie de la taxe, ne correspond à aucun agrégat comptable : il est le fruit d'une construction présentée dans le projet de loi. L'assiette de la taxe est définie en deux temps : la territorialisation du service d'abord, la territorialisation du revenu ensuite. Un service entre dans le champ de la taxe dès lors qu'il a été fourni à au moins un utilisateur localisé en France au cours de l'année civile. Ensuite, ce sont non pas à proprement parler les sommes encaissées au titre de l'utilisateur français qui sont taxées, mais un revenu estimé au moyen d'une clé de répartition, laquelle correspond à la part des utilisateurs localisés en France dans le total des utilisateurs mondiaux du service. Ce pourcentage représentatif est ensuite appliqué au total du chiffre d'affaires mondial tiré de ce service pour déterminer l'assiette soumise à la taxe de 3 %.

Prenons un exemple : un service taxable produisant un chiffre d'affaires mondial de 1 000, dont 10 % des utilisateurs au cours d'une année ont utilisé ce service depuis la France. L'assiette de la taxe s'élève donc à 100, que le chiffre d'affaires effectivement retiré par l'entreprise en France soit de 50 ou de 150.

L'assiette taxable est donc un agrégat artificiel. Or c'est à partir de cet agrégat que le second seuil de chiffre d'affaires est également apprécié. Il en résulte une difficulté : compte tenu des exigences en matière de protection des données personnelles, la localisation des utilisateurs ne pourra être appréciée qu'à partir du moment où la loi sera en vigueur. De fait, le pourcentage représentatif ne sera connu que pour la seconde partie de l'année 2019. L'Assemblée nationale a modifié le texte initial afin que l'assiette taxable en 2019 soit construite à partir d'un pourcentage représentatif déterminé sur une partie seulement de cette même année 2019. Pour autant, elle n'a pas précisé que le seuil d'assujettissement pour 2018 soit calculé à partir de ce pourcentage représentatif. Il convient donc de pallier ce manque pour sécuriser le rendement de la taxe dès 2019 : je vous propose un amendement COM-23 en ce sens.

Plusieurs amendements ont proposé d'introduire un mécanisme de lissage des seuils, en les appréciant sur la moyenne des trois derniers exercices. Compte tenu de ce que je viens d'expliquer, cette modification n'est pas possible, car, en l'absence de données de localisation pour les exercices précédents, nous ne sommes pas en mesure de déterminer le second seuil du chiffre d'affaires rattaché à la France. Malheureusement, ces amendements ne sont donc pas applicables.

De façon plus générale, la taxe proposée constitue une construction juridique très spécifique. Il en résulte deux conséquences : d'une part, des interrogations quant à sa conformité aux exigences du droit de l'Union européenne et aux conventions fiscales ; d'autre part, une difficulté pour toute évolution du dispositif, qui risquerait d'accroître davantage ces risques juridiques.

Les difficultés que soulève la TSN sont de trois ordres : juridique, économique et pratique.

Les interrogations juridiques soulevées par la taxe sont réelles et ne doivent pas être sous-estimées. L'argument selon lequel la taxe est conforme au droit de l'Union européenne car elle s'inspire directement d'une proposition de directive rédigée par la Commission européenne n'est pas viable. La hiérarchie des normes impose à un dispositif national de respecter le droit de l'Union européenne.

Parmi les trois questions juridiques soulevées par la taxe, deux se rapportent à la conformité de la TSN au droit de l'Union européenne. La première concerne l'encadrement des aides d'État. La taxe ne concerne que les plus grandes entreprises du secteur. L'exemption dont bénéficient les autres entreprises pourrait être qualifiée d'aide d'État, comme la Cour de justice de l'Union européenne (CJUE) l'a de longue date jugé. Ce n'est pas pour autant qu'elle serait contraire au traité sur le fonctionnement de l'Union européenne (TFUE), mais elle devrait à tout le moins être notifiée à la Commission européenne, sous peine d'être entachée d'illégalité.

Or le Gouvernement ne semble pas avoir pris la mesure de cette question puisqu'il m'a répondu qu'il n'entendait pas notifier la taxe à la Commission européenne. Il justifie ce choix en indiquant d'abord que la taxe ne constitue pas une aide d'État puis en renvoyant à l'avis du Conseil d'État. Or celui-ci a simplement et très prudemment relevé que la CJUE n'avait jamais estimé qu'une différence de puissance économique ne pouvait pas rendre légale une aide d'État.

