Intervention de Bernard Benhamou

Commission d'enquête Souveraineté numérique — Réunion du 23 mai 2019 à 16h40
Audition de M. Bernard Benhamou secrétaire général de l'institut de la souveraineté numérique

Bernard Benhamou, secrétaire général de l'institution de la souveraineté économique :

La gratuité telle qu'elle a été conçue par les grandes plateformes qui dominent aujourd'hui l'internet est une gratuité qui s'accompagne d'un travail phénoménal sur le caractère addictif des services. La gratuité a donc été conçue comme la meilleure manière de créer le plus rapidement possible un auditoire qui soit le plus large et le plus captif possible. Les relations que nous entretenons avec les plateformes sont asymétriques, par exemple en droit : personne ne lit les conditions générales d'utilisation. Le législateur devrait trouver une réponse à cette asymétrie et créer un socle identique de conditions, pour éviter d'en avoir d'infinies variations. Je vous invite à lire Le capitalisme de surveillance de Shoshana Zuboff, professeure à Harvard. Cet ouvrage montre le caractère totalement inhabituel de la manière dont ces sociétés sont conçues. Elle cite l'exemple du travail des enfants. On l'a interdit, on ne s'est pas demandé s'il fallait introduire des exceptions. Ce n'est pas le cas pour certaines pratiques extrêmes de profilage.

Je vais vous citer l'exemple d'ERDF et du compteur Linky. Je leur ai demandé s'ils savaient que leur compteur permettait de faire du profilage ethnique et religieux. Ils n'ont pas su me répondre, ils voyaient leur compteur comme un simple outil technique, pour réguler au mieux le réseau et ils ne se rendaient pas compte que la donnée de consommation était infiniment personnelle et révélatrice. Il y a beaucoup d'exemples de données non-sensibles qui le deviennent puisqu'on peut, par l'intelligence artificielle ou par des algorithmes, en tirer des informations sensibles. Avec la loi de 1978, on a considéré qu'il y avait des données sensibles. Or, on peut maintenant deviner des choses sur sa santé rien qu'en regardant sa consommation ou ses informations sur Facebook. On peut faire une cartographie des maladies par le biais des recherches sur Google. La donnée a été conçue comme une perte raisonnable pour l'utilisateur, ce n'est plus le cas aujourd'hui. Nous sommes à l'aube de la génomique de masse. La loi américaine HR1313, qui voulait obliger tous les employés des entreprises américaines à subir des tests génétiques en entreprise, sous peine d'être pénalisé de 4000 à 5000 dollars par an, a failli passer au Congrès.

Sur la logique du « winner-takes-it-all » (la première plateforme arrivée gagne tout), c'est ce qui s'est produit avec Amazon puis Uber. Si l'activité de commerce de détail d'Amazon est plus risquée historiquement, ce n'est pas le cas de d'autres services, comme le cloud, très largement bénéficiaires. En éteignant toute forme de concurrence, le pari d'Amazon s'est révélé gagnant, au point que nos distributeurs sont obligés de faire alliance avec Amazon ou Google, par exemple pour être présents sur leurs enceintes connectées.

Sur la durabilité du modèle économique des plateformes, elles ne peuvent exister que si elles ont vocation à s'appliquer à tous les autres secteurs. Les secteurs visés par les GAFAM sont aujourd'hui la monnaie et l'assurance et, pour Apple, la santé. Le but est de reconfigurer ces secteurs, d'utiliser leurs technologies pour proposer des instruments de paiement ; proposer des services financiers (avoir les instruments bancaires pour gérer son budget. Apple s'est allié avec Goldman Sachs pour créer une carte de crédit). Les assureurs n'ont jamais bénéficié d'une manne informationnelle aussi grande que celle dont bénéficient les GAFAM aujourd'hui. On disait, il y a quelques années, que Visa pouvait prévoir quand les gens allaient divorcer. Ces plateformes ont aujourd'hui vocation à étendre leur influence. Google a passé un accord avec la ville de Toronto pour gérer l'un de ses quartiers (capteurs, nouveaux systèmes de transport). C'est un exemple concret d'ubérisation de la fonction politique.

Sur l'antitrust, on peut rappeler un exemple historique, celui de l'Union européenne qui a empêché la fusion de deux sociétés américaines, General Electric et de Honeywell, au début des années 2000. On se rend donc compte que l'Europe n'utilise pas aujourd'hui ses propres instruments. Le rapprochement entre Facebook, Instagram et Whatsapp aurait dû faire l'objet de mesures conservatoires pour pouvoir être examiné par l'Europe. Il n'est pas trop tard aujourd'hui, ceux qui réclament qu'on s'intéresse aux conditions réelles du marché ont tout à fait raison. S'il s'agit, certes, moins d'un risque de prix que par le passé, mais le risque de modifier les conditions de l'innovation et les conditions d'existence des autres sociétés est tout aussi justifiable en termes d'action antitrust.

L'argument russe/chinois a été utilisé récemment pour ne pas sanctionner Huawei, y compris par la numéro 2 de Facebook, qui craignait que cela ne donne la main aux grandes sociétés chinoises dans ce domaine. Là-dessus, rien n'est moins sûr. Si les sociétés chinoises ont été particulièrement habiles à se développer dans le domaine du hardware et à s'exporter, les réseaux sociaux chinois, eux, ne s'exportent quasiment pas. Un article récent du New-York Times montrait que les start-upers chinois, contraints par les perspectives de contrôle politique et social, fuyaient la Chine. Il est plus facile de maintenir un haut niveau d'innovation dans le domaine des hardwares et des réseaux que dans celui des logiciels : les contraintes politiques qui pèsent sur cette industrie chinoise pourraient devenir un véritable obstacle à son développement.

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