Vous avez cité les travaux que j'ai pu consacrer aux questions numériques quand j'étais sherpa de l'ambassadeur de France aux Nations unies. Depuis lors, nous sommes toujours face à des rapports de force. Dans le même temps, le paysage numérique a changé, mais pas toujours dans le bon sens.
Nos interlocuteurs du département d'État nous disaient : « L'Europe n'a pas de grands acteurs dans ce domaine. Elle ne sait que geindre. » C'était il y a treize ans. De même, pour Barack Obama, alors président des États-Unis, la France était en fait jalouse des géants américains, qui ont façonné internet.
Notre réponse doit être avant tout industrielle. Si important soit-il, le RGPD est largement insuffisant face aux difficultés actuelles. Nous sommes pris en tenaille entre le laisser-faire américain, qui donne lieu aux pires excès - je pense notamment à l'affaire Cambridge Analytica - et la vision totalitaire, orwellienne, défendue par la Chine, avec le système de notation baptisé « crédit social ». En Chine, l'on en vient à imposer aux personnes mal notées une sonnerie téléphonique particulière : le Conseil d'État chinois a vivement approuvé cette mesure, en relevant qu'elle permettrait d'acculer les individus mal notés à la faillite.
Face à ces questions stratégiques, on constate trop souvent une certaine indécision de la classe politique. Le Président de la République a nommé John Chambers, patron de Cisco, ambassadeur mondial de la French Tech. Or ce n'est pas une nomination symbolique. À preuve, M. Chambers a accompagné le chef de l'État lors de son voyage en Inde. On aurait pu faire un meilleur choix....
Il nous faut établir un diagnostic lucide : au-delà des enjeux industriels, nous sommes face à un risque extrême. Désormais, aucun secteur n'est à l'abri de la numérisation, qu'il s'agisse de l'agriculture, de la culture, de la santé, de l'assurance ou du pouvoir de battre monnaie. On ne peut plus se contenter d'une attitude de déploration atterrée. Ce qui se joue, c'est l'avenir européen dans son ensemble. Certes, comme on a pu le rappeler précédemment lors de vos auditions, l'État n'a pas encore été uberisé, mais les plateformes ne demandent pas mieux !
Le déploiement du numérique n'est pas de même nature que l'électrification ou l'essor de la radio au début du siècle dernier : c'est une transformation intégrale de tous les processus de production.
Aujourd'hui, les plateformes sont des intermédiaires incontournables de la vie quotidienne, des éléments essentiels de la structuration du débat public, et partant de l'opinion publique. D'après les pointages, l'élection de Donald Trump s'est jouée à 0,09 % des grands électeurs, soit quelques dizaines de milliers de personnes. À l'échelle d'un tel pays, les plateformes sont tout à fait en mesure d'exercer une influence de cette ampleur.
À côté des GAFAM, on a laissé grandir des monstres inconnus du grand public : les data brokers, dont le métier est de rassembler toujours davantage de données. Or, d'après le Financial Times, ces acteurs ne peuvent pas être régulés : ce sont « les étoiles de la mort de la vie privée ». Voilà pourquoi il faut penser la régulation du futur. À mon sens, l'activité de ces data brokers devra à terme être interdite car, du fait de leur modèle économique, ils ne peuvent pour ainsi dire pas être contrôlés. En l'état actuel des choses, ni Facebook ni personne ne peut dire si les élections européennes qui se profilent seront soumises à telle ou telle influence.