Intervention de Jean Louis Masson

Réunion du 16 mai 2019 à 10h30
Entrée en fonction des représentants au parlement européen élus en france en 2019 — Exception d'irrecevabilité

Photo de Jean Louis MassonJean Louis Masson :

L’article 14 du traité sur l’Union européenne, dit « traité de Lisbonne », définit le cadre de la répartition des sièges de députés européens entre les États membres : « Le Parlement européen est composé de représentants des citoyens de l’Union. Leur nombre ne dépasse pas sept cent cinquante, plus le président. La représentation des citoyens est assurée de façon dégressivement proportionnelle, avec un seuil minimum de six membres par État membre. Aucun État membre ne se voit attribuer plus de quatre-vingt-seize sièges.

« Le Conseil européen adopte à l’unanimité, sur initiative du Parlement européen et avec son approbation, une décision fixant la composition du Parlement européen, dans le respect des principes visés au premier alinéa. »

En application de cet article 14, une décision du Conseil européen du 28 juin 2013 a fixé le nombre des représentants au Parlement européen élus dans chaque État membre pour la législature 2014-2019. Toutefois, cette décision viole de manière flagrante le principe de proportionnalité dégressive prévu par cet article, ce qui pénalise la France et, dans une moindre mesure, plusieurs autres pays.

L’article 1er de cette décision rappelle pourtant les deux principes appliqués. Il rappelle d’une part le principe du nombre minimal – six – et du nombre maximal – quatre-vingt-seize – de sièges de chaque pays, sur un total d’au plus sept cent cinquante et un, dans l’Union à vingt-huit membres : « La répartition des sièges au Parlement européen utilise pleinement les nombres minimaux et maximaux fixés par le traité sur l’Union européenne afin de refléter aussi étroitement que possible les tailles des populations respectives des États membres. »

Il rappelle, d’autre part, le principe de la proportionnalité dégressive : « Le rapport entre la population et le nombre de sièges de chaque État membre avant l’arrondi à des nombres entiers varie en fonction de leurs populations respectives, de telle sorte que chaque député au Parlement européen d’un État membre plus peuplé représente davantage de citoyens que chaque député d’un État membre moins peuplé et, à l’inverse, que plus un État membre est peuplé, plus il a droit à un nombre de sièges élevé. »

Or, après avoir rappelé ces principes, le Conseil européen a fait exactement le contraire : le tableau de la répartition des sièges est en totale contradiction avec les principes sus-évoqués, affirmés par le Conseil européen lui-même. En effet, en application de la proportionnalité dégressive, la France, qui est moins peuplée que l’Allemagne, devait également avoir un ratio moins élevé d’habitants par siège. C’est pourtant le contraire qui a été décidé, puisque ce ratio était de 852 539 habitants pour l’Allemagne et de 883 756 habitants pour la France.

Lors de la préparation des élections de 2019, le Parlement européen a transmis au Conseil européen ses propositions de nouvelle répartition des sièges. À cette occasion, le Parlement a reconnu que « la répartition actuelle des sièges ne respecte pas le principe de proportionnalité dégressive à plusieurs égards et qu’elle doit donc être modifiée en vue de la composition du Parlement européen après les prochaines élections européennes, en 2019 ». La résolution du Parlement européen adoptée le 7 février 2018 souligne aussi que la décision du Royaume-Uni, pays qui compte soixante-treize représentants, de se retirer de l’Union européenne juste avant les élections de 2019 est l’occasion de remédier aux distorsions constatées.

Finalement, par une décision du 28 juin 2018, le Conseil européen a fixé la nouvelle répartition des sièges. Cette décision réduit de sept cent cinquante et un à sept cent cinq le nombre de sièges, en supprimant quarante-six des soixante-treize sièges britanniques, les vingt-sept autres sièges étant répartis entre quatorze pays de l’Union européenne pour compenser leur sous-représentation.

En particulier, la France obtient cinq sièges supplémentaires, ce qui permet de respecter l’article 14 du traité de Lisbonne, puisque, dorénavant, le ratio d’habitants par siège serait, en tenant compte des chiffres actualisés de population, de 854 838 pour l’Allemagne et de 843 818 pour la France.

Toutefois, ce correctif était fragile, puisque la décision du Conseil prévoyait aussi le cas où le Royaume-Uni serait encore membre de l’Union européenne au moment des élections de 2019. Dans cette hypothèse, la répartition des sièges entre les États devait rester la même que celle qui a été utilisée lors des élections de 2014.

Dans la mesure où la décision du Conseil européen du 28 juin 2018 devait être adoptée à l’unanimité des pays membres, il est donc clair que le gouvernement français a sciemment accepté une autre option, par laquelle, en cas de retard ou d’abandon du Brexit, en violation du traité de Lisbonne, notre pays n’obtiendrait pas le nombre de sièges qu’il devrait avoir au sein du Parlement européen.

