Monsieur le président, cher Jean-Marie Bockel, je suis heureux que votre Délégation m'auditionne à la suite des intervenants que tu as précédemment nommés. Ce sujet doit en effet être considéré sous des angles différents. Le point de vue du préfet est intéressant, spécialement lorsqu'il s'est vu doter d'un pouvoir de dérogation. Le Secrétaire général du Gouvernement développe une vision parfois pessimiste. Les directeurs généraux sont également importants puisqu'ils sont chargés de la mise en oeuvre.
Après vingt années de Sénat et une décennie de présidence du CNEN, beaucoup de mes illusions se sont évanouies. Je crois néanmoins que le droit tel que nous le produisons est facteur d'inertie pour l'action publique. Nous courons le risque qu'il ne soit plus applicable, qu'il devienne une sorte de « langue morte » ou qu'il bloque l'économie et l'activité publique, comme jadis dans les pays soviétiques en raison du centralisme démocratique.
Produire un texte par jour et dépenser un milliard d'euros par an ; ce rythme est insoutenable sur le long terme. La situation s'améliore certes, mais insuffisamment. Pouvons-nous progresser vers une libre administration de nos collectivités et vers une gestion économe de nos dépenses publiques dans ces conditions ? Aucunement.
Je vous propose à la délégation de nouer un partenariat encore plus étroit que celui qui a été signé en présence de Gérard Larcher. Notre idée consiste à faire suivre l'ensemble de la chaîne de production du droit par votre délégation et par le CNEN.
Si nous nous associons, nous accompagnerons les textes tout au long de leur élaboration. Le CNEN en a connaissance avant le Conseil d'État et avant le Conseil des ministres. La Délégation veille à leur évolution pendant l'examen parlementaire. Le CNEN assiste enfin à leur déclinaison dans les textes d'application ou dans les initiatives réglementaires des administrations.
La seule difficulté de ce projet réside dans l'articulation de nos deux organes. Cependant, il s'agit davantage d'une affaire de volonté et de temps que de droit. Rien ne nous empêche en effet de communiquer ensemble puisque nos débats sont publics. Pour résoudre le problème de la complexification des normes, nous devons néanmoins nous convaincre de cinq points :
- premièrement, les gouvernements et le Parlement doivent se détromper de la chimère consistant à croire que le droit peut couvrir l'infinie diversité des actions humaines. La complétude est une illusion dangereuse. Nous ferions bien de méditer la recommandation, émise depuis deux cents ans, qui vise à dire un maximum de choses en un minimum de mots. Il faut redonner à nos lois le style qu'elles avaient depuis le début du XIXe siècle.
- deuxièmement, je propose d'animer des ateliers pratiques sur les domaines respectifs de la loi et du règlement. Une année est nécessaire pour modifier une loi, alors qu'un règlement peut être changé en trois à quatre mois si le Gouvernement en manifeste la volonté. Il s'agit donc d'un biais essentiel pour assurer une simplification des normes sans être contraint de déposer des amendements.
- troisièmement, il convient précisément d'utiliser plus stratégiquement le droit d'amendement. La délégation, même si elle n'a pas les mêmes possibilités d'intervention dans le débat parlementaire qu'une commission, peut néanmoins porter des amendements. Comme ministre du Budget, je redoutais que le Bulletin officiel de la Direction générale des impôts, sur une disposition fiscale, exprime sa volonté et non celle du législateur. Je demandais au rapporteur général de déposer des amendements afin de prévenir ce risque.
Lors de la dernière réunion du CNEN, nous avons eu connaissance d'une situation cocasse : le ministère de l'Agriculture avait porté une mesure impossible à appliquer. Le Conseil d'État lui avait réclamé le retrait de ce texte du projet de loi qui lui servait de support, en raison de son manque d'intelligibilité et d'accessibilité. Il ne figurait donc pas dans le projet de loi. Ladite administration l'a néanmoins fait rétablir a posteriori par la voie réglementaire. Si la Délégation et le CNEN coordonnent leurs efforts, nous pourrons prévenir ce type de difficulté.
- quatrièmement, nous devons actionner l'article 41 de la Constitution. Le président Larcher appuie cette démarche. Si la délégation, en ayant égard à la Commission des lois, indiquait que l'amendement, voire l'article, du projet de loi relève du règlement, elle se doterait d'une autorité qui ne serait jamais jugée excessive.
- cinquièmement, il faut examiner attentivement les études d'impact. Elles sont souvent contrefaites. La délégation doit réclamer, dans les discussions générales, qu'une telle démarche soit accomplie ex post, par exemple trois ans après. L'étude d'impact présentée ex ante, au moment du projet de loi, pourra ainsi être vérifiée dans sa méthodologie et sa sincérité.
Toutes les alternatives aujourd'hui imaginées pour diminuer la complexité normative révèlent notre rapport paradoxal au droit. Lorsque nous parlons de l'utilisation de la différenciation, de la dérogation ou de l'interprétation facilitatrice, il ne s'agit rien moins que de contourner un droit que nous avons nous-mêmes produit. Or ce dernier vise à assurer une uniformité drastique, alors que nous ne cessons par ailleurs de vanter les mérites de la diversité.
Si la délégation et le CNEN parviennent à exercer conjointement et solidairement ce contrôle sur la production du droit, nous éviterons que le Gouvernement et les deux chambres du Parlement ne rendent impossibles à maintenir la libre administration et les finances de nos collectivités territoriales.