Le Gouvernement prend donc un risque : si la taxe devait être qualifiée d'aide d'État, sans même qu'elle soit interdite sur le fond, l'absence de notification la rendrait illégale sur la forme. L'ensemble des sommes indument perçues devrait être remboursé, pour de simples questions de procédure. Nous avons des souvenirs récents sur ce point. Évitons que cela se reproduise. Il est donc indispensable de notifier la taxe pour sécuriser juridiquement le dispositif.

La notification préalable relève des prérogatives du pouvoir exécutif, de sorte qu'il ne nous est pas possible de lui enjoindre de l'effectuer. Toutefois, il importe que le Gouvernement se justifie devant la représentation nationale s'il maintient ce choix risqué. Tel est l'objet de mon amendement COM-25.

La seconde question juridique concerne les libertés de circulation. Dans quelle mesure une taxe dont seul un groupe français est redevable et dont 80 % du rendement est obtenu de groupes non-résidents respecte-t-elle la liberté d'établissement ? Ne constitue-t-elle pas une restriction déguisée ? Cette question sera sans doute posée aux juges de Luxembourg.

Le dernier facteur d'incertitude juridique tient à la requalification de la taxe sur les services numériques comme impôt relevant du champ des conventions fiscales. Le choix, peu pertinent économiquement, d'une taxe sur le chiffre d'affaires vise précisément à éviter que celle-ci relève des conventions fiscales. Cependant, et le ministre de l'économie et des finances Bruno Le Maire lui-même l'a souligné, cette taxe vise à pallier les lacunes des règles actuelles de l'impôt sur les sociétés. Au travers du chiffre d'affaires, c'est bien le profit de ces entreprises qui échappe aujourd'hui à la France que le Gouvernement souhaite imposer. Le taux de 3 % a d'ailleurs été défini pour parvenir à l'équivalent d'une imposition sur le résultat à hauteur de 20 %.

Le juge de l'impôt pourrait donc estimer que la France, en mettant en place cette taxe, ne respecte pas ses engagements internationaux et contourne les conventions fiscales qu'elle a conclues. La conséquence serait radicale puisque les effets de la taxe seraient intégralement annihilés. La sanction serait un retour automatique à la case départ et seules les entreprises ayant un établissement stable en France pourraient être taxées.

Ces considérations m'amènent aux difficultés économiques de la taxe. J'ai indiqué que le choix d'une taxe sur le chiffre d'affaires n'est jamais pertinent économiquement. C'est une évidence : taxer un revenu brut et non un résultat peut entraîner des effets procycliques, en imposant une entreprise qui ne dégage pas de bénéfices. Certes, certains « géants du numérique » organisent leur faible profitabilité pour renforcer leurs parts de marchés. Cependant, pour d'autres entreprises, cette caractéristique résulte plutôt des investissements qu'elles font pour se développer. La taxe pourrait donc brider le développement de licornes implantées en France, au détriment de notre « écosystème technologique ».

Plus largement, le risque central de la taxe est de créer des « victimes collatérales » en organisant une double taxation des entreprises qui s'acquittent déjà de leurs impôts en France. La déductibilité en charge n'épuise pas la question.

Cet écueil a guidé mes réflexions pour y apporter une réponse. L'an dernier, à l'occasion de l'examen de la résolution européenne sur la proposition de directive, j'avais proposé un mécanisme de « super-déduction » en charge de l'impôt sur les sociétés. Cette solution était envisageable car, au sein de l'Union européenne, les directives priment sur les conventions bilatérales conclues entre États membres. Ce n'est plus le cas dès lors que la taxe est aujourd'hui envisagée au seul plan national. Toute solution recourant à l'impôt sur les sociétés se révélait, à l'analyse, fortement risquée d'un point de vue juridique.

En revanche, je ne pouvais me résoudre à maintenir une telle double taxation. Je vous propose donc d'utiliser un impôt général pesant sur le chiffre d'affaires : la contribution sociale de solidarité des sociétés (C3S). Le caractère anti-économique de cet impôt de production avait conduit le précédent gouvernement à envisager sa suppression à l'horizon 2017, avant d'y renoncer finalement.