Lors de la séance du 17 octobre 2018, j’avais interrogé Mme Loiseau, à l’époque ministre chargée des affaires européennes, sur cette question : « Pire encore, en totale violation du traité de Lisbonne, la France a un ratio d’habitants par siège plus défavorable que l’Allemagne. Si ceux qui essaient de torpiller le Brexit parvenaient à leurs fins, cette injustice subsisterait. En effet, lors du Conseil européen du [28] juin 2018, la France a accepté que, en cas d’abandon du Brexit, la répartition actuelle des sièges soit maintenue à notre détriment, et ce en violation du traité de Lisbonne. »

La ministre m’a répondu en m’accusant de diffuser des informations inexactes : « Nous avons obtenu, contrairement aux informations qui vous ont été communiquées et qui sont inexactes, de rattraper ce qu’un mandat précédent n’avait pas su défendre, c’est-à-dire le nombre de députés européens auquel la France a droit. »

Vous le savez, j’ai de la suite dans les idées ; j’ai alors posé la question écrite suivante à Mme Loiseau : le « Conseil européen a décidé que si le Brexit ne se concrétisait pas, la répartition des sièges entre les États resterait inchangée par rapport à la législature précédente. Dans cette hypothèse, la France continuerait à être victime d’une violation flagrante du traité de Lisbonne. La Constitution prévoyant que les traités internationaux doivent être respectés, » je lui demandais « s’il serait alors encore légal d’organiser en France des élections européennes sur cette base. »

Cette fois – mieux vaut tard que jamais –, Mme Loiseau a fini par admettre que, en cas de retard ou d’annulation du Brexit, il y avait un problème, mais elle s’est justifiée par une nouvelle contre-vérité, pour être poli. Selon elle : « En tout état de cause, si le Royaume-Uni renonçait à sa demande de retrait, la décision du Conseil européen du 28 juin 2018 deviendrait caduque » – c’est totalement faux –, « obligeant ainsi ledit Conseil européen à adopter une nouvelle décision ayant pour objet de fixer la composition du Parlement européen pour la prochaine législature. »

C’est faux, je le disais, et, lors de la séance du Sénat du 14 février 2019, j’ai donc de nouveau effectué un recadrage en indiquant : « la décision [du Conseil européen] du 28 juin 2018 a prévu que, si le Royaume-Uni était toujours membre de l’Union européenne au moment des élections, l’ancienne répartition des sièges continuerait à s’appliquer jusqu’au départ effectif du Royaume-Uni. Dans ces conditions, si le Royaume-Uni partait dans six mois, dans un an ou dans dix ans, » voire ne partait pas, « on serait dans une situation évidente de violation du traité de Lisbonne ».

Je continuais en m’adressant ainsi à la ministre : « Madame le ministre, je vous ai interrogée sur cette problématique par une question écrite n° 7142 au mois de novembre 2018. Vous m’avez répondu : “si le Royaume-Uni renonçait à sa demande de retrait, la décision du Conseil du 28 juin 2018 deviendrait caduque”. Madame le ministre, c’est de l’enfumage total et un mensonge à un double titre. […] Tout d’abord, rien n’indique dans la décision du Conseil du 28 juin 2018 que celle-ci deviendrait caduque en cas d’abandon du Brexit. Par ailleurs, les négociations avec le Royaume-Uni peuvent s’éterniser et durer pendant un an, deux ans ou plus : pendant toute cette période, nous continuerions à être dans une situation de violation du traité de Lisbonne. »

Eh bien, mes chers collègues, comme je le pressentais depuis plusieurs mois, nous sommes bel et bien dans une situation de violation du traité de Lisbonne, et nul ne sait si le Brexit aura lieu.

Le 26 janvier 2018, la commission des affaires constitutionnelles du Parlement européen a adopté un rapport sur la répartition des sièges entre les États membres. En annexe, ce rapport comporte, pour chaque pays, les ratios officiels, pour l’Union européenne, d’habitants par siège dans les deux hypothèses – avec ou sans Brexit. On constate donc que, en l’absence de Brexit ou en attendant que celui-ci se produise, l’Allemagne, pays le plus peuplé, a maintenant un ratio de 854 838 habitants par siège alors que ce ratio est, pour la France, compte tenu de l’évolution démographique, de 900 833 habitants par siège et, pour le Royaume-Uni, accessoirement, de 895 085.

La violation du principe de représentation proportionnelle dégressive est ainsi flagrante, au détriment de la France et, dans une moindre mesure, du Royaume-Uni.

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