Cette mesure présente trois avantages : elle est robuste juridiquement, dans la mesure où la C3S ne relève pas des conventions fiscales ; elle est cohérente puisque, la C3S ne concernant que les sociétés redevables de l'impôt sur les sociétés, ce sont les mêmes entreprises doublement imposées qui sont visées ; elle est pertinente, car elle diminue les conséquences négatives sur la trésorerie des entreprises et prévient une situation de double imposition du chiffre d'affaires. Je soumettrai donc à votre approbation, sur ce sujet, l'amendement COM-21.

Une autre question concerne l'incidence fiscale de la taxe et les risques de répercussion sur le consommateur. Nul doute qu'une partie de la taxe sera répercutée par les entreprises assujetties. Aurons-nous une ligne supplémentaire sur les factures pour indiquer le montant de la « taxe Le Maire » ?

Plus globalement, le terme de complexité semble approprié pour décrire la mise en oeuvre de la taxe.

La clé de voûte du dispositif est en effet la capacité à localiser l'utilisateur. En audition, les représentants de la Commission nationale de l'informatique et des libertés (CNIL) m'ont indiqué que l'adresse IP constituait un moyen efficace de localisation, mais présentait certaines faiblesses. La pénurie d'adresses IP conduit certains opérateurs téléphoniques à centraliser l'ensemble de leurs lignes téléphoniques sur une adresse unique. Si demain un opérateur décidait de localiser cette adresse à l'étranger, l'ensemble des utilisateurs se connectant depuis leur téléphone sortirait du champ de la taxe.

Compte tenu des failles potentielles de la localisation par l'adresse IP, d'autres indices de localisation pourraient être recherchés. Il me semble nécessaire de renvoyer à un décret en Conseil d'État le soin de préciser les modalités dans lesquelles la localisation de l'utilisateur est appréciée. Je vous proposerai un amendement COM-20 en ce sens.

Je considère, pour ma part, que les entreprises du numérique paieront ce qu'elles voudront bien payer. En effet, taxer une entreprise qui n'a pas d'établissement stable en France, a fortiori lorsqu'il n'y a pas de moyen de contrôler le nombre des utilisateurs, paraît impossible.

Il s'agit d'un dispositif essentiellement déclaratif. Il reviendra aux entreprises de déterminer le périmètre de leurs activités qui relève de la taxe, d'identifier les utilisateurs ayant recouru à leurs services depuis la France et de calculer le montant de la taxe. Il n'y a aucun moyen de le contrôler.

Le rendement estimé de la taxe est par conséquent incertain. Le Gouvernement l'estime à 400 millions d'euros en 2019, puis 450 millions d'euros en 2020. En réponse à mes questions, il m'a indiqué qu'il était impossible de préjuger du « civisme déclaratif » des redevables. Certes, une procédure de taxation d'office est prévue, mais je souhaite bonne chance à l'administration si elle doit apporter la preuve des éléments retenus pour calculer la taxe. Ce dispositif ressemble plutôt à un moyen de pression sur les grandes entreprises concernées.

En conclusion, cette taxe comporte beaucoup d'inconvénients et d'incertitudes juridiques, ce qui entraîne un risque de contentieux important face à des entreprises très bien conseillées juridiquement. La France prend aussi un risque en ne notifiant pas le dispositif à la Commission européenne : nous pourrions être obligés de rembourser les montants perçus dans quelques années, comme cela s'est produit par le passé. L'Italie, l'Espagne, le Royaume-Uni semblent avoir renoncé à cette taxe après l'avoir annoncée, en raison des complexités de mise en oeuvre. Seule la France se lance vraiment.

Le ministre Bruno Le Maire se montre très volontariste ; il est difficile de s'y opposer sur le plan politique. Toutefois, il convient, à mes yeux, que son application soit temporaire, en attendant une décision au niveau de l'Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE). Pascal Saint-Amans, directeur du Centre de politique et d'administrations fiscales de l'OCDE, s'est déclaré optimiste pour une avancée rapide des négociations multilatérales. Les choses évoluent, notamment sur le principe d'une taxe sur le chiffre d'affaires, grâce à l'impulsion des États-Unis. En effet, la réforme fiscale de Donald Trump pourrait contribuer à la relocalisation de certains profits. Je proposerai donc l'amendement COM-19 qui prévoit l'application de la taxe jusqu'à l'année 2021. Ce projet semble certes merveilleux sur le papier, mais il présente beaucoup d'incertitudes juridiques.